Tome 4, La porte des démons, Cycle de Shaedra —version du 10/06/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra
Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.
Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).
Titre original : La puerta de los demonios (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.
Projet commencé en 2012.
Tomes du Cycle de Shaedra
La nuit suivante, après avoir mis en fuite l’ours sanfurient, je rêvai d’un énorme ours noir qui marchait debout sur ses pattes arrière. Il mesurait au moins dix mètres et se déplaçait comme un monstre géant. Il traversait la vallée du Tonnerre, ravageant tout sur son passage. Arbres, fermes et champs, il détruisait tout. Et un groupe d’aventuriers courait. Ils fuyaient en attirant le monstre loin d’Ato, vers le massif des Extrades.
— Courez ! —leur disait une rousse, en atteignant enfin les premiers rochers.
— Vous n’échapperez pas vivants ! —grognait l’ours, en les poursuivant.
Tous criaient de terreur en voyant l’ours se rapprocher, faisant trembler la terre sous ses pas. La rousse brandit son bâton et invoqua un éclair de lumière qui heurta de plein fouet la tête de l’ours.
— Si tu veux vivre, tu devras cesser de détruire nos terres ! —lui répliqua la courageuse celmiste, du haut de sa roche.
L’ours, pour toute réponse, poussa un grondement tonitruant et attaqua en lançant des coups de griffes à droite et à gauche. Je me réveillai juste quand tous se préparaient à lutter, à l’instant où la celmiste rousse plantait son bâton dans le sol de toutes ses forces.
J’ouvris les yeux et je vis la tête d’un ours flotter au-dessus de moi. Je la regardai un moment, doutant si j’étais réveillée ou endormie. J’étais parvenue à un de ces instants où l’on ne se rappelle plus ni qui l’on est ni où l’on est, ni non plus s’il est normal qu’un ours nous observe aussi fixement. Lentement, un sourire radieux apparut sur le visage de l’ours et je remarquai alors un détail qui attira mon attention. Oui, je percevais une légère atmosphère énergétique éphémère. Alors, recouvrant ma sérénité et comprenant qu’effectivement j’étais réveillée, je grognai.
— Frundis !
Je défis l’illusion de l’ours d’un geste vague. Le bâton s’agita légèrement en entendant ma voix et, lorsque je posai ma main dessus, il répondit :
« Ce n’est pas moi ! L’ours est sorti de ton rêve. Je… je ne lui ai ajouté que le sourire. Comme c’était une illusion, je n’ai pas pu m’empêcher de le rendre plus sympathique… »
Pensive, je méditai ses paroles quelques secondes, puis je remarquai qu’il faisait jour et que les autres s’étaient déjà levés. Aryès était en train de refaire le bandage de Lénissu, Déria revenait du ruisseau avec les outres pleines d’eau ; seul Dolgy Vranc continuait à ronfler les mains derrière la tête.
Je ne voyais Syu nulle part, mais quelque chose me disait qu’il était perché sur une haute branche d’un arbre suffisamment grand pour mériter le respect d’un gawalt.
Je me levai et je m’approchai de Lénissu et d’Aryès.
— Bonjour, comment te sens-tu ? —demandai-je.
— Bien —répondit Lénissu—. Heureusement, il ne m’a qu’éraflé. Cette griffe aurait pu m’arracher le bras tout entier. Maudit animal.
J’aidai Aryès à attacher le bandage et je m’assis sur une pierre, sous le pâle soleil du matin.
— Je vais donner un coup de main à Déria —dit Aryès, en s’éloignant en direction du pré qui surplombait le ruisseau.
Frundis émettait une douce musique qui faisait écho au matin.
— Tu sembles pensive —observa Lénissu au bout d’un moment.
— Hum —acquiesçai-je—. J’ai beaucoup de questions et, chaque fois qu’il en survient une nouvelle, tu refuses de répondre. Ce n’est pas que je ne puisse pas vivre sans ces réponses, mais… il y en a une qui me tourmente plus que les autres.
Lénissu haussa un sourcil, mais son visage demeura impénétrable.
— Laquelle ?
— Pourquoi gardes-tu autant de secrets pour toi seul ? Tu m’as souvent parlé de ta vie de contrebandier et, dans tes histoires, il y a toujours des épisodes qui ne concordent pas. Je n’aime pas être indiscrète, mais tu devrais au moins me dire ce qui est arrivé à Srakhi. Que contenaient ces documents ? Pourquoi les Istrags les voulaient ? Et surtout, pourquoi ne veux-tu pas répondre à ces questions ?
Lénissu, avec une grimace, écouta tout jusqu’à la fin sans m’interrompre. Lorsque je me tus, il laissa échapper un soupir et regarda comment, au loin, Aryès prenait quelques outres à Déria, pour alléger sa charge. Il sourit.
— D’accord —répondit-il—. Le problème, c’est qu’il y a certaines choses dont on ne peut pas parler si facilement. Surtout dans un cas comme celui-ci. Je crains de te donner des demi-réponses parce qu’elles aviveraient ta curiosité et chaque réponse entraînerait plus de questions. Je regrette de ne pas savoir décider ce qui est le mieux pour toi, que tu saches quelque chose ou que tu ne saches rien.
— Et pourquoi ne me laisses-tu pas en décider toute seule ? —lui répliquai-je.
Lénissu grogna.
— Je sais combien les jeunes peuvent être inconscients. Écoute, je te dirai ces deux choses que tu veux tant savoir : ces documents… contiennent des noms. Et Srakhi est parti dans une autre direction pour cacher ces documents, même si, lui, il n’a aucune idée de ce qu’il transporte. Que l’on t’obéisse sans poser de questions, ça, c’est merveilleux.
Je le contemplai avec une moue dubitative.
— Comment l’as-tu sauvé ?
— Hein ?
— Je parle de Srakhi, comment lui as-tu sauvé la vie, la première fois ?
— Oh. C’est une histoire un peu compliquée… cependant, les faits peuvent se résumer rapidement. Il était en train de prier dans un temple de pèlerins, au nord de Ténap, près d’Île-montagne. Moi, j’étais poursuivi par les gardes du comte des environs. Lorsque je suis arrivé au temple, Srakhi a d’abord cru que j’étais un profanateur, mais, comme je n’ai pas sorti mon épée, il ne l’a pas fait non plus. Après, il m’a expliqué que, dans les temples, c’est un sacrilège de sortir une arme. Je ne sais pas qui a eu cette idée, mais elle me semble magnifique. —Il sourit et je lui rendis son sourire—. Lorsque les gardes sont arrivés, il s’est emporté en les voyant entrer, l’épée dégainée. Moi, je courais déjà vers les escaliers et je pensais sortir du temple par une des fenêtres vitrées, quand Srakhi a poussé un cri et a commencé à jeter à mes poursuivants une série de malédictions et de chants accompagnée de sortilèges étranges. Deux hommes sont tombés en quelques secondes, en lâchant leurs épées et en se prenant la tête comme ça. —Il essaya de lever le bras, mais la douleur de sa blessure l’en empêcha et il grogna—. Entre les mains, comme s’ils avaient un horrible mal de tête. Alors, j’ai vu que la bataille n’était peut-être pas totalement perdue. Et j’ai fait demi-tour. À cette époque, mon arme favorite, mise à part Corde, c’était l’arc. Mais comme tu sais… je n’aime pas tuer des saïjits. En fait, si dans ma vie j’ai tué quelqu’un, c’est qu’il le méritait vraiment. Ces hommes poursuivaient un méchant contrebandier, qu’y avait-il de mal à cela ? Je ne les connaissais pas, je ne pouvais donc pas les tuer, tu comprends mon raisonnement ? —J’acquiesçai et il grogna de douleur en bougeant pour s’asseoir—. Alors, j’ai sorti mes flèches d’engourdissement qui venaient d’une armurerie de renom. Ma première flèche a atteint un homme à la jambe et l’a fait vaciller. Il est tombé peu après à genoux et, avec quelques flèches de plus, j’ai réussi à en endormir deux autres. Les deux restants se sont enfuis en courant et ont disparu dans les bois. Mais un de ceux qui étaient engourdis s’est alors réveillé. Apparemment, la flèche ne lui avait pas fait beaucoup d’effet. Et il a attaqué Srakhi. Il lui a planté son épée entre les côtes. Deux semaines après, Srakhi se reposait dans un lit, après avoir échappé à la Mort. Et c’est là qu’il m’a promis qu’il me suivrait partout dans le but de me sauver la vie puisque j’avais sauvé la sienne.
Lénissu sourit, espiègle.
— Mais il était encore très faible et, moi, j’avais beaucoup à faire. Je suis parti avant que le say-guétran n’arrive à se lever pour m’empoisonner la vie avec ses prières.
— Ça alors —sifflai-je entre mes dents—. Hum… Et pourquoi n’as-tu pas utilisé le pouvoir de Corde, puisqu’elle peut invoquer des alliés ?
Lénissu me regarda avec la mine ennuyée et je regrettai d’avoir demandé cela.
— Et… quelle sorte de celmiste est Srakhi, alors ? —demanda Aryès.
Je sursautai et je vis que Déria et lui s’étaient assis sur des pierres, et écoutaient l’histoire pendant que Dolgy Vranc commençait à s’agiter. Lénissu haussa les épaules.
— Quand je lui ai demandé quelle sorte de magie il avait utilisée dans le temple, il m’a simplement répondu qu’il était un prêtre say-guétran.
— Je me demande qui sont en réalité les say-guétrans —commenta Dolgy Vranc, en se redressant et en s’étirant avec des grognements rauques—. Mais, en tout cas, cela ne tourne pas très rond dans leur tête. Il y a quelque chose pour déjeuner ?
— Des biscuits et des racines —répondit Déria joyeusement.
— Beurk ! —dit soudain une voix. Nous nous tournâmes tous vers un mur en ruines et nous vîmes apparaître Drakvian qui, sous la lumière de l’aube, semblait encore plus pâle, mais ses yeux brillaient d’une nouvelle vitalité.
Je la saluai.
— Bonjour, Drakvian.
— Hum —répliqua-t-elle—. Devinez ce que j’ai chassé cette nuit ! —fit-elle, avec un sourire diabolique.
Je perçus le mouvement de recul de Déria, Aryès et Dolgy Vranc, et je souris.
— Un ours sanfurient ? —hasardai-je, moqueuse.
— Bah ! Non, j’aurais bien aimé —grommela la vampire—. Mais, précisément, je voulais vous parler de l’ours. Il rôde toujours dans les parages, alors il vaudra mieux s’en aller le plus tôt possible.
À cet instant, Syu apparut en courant à toute allure. Il se réfugia sur mon épaule, en poussant de petits cris effrayés.
« L’ours ! Par là ! », s’écria-t-il, inquiet.
— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? —demanda Lénissu.
— Il a vu l’ours —répondis-je—. Vers le… sud-ouest. Qu’est-ce qu’on fait ?
Nous déjeunâmes à la va-vite et nous ramassâmes toutes nos affaires qui, à ce stade du voyage, étaient assez réduites. Il nous restait encore des biscuits pour quelques jours et un peu de sel, mais le riz s’était terminé.
— Combien de jours nous faudra-t-il pour arriver à Ato ? —demanda Aryès, lorsque nous commençâmes à être convaincus que l’ours sanfurient ne reviendrait plus pour se venger.
Lénissu et Dol se consultèrent du regard.
— Si nous nous dirigeons vers le nord, nous arriverons au Pas de Marp dans… étant donné que c’est un terrain montagneux… disons dans cinq jours, mais il y a un problème…
— Quel problème ? —demanda Aryès.
— Il va falloir traverser le fleuve.
— L’Apprenti ? —exclamai-je. Le fleuve avait encore une trop grande ampleur. Comment allions-nous le traverser ? À la nage ? Dol n’allait pas du tout apprécier.
— À moins que nous continuions vers le nord-ouest —continua Lénissu—, jusqu’à un gué. L’inconvénient c’est que je ne connais pas du tout cette zone. Ce qui signifie qu’il n’y a peut-être aucun gué.
— Si nous pouvions voler —dit Déria, rêveuse.
Je m’esclaffai.
— Aryès peut voler, ce n’est pas si invraisemblable.
— Je veux dire, voler avec des ailes —rectifia Déria—. La lévitation, c’est trop… artificiel.
— Mais cela n’empêche pas que c’est fantastique ! —répliqua Aryès avec un grand sourire.
— Tu serais capable de survoler le fleuve ? —demanda Lénissu, sincèrement impressionné.
Le sourire d’Aryès se changea en grimace.
— Eh bien… Ce n’est pas si facile —expliqua-t-il avec un geste vague—. Pour le moment, j’ai seulement essayé sur un terrain plus ou moins ferme… et le contrôle des énergies change selon la composition de l’environnement… J’ignore totalement ce qui se passerait si j’essaie de léviter au-dessus de l’eau.
— Diable —souffla Dolgy Vranc—. Je comprends maintenant pourquoi l’énergie orique ne m’a jamais beaucoup attiré. D’ailleurs, on dit que les Mentistes et les Talvenirs oriques sont les celmistes les plus puissants. Il devait bien y avoir une raison.
— Les Talvenirs ? —répéta Déria sur un ton interrogatif.
— Ce sont les celmistes oriques qui se spécialisent dans le contrôle des forces de l’air —expliquai-je—. Ils sont capables de faire bouger des objets, de léviter, et certains particulièrement talentueux arrivent même à créer des monolithes. Évidemment, aucun Talvenir ne sait faire toutes ces choses à la fois. Comme je te l’ai expliqué, plus tu te spécialises dans une branche…
— Plus il est difficile d’apprendre à contrôler d’autres énergies ou à moduler la même différemment, oui, je sais —m’interrompit Déria. Elle sourit largement et je ris.
— Bon, ne nous séparons pas —nous avertit Lénissu, en se tournant vers nous—. Plus nous avançons, plus cela grimpe et plus la forêt devient épaisse. Nous entrons dans les Extrades.
— On dit… on dit que c’est plein de bêtes des Souterrains —dit Déria.
— Vraiment ? —répliqua Lénissu, un sourire en coin—. Maintenant que tu le dis, c’est probable. Alors, plus vite nous sortirons de là, mieux ce sera.
Sans un mot, nous accélérâmes le pas, mais, bientôt, nous dûmes affronter une pente assez abrupte et nous commençâmes vite à souffler. Le singe sautait de branche en branche chantant mentalement en chœur avec Frundis. Je ne comprenais pas comment il réussissait à entendre Frundis à travers moi, mais il en était ainsi. Moi, je les accompagnais de temps en temps et Frundis jouait le rôle de chef de chorale.
Le bâton conservait en mémoire des chansons très anciennes, des romances entières qu’il nous chantait à Syu et à moi pour nous encourager à grimper. Parfois, j’oubliais que je marchais avec les autres, mais heureusement, je n’étais pas distraite au point de m’égarer. À plusieurs reprises, Lénissu m’attrapa par le bras pour me rappeler que je ne devais pas le dépasser et il toisait mon bâton d’un mauvais œil ; cependant, même si l’accord d’amitié que j’avais passé avec Frundis ne lui plaisait pas, il ne pouvait pas nier qu’il nous avait aidés plus d’une fois depuis les falaises d’Acaraüs.
Les pires moments du voyage, c’était lorsque Frundis décidait de composer. Alors, on entendait des sons discordants, des mélodies répétitives, des grognements de mécontentement, des cris de joie interrompus par de brefs commentaires où il m’expliquait comment il faisait pour réussir les belles musiques orchestrales qu’il me faisait ensuite écouter. Sincèrement, en découvrant sa méthode pour composer sa musique, je commençai à me demander s’il était réellement l’auteur des œuvres musicales qu’il disait avoir créées, mais il m’assurait qu’en fait, le problème c’était qu’il manquait d’une source d’inspiration.
Nous continuâmes notre marche en remontant le fleuve jusqu’à six heures de l’après-midi environ. Les jours étaient de plus en plus courts et les feuilles des arbres, sous le soleil d’automne, avaient bruni et tombaient, mortes, sur le sol, au moindre souffle d’air.
Nous traversâmes plusieurs affluents et, parfois, l’un d’entre nous se trempait de la tête aux pieds, mais leurs courants n’étaient pas aussi forts que celui de l’Apprenti. Cependant, peu à peu, la largeur de ce dernier se réduisait. Nous dûmes nous éloigner plusieurs fois du fleuve et faire un détour pour éviter les cascades et les terrains trop abrupts. Le jour suivant, nous réussîmes à traverser le fleuve à un passage plus étroit, sautant de roche en roche.
Drakvian apparaissait de temps en temps, mais elle ne restait normalement jamais plus d’un quart d’heure avec nous. Elle prétendait toujours nous effrayer en se faisant passer pour un être sanguinaire, mais, en réalité, je savais qu’elle n’agissait ainsi que pour défendre qui que ce soit de la traiter de vampire. Moi, à vrai dire, depuis que je savais qu’elle buvait du sang de cerfs ou de lapins, je me sentais plus tranquille en sa présence. Ensuite, elle nous apportait même ses proies pour que nous puissions récupérer la viande. Et, un jour, Syu, Drakvian et moi, nous fîmes une course dans les arbres, puis Déria montra à la vampire comment on jouait à Bois de Lune. Et pourtant, le terrain montagneux n’était pas le meilleur endroit pour faire des courses acrobatiques.
Nous dormions toujours sur nos gardes, craignant d’être attaqués par surprise par des nadres rouges ou par d’autres créatures, mais, fort heureusement, nous ne rencontrâmes aucun problème sérieux jusqu’au Pas de Marp. Le seul inconvénient fut celui de ne pas connaître la région, car nous tardâmes six jours à arriver au Pas, c’est-à-dire le double de ce que Lénissu avait prévu. Et tout cela, parce que Lénissu et Dol ne voulurent pas écouter Drakvian et passer par un petit sentier qui grimpait le flanc abrupte et escarpé d’un précipice. Lorsque, au bout d’une journée, nous nous retrouvâmes encerclés par des défilés, nous fîmes demi-tour et nous suivîmes Drakvian sur le sentier, en nous attachant avec la bienheureuse corde que nous avions utilisée également, quoique de façon moins justifiée, pour descendre les Falaises d’Acaraüs.
Ce fut une ascension horrible. Au cas où, j’attachai Frundis à mon poignet avec une ficelle et je dis à Syu de faire très attention. Les plus appréhensifs furent Aryès et Dolgy Vranc. Je pouvais comprendre que le semi-orc craigne que le sentier s’effondre sous son poids, mais Aryès adorait léviter, comment pouvait-il avoir le vertige ?
Lorsque je le lui demandai sur un ton moqueur, Aryès se racla la gorge.
— Le problème n’est pas de léviter, le problème c’est que je fais toujours des gaffes aux moments les plus cruciaux —répondit-il avec une moue résignée.
Je m’esclaffai.
— Moi aussi ! Ne te tracasse pas, Drakvian va nous guider.
Aryès me regarda fixement.
— Cela ne me tranquillise pas beaucoup. Toi… tu fais confiance à Drakvian ?
Je levai un sourcil.
— Je croyais que tu acceptais les étrangetés des gens avec facilité —lui répliquai-je avec un large sourire.
Aryès haussa les épaules.
— Oui, mais toi, je te connais —murmura-t-il simplement.
— Elle a un caractère bizarre —concédai-je—, mais je la trouve sympathique. Marévor Helith a dit que nous allions tout de suite bien nous entendre.
Les lèvres d’Aryès se tordirent en un rictus ironique.
— Marévor Helith —répéta-t-il—. Oui, peut-être que tu as raison et que je la juge trop rapidement.
J’appréciai son changement d’attitude et j’approuvai de la tête.
— Et maintenant, il vaudra mieux que nous nous attachions à la corde. —Je penchai la tête sur le côté et je souris—. Frundis dit que je ne lui laisse jamais de temps libre pour composer.
— Va savoir ce qu’il va composer après ça —commenta Aryès—. Il va sûrement introduire le bruit d’une roche dégringolant dans le précipice et des cris terrifiés…
— Aryès ! —protestai-je, en ouvrant grand les yeux.
Aryès s’esclaffa.
— Il y a un mois et quelque, c’était toi qui étais effrayée par les éclairs —remarqua-t-il.
Je ne pus qu’accepter la réplique. Comme je disais, l’ascension fut horrible et interminable. Nous passâmes cinq heures entières à grimper. Parfois, le sentier s’élargissait ou cessait d’être aussi abrupte, et cela nous permettait de nous reposer de temps en temps. Cette nuit-là, nous dormîmes comme des loirs et c’est seulement lorsque nous nous réveillâmes à la mi-matinée que nous nous rendîmes compte que l’on aurait pu nous attaquer pendant la nuit. Malgré notre inconscience, nous nous réjouîmes tous d’avoir récupéré un peu de sommeil.
Tous nos malheurs ne se terminaient pas là. Le massif des Extrades ne portait pas bien son nom. Ce n’était pas un massif, c’était un tas de montagnes pentues remplies de précipices, de pics rocheux et de bois épais qui, de temps à autre, s’arrêtaient brutalement pour céder la place à des versants recouverts uniquement de roches, de quelques arbrisseaux et d’herbe clairsemée. Le temps pluvieux du début de notre voyage avait disparu et maintenant nous cheminions sous un soleil ardent qui, à peine disparaissait-il derrière les montagnes, emportait toute la chaleur. Les nuits, dans la montagne, étaient froides. Le vent soufflait sans arrêt et, parfois, je me demandais si cela n’aurait pas été une meilleure idée de contourner les montagnes et de redescendre sur l’autre rive de l’Apprenti.
Le jour où nous commençâmes réellement à descendre vers le Pas de Marp fut peut-être le pire. La descente était très abrupte et Frundis se plaignait tout le temps de la façon dont je le traitais.
« Je suis un lutteur », gémissait-il, « pas une canne. »
Et il se mettait alors à parler des porteurs qui l’avaient fait traverser des volcans, des déserts rocheux et des déserts de sable… toujours avec une petite musique de fond qui, parfois, ne s’accordait pas du tout avec son histoire.
Je descendais en m’appuyant constamment sur le bâton et il me faisait des plaisanteries en créant des illusions de précipice et de serpents énormes ou des choses de ce genre. Il riait aux éclats chaque fois que je m’y laissais prendre. Je tombai plus d’une fois, même davantage qu’Aryès, ce qui n’est pas peu dire. Dolgy Vranc faisait rouler des pierres à chaque pas, c’est pourquoi il passa en tête alors que Lénissu fermait la marche. Drakvian n’était pas aussi habile lorsque nous traversions des terrains pierreux et elle descendait avec précaution, de côté et inclinée en avant. Ses cheveux verts brillaient sous les rayons du soleil, mais sa peau était toujours aussi pâle.
Nous avions descendu la moitié du terrain rocailleux, lorsque Déria poussa un cri et me prit par le bras.
— Aïe ! —protestai-je.
— Des nadres rouges —murmura-t-elle.
Aussitôt, ce fut l’affolement.
— Où ? —demanda Dolgy Vranc, en mettant sa main en visière.
— Dans le bois —répondit Lénissu—. On voit à peine d’ici. Si j’avais une longue-vue…
— Il y a plusieurs choses qui bougent dans le bois —commenta Drakvian, en plissant les yeux.
— Pourquoi dis-tu que ce sont des nadres rouges ? —demandai-je, en me tournant vers la drayte.
Déria ouvrit grand les yeux et haussa les épaules.
— Peut-être que ça n’en est pas.
Lénissu tourna la tête vers le versant que nous étions en train de descendre et secoua la tête. La vampire, devinant peut-être ses pensées, grogna.
— Regrimper tout cela n’est pas une bonne idée. Si vous m’aviez écoutée, nous aurions débouché sur l’autre mont et nous aurions évité cette rocaille.
Lénissu se racla la gorge.
— Peut-être, mais maintenant que nous sommes là, il ne nous reste plus comme option que celle de descendre par là et de prier pour qu’une armée de nadres rouges ne nous attende pas en bas.
Dol glissa et on entendit un fracas de pierres tomber, accompagné de plusieurs jurons. Dans la forêt, les silhouettes qui avant s’agitaient s’immobilisèrent.
— Ça ne me plaît pas, tout ça —murmurai-je.
— À présent, qu’importe —répliqua la vampire.
Et nous continuâmes à descendre. Frundis, à ce moment-là, me fit une blague qui aurait pu me coûter la vie. Soudainement, je vis le terrain bouger et j’entendis un craquement si terrible que l’on aurait dit que le monde venait de se couper en deux. Je ne savais plus où poser les pieds et il m’était impossible de rester immobile même si je savais que tout n’était rien qu’une illusion. Je perdis l’équilibre.
Je roulai jusqu’en bas, en me meurtrissant sur les cailloux et en me faisant des égratignures partout. Dans ma chute, je sentis que mon jaïpu subissait une convulsion qui, ajoutée à la peur, finit par me convaincre que mon cœur ne pourrait pas battre si vite pour bien longtemps. Alors, je me rendis compte que je me transformais… Pff, comme si cela pouvait m’aider, pensai-je, désespérée.
Tout alla très vite. Je me transformai et je sentis que les marques d’énergie me protégeaient davantage contre les coups, comme si j’avais une peau plus dure. Je continuai à rouler sur un bon tronçon d’herbe et j’allais essayer de récupérer l’équilibre lorsque, soudain, je chutai d’une hauteur et je terminai au milieu d’un ruisseau.
Je crachai de l’eau et je laissai échapper une malédiction.
— Frundis ! —criai-je à pleins poumons.
J’entendis tout à coup des bruits de pas et je levai la tête, horrifiée, en me souvenant des silhouettes que nous avions aperçues depuis le terrain rocailleux. J’eus à peine le temps d’apercevoir de grands yeux bleus et une queue couverte d’écailles bleues avant qu’ils ne disparaissent, accompagnés d’autres silhouettes qui fuyaient à toute allure.
— C’est ça, déguerpissez ! —criai-je, en faisant la courageuse.
Et, au cas où, je regardai autour de moi pour vérifier que c’était bien mon arrivée fracassante qui les avait fait fuir. Plus tranquille, j’ouvris les bras et me contemplai. J’étais trempée. Et pleine de boue.
— Elle est là ! —cria soudain la voix de Drakvian.
La vampire atterrit à côté de moi en éclaboussant tout autour d’elle et elle me contempla avec un grand sourire.
— Quelle chute !
Je lui rendis son sourire.
— On recommence ?
Quelque chose qui ressemblait à de la surprise brilla dans les yeux de la vampire.
— Je comprends maintenant pourquoi il t’arrive tant d’histoires —répliqua-t-elle. Je m’esclaffai—. Je t’avertis que tu es encore transformée. Il vaudra mieux que tu reviennes à ton état normal.
J’écarquillai les yeux et je vis qu’effectivement, sous la boue qui me couvrait, les marques sur mes bras étaient toujours là.
— Drakvian —prononçai-je—. Toi… tu sais qui est Zaïx, n’est-ce pas ?
La vampire haussa un sourcil.
— Évidemment. C’est le Démon Enchaîné.
— Et, à ton avis, qu’est-ce qu’il prétend faire avec moi ? —demandai-je d’une petite voix.
La vampire me regarda fixement puis, au bout d’un moment, elle roula les yeux.
— Les démons ne s’intéressent qu’aux autres démons —finit-elle par dire—. Du moins presque toujours.
— Mais… moi, je ne suis pas un démon —protestai-je.
Elle haussa les épaules et écarta une mèche verte de son visage.
— Tu es en train de reprendre ton autre forme.
Aryès apparut en haut du monticule et, bientôt, les autres aussi apparurent. J’espérai que Drakvian disait vrai et que mes yeux avaient perdu leur éclat rouge et retrouvé leur couleur verte habituelle.
— Je ne sais pas pourquoi —me murmura Drakvian—, mais as-tu remarqué ? Chaque fois que tu es seule ou que tu perds le contrôle, tu te transformes. C’est drôle.
— Drôle —répétai-je sur un ton grognon.
— Presque autant que descendre une pente rocailleuse en roulant —ajouta la vampire, en riant, sarcastique.
Je secouai la tête, en soupirant et je relevai la tête en entendant mon nom. Lénissu portait Frundis et je me rappelai le mauvais moment que m’avait fait passer le bâton.
Une fois tous réunis, je leur dis que les créatures que nous avions aperçues avant s’étaient enfuies effrayées en me voyant.
— Je leur ai dit de s’en aller, et elles sont parties ! —racontai-je joyeusement.
— Elles ressemblaient à quoi ? —demanda Lénissu.
— On aurait dit des nadres rouges, mais en bleu.
Lénissu fronça les sourcils puis se mit à rire.
— C’étaient des nadres de la peur ! Oui. Sûrement. Ils ressemblent beaucoup aux nadres rouges, sauf qu’ils sont très peureux.
Je fis une moue en me rendant compte que, finalement, peut-être que je n’avais effrayé qu’un groupe de lâches. Lorsque je récupérai mon bâton, j’eus une longue conversation avec Frundis. Syu me soutint en lui disant qu’il ne s’était pas comporté comme un gawalt digne de ce nom. Finalement, Frundis, après une vive discussion, finit par s’excuser de son attitude indigne. J’ignorais s’il tarderait beaucoup à me faire une autre farce de ce genre, mais je savais que, dans le fond, Frundis était un bon compagnon.
À partir de là, le chemin fut beaucoup plus tranquille. Nous traversâmes la forêt et nous atteignîmes la route du Pas, qui était fréquemment empruntée par des patrouilles. La majorité de ces gardes provenait de la Pagode Bleue d’Ato. Au début, Lénissu nous fit passer par un chemin différent, en contournant la route.
— Pourquoi nous ne prenons pas le chemin le plus simple ? —demanda Déria, en voyant s’éloigner derrière elle la route du Pas, dégagée et plate.
— Parce que ce n’est pas le chemin le plus simple —répliqua Lénissu, sans plus d’explications.
Après plusieurs heures passées à traverser des collines et à faire des détours inutiles, je commençai à me demander si Lénissu nous conduisait vers Ato ; cependant, je n’avais aucune raison d’en douter, car cela faisait plus d’un mois que nous cherchions Aléria et Akyn. Mais, alors, pourquoi nous retarder ?
À un moment, je m’avançai et me portai à la hauteur de Lénissu, ignorant le chœur religieux qu’émettait Frundis.
— Lénissu —dis-je—, j’ai une question… où nous emmènes-tu ?
Lénissu se tourna vers moi, surpris.
— À Ato, où veux-tu que je vous emmène ?
— Mais, alors, pourquoi prenons-nous un chemin si peu… pratique ?
— Eh bien, je sais que cela peut sembler incroyable, mais il y a quelque poste de garde dans les parages où l’on ne me tient pas en grande estime. Je t’ai déjà dit que je passais souvent des marchandises des Cordes à Ato. Habituellement, j’explorais la zone. La garde m’a attrapé quelquefois, mais ils n’ont jamais rien pu prouver —dit-il, en souriant—. Malheureusement, au moins un de leurs chefs est toujours là… je m’en suis aperçu lorsque je suis venu te chercher à Ato. Il me reconnaîtrait immédiatement, tu peux en être sûre. Il conserve en mémoire tous les visages des détenus, c’est à en dégoûter n’importe qui.
— Mince alors —dis-je.
— En plus, notre groupe attire trop l’attention. Un semi-orc, une vampire, une drayte… c’est trop pour qu’ils ne nous demandent pas où nous allons et pourquoi nous allons à Ato.
Je soupirai et j’acquiesçai.
— D’accord, tu m’as convaincue. Comment va ta blessure ?
— Mieux. Aryès et toi, vous avez fait un bon travail.
Je fis non de la tête.
— Aléria aurait fait bien mieux, c’est une experte en énergie essenciatique.
Lénissu sourit en remarquant mon changement de ton.
— Nous n’allons pas tarder à arriver à Ato et tu pourras voir tes amis, Shaedra.
Je lui rendis un sourire radieux.
Nous continuâmes à avancer à travers monts et forêts, en évitant la route. Le temps, soudain, se gâcha. Le soleil disparut derrière des nuages sombres et il se mit à pleuvoir et à grêler. À Ato, l’hiver avait déjà commencé et l’air était froid, les arbres avaient perdu presque toutes leurs feuilles et nous devions nous emmitoufler dans nos capes pour couper le vent glacial qui venait des Montagnes Enneigées en passant par l’océan Dolique.
Nous passâmes de l’autre côté du Tonnerre et, au bout de trois jours, nous vîmes les premiers troupeaux et champs cultivés qui entouraient la ville d’Ato. Les maisons étaient toujours là, intactes, et les choses avaient à peine changé. Une ferme brûlée était en pleine reconstruction sur la rive où nous nous trouvions, et on avait agrandi l’entrepôt d’alimentation. Mais, mis à part ces détails, rien n’avait changé en sept mois.
Aryès et moi rêvions de ce jour depuis longtemps et nous échangeâmes un sourire euphorique. Nous traversâmes le pont sans écouter la voix pressante de Lénissu et nous courûmes en remontant la rue du Couloir. Déria nous suivait de près et tous trois nous riions, heureux.
« C’est ton foyer ? », demanda Syu.
Je souris.
« Oui. Ça te plaît ? »
Syu contempla la petite ville et acquiesça.
« Au moins, il y a des arbres et des maisons. Et cela ne sent pas aussi mauvais qu’à Ombay ou Acaraüs. »
« Je vais te présenter mon père ! », lui dis-je, avec entrain.
« Je suis curieux de savoir qui c’est », dit Frundis, en bâillant.
Je courus vers le Cerf ailé et j’ouvris la porte. J’entrai. L’intérieur était bondé de gens qui s’étaient réfugiés là, fuyant le froid du dehors. Aryès était parti chez lui et Déria était restée à regarder la vitrine d’un marchand de chaussures tandis que Lénissu et Dolgy Vranc grimpaient la rue calmement.
Je refermai la porte et, lorsque je me retournai, je trouvai deux yeux châtains qui me contemplaient comme dans un rêve.
— Shaedra ? —bredouilla Kirlens.
Je souris.
— Shaedra ! —brama-t-il. Au milieu d’un silence étonné, l’aubergiste sortit de derrière son comptoir et se précipita sur moi. Il m’écrasa en m’étreignant de ses deux mains fortes et me souleva en l’air tandis que nous riions. Je jetai Frundis par terre pour répondre à l’étreinte de Kirlens et je cessai d’entendre la musique romantique et ironique du bâton.
— Kirlens, tu m’as tellement manqué —sanglotai-je.
À ce moment-là, la porte s’ouvrit et Lénissu entra.
— Comment vont les affaires, Kirlens ? —lui dit-il, en lui donnant une petite tape sur l’épaule.
Le visage de Kirlens s’assombrit en le voyant, mais, au moins, il ne lui demanda pas de s’en aller. Les gens de la taverne, après un bref mutisme, se mirent à commenter l’évènement à voix haute et c’est tout juste si l’on entendait encore le musicien employé au milieu du tumulte.
— Je vais appeler Satmé. Et, après, tu me racontes tout, Shaedra.
Je ramassai Frundis, et Kirlens nous fit entrer dans la cuisine, où Wiguy s’évanouit presque et m’embrassa en pleurant d’une telle façon que cela semblait presque une plaisanterie. Alors, sans doute en entendant tout ce remue-ménage, Taroshi apparut dans la cuisine et, criant mon nom, il m’étreignit avec force avant que je n’aie le temps de m’écarter. Je souris, agréablement surprise de voir que Taroshi se comportait enfin comme un enfant normal.
Nous nous assîmes tous les cinq dans la cuisine et Kirlens nous servit de la soupe à l’ail avec des légumes et une tarte aux framboises et même s’il manquait encore deux heures pour l’heure du dîner, Lénissu et moi, nous mangeâmes avec voracité, parce que cela faisait trois jours que nous nous contentions de manger des racines et pas grand-chose de plus.
— Tu as une mine horrible, Shaedra —sanglotait Wiguy, en me regardant fixement.
— Wiguy, laisse-les manger tranquillement —l’interrompit alors Kirlens—. Va aider Satmé, je m’occupe de la cuisine.
Wiguy protesta, mais elle finit par sortir, emmenant Taroshi de force et laissant un relatif silence derrière elle.
— Et le singe ? —demanda Kirlens.
— C’est un gawalt —répondis-je, entre deux cuillerées—. Il s’appelle Syu, c’est mon ami.
Syu montra les dents et acquiesça de la tête vigoureusement. Kirlens écarquilla les yeux.
— Il a l’air intelligent.
Je crachai la soupe que j’étais encore en train d’avaler, étouffant de rire. Lénissu s’esclaffa.
— Je t’assure, Kirlens, que Syu est bien davantage qu’un simple singe.
Kirlens s’assit à la table et nous observa tour à tour.
— Et alors ? Quelle est l’histoire ? Par tous les dieux !, je te croyais morte, Shaedra. Ce jour-là…
Il secoua la tête et je parlai avant qu’il ne continue :
— C’est une histoire assez longue. Mais je vais te faire un résumé. Nous sommes passés par un monolithe, en suivant les pas d’Aléria. Nous sommes apparus dans la vallée d’Éwensin, et nous avons rencontré Stalius, un légendaire renégat qui protégeait Aléria. Nous avons marché vers l’ouest, nous avons affronté un dragon de terre à Tauruith-jur, puis nous avons traversé un autre monolithe près de Ténap et je me suis retrouvée à l’académie de Dathrun. Mon frère et ma sœur se trouvaient là-bas. J’y suis restée plusieurs mois et puis j’ai retrouvé Lénissu et les autres, sauf Aléria et Akyn. Nous sommes partis de Dathrun à leur recherche, mais cela fait seulement quelques jours que nous savons qu’ils sont à Ato sains et saufs.
Kirlens cligna des yeux pendant plusieurs secondes, puis il s’appuya contre le dossier de sa chaise, étourdi.
— Je crois qu’il vaudra mieux parler de tout ça plus tard —signala Lénissu—. Une fois reposés. Cela fait plusieurs semaines que nous marchons sans aucun répit ou presque… la chambre que tu m’avais donnée la dernière fois est toujours libre ?
Kirlens leva la tête et acquiesça.
— Oui. Oui —répéta-t-il—, il vaudra mieux que vous vous reposiez un peu.
— Je dois aller voir Aléria et Akyn —déclarai-je, en me levant—. Je ne peux pas attendre davantage.
— Bonnes retrouvailles —me souhaita Lénissu—. Moi, je les verrai demain, je crois que maintenant je vais monter et dormir un peu.
“Dormir un peu” signifiait qu’il allait dormir approximativement douze heures. En souriant, je sortis de la cuisine et dix minutes plus tard je courais sur les toits, en me dirigeant chez Aléria.
La nouvelle de notre réapparition fit du bruit à Ato pendant au moins trois jours, le temps que tous les curieux apprennent ce qui était arrivé. Bien sûr, beaucoup ne nous crurent pas, mais cela m’était bien égal. À la taverne, derrière le comptoir, je répétai tant de fois l’histoire du dragon de terre, que je crois qu’à la fin je la racontais toujours avec les mêmes mots, sans réfléchir. Personne, à Ato, excepté quelques gardes ou confrères, n’avait jamais vu de dragon de terre. Évidemment, certains étaient entrés au Musée des Dragons de Neiram ; toutefois, ce n’était pas la même chose de voir un dragon disséqué qu’un vrai dragon.
Depuis leur retour à Ato, Aléria et Akyn avaient essayé de convaincre le Mahir et le Daïlerrin sans résultat et leur histoire avait été étouffée pour ne pas nuire à la réputation des deux familles. Le père d’Akyn avait une position à maintenir. Et Daïan Miréglia, malgré son goût pour l’alchimie, s’était forgée une image respectable. Sa disparition avait laissé une tâche indélébile, mais les contes extravagants d’Aléria n’auraient fait qu’empirer les choses. C’est pourquoi Aléria ne raconta rien de ce que lui avait dit Stalius au sujet des gwarates et de la Fille du Vent.
Le monolithe de Marévor avait transporté Aléria et Akyn dans les Plaines de Drenaü. En fait, ils étaient quatre à y être apparus : Aléria, Akyn, Stalius et Yilid. Tout d’abord, ils s’étaient sentis complètement perdus, jusqu’à ce qu’ils trouvent les Falaises au bout de plusieurs jours. Ils avaient voyagé vers Acaraüs et ils avaient remonté l’Apprenti, à la recherche du village des gwarates. Je ne réussis pas à comprendre ce qu’il leur était arrivé à partir du jour où ils avaient découvert les ruines. Apparemment, Stalius les avait conduits à un temple occulte. Là, ils avaient trouvé une famille de gwarates, dont une très vieille femme que l’on aurait traitée de sorcière en Ajensoldra selon Aléria. Aléria était entrée seule dans le temple et Stalius avait dû attacher Akyn à un arbre pour qu’il ne la suive pas. À partir de là, le récit d’Aléria avait des lacunes. Elle ne voulait raconter à personne tout ce qu’il lui était arrivé dans le temple et je respectai son silence, mais je lui répétai que si un jour elle pensait ne plus pouvoir garder le silence plus longtemps, je serais là pour l’aider, comme le font toujours les amis.
Pour une mystérieuse raison, Yilid avait voulu poursuivre le voyage avec eux. Il aurait pu retourner dans son marquisat, mais il ne l’avait pas fait. Il avait dit qu’il les accompagnait pour protéger “des enfants sans défense” des cauchemars d’Acaraüs ; cependant, Aléria me révéla que Yilid était bien trop inconscient pour protéger qui que ce soit et qu’il semblait convaincu qu’un véritable noble devait accomplir quelque chose d’extraordinaire et d’héroïque dans sa vie. Elle me confessa néanmoins que Yilid, malgré sa jeunesse, était un très bon bréjiste et qu’il savait même lancer des sortilèges d’hypnose. Cependant, après avoir passé quelques jours à Ato à faire des extravagances, Yilid avait rencontré un serviteur de son père et n’avait pas eu d’autre choix que de partir.
Stalius, de son côté, s’était installé chez Aléria, au grand scandale de tout le voisinage. Qui serait capable de laisser entrer un légendaire renégat dans une maison aussi respectable que celle des Miréglia ?, se demandaient les gens. On disait qu’Aléria Miréglia avait perdu la raison en traversant le monolithe. Ou que Stalius lui faisait du chantage pour quelque sombre affaire. Autour de la maison d’Aléria, tout n’était que rumeurs, commérages et mensonges laborieusement inventés.
En revanche, Sieur Eiben parvint à ce qu’aucune rumeur excessivement étrange ne coure sur son plus jeune fils. Akyn était retourné à la Pagode Bleue sans problèmes. Par contre, Aléria dut justifier son absence et elle mit deux semaines pour obtenir une audience avec le Daïlerrin. Et même ainsi, il ne lui fut pas facile de revenir à la Pagode Bleue, étant donné qu’elle n’avait pas passé les examens d’admission le printemps dernier. Elle n’y parvint que grâce à l’insistance du maître Aynorin pour que son élève passe des épreuves exceptionnelles d’intégration en seconde année de snori.
Mon retour coïncida avec le premier jour d’examens d’Aléria. Ma réapparition lui causa une telle commotion que je me réjouis qu’elle connaisse les réponses presque sans réfléchir parce que je doutais qu’elle soit très concentrée pendant les évaluations.
Aryès et moi, nous apprîmes que nous avions été reçus à tous les examens écrits et à tous les examens pratiques, excepté le dernier, de sorte qu’après une brève conversation avec le Daïlerrin, on nous permit de revenir à la Pagode Bleue à condition de payer l’inscription de toute une année et de prêter de nouveau serment sur le Livre d’Ato et son règlement.
Cinq jours plus tard, j’avais repris ma bonne vie routinière de toujours. J’avais l’impression que jamais je n’avais été aussi heureuse. Je blaguais de nouveau avec Akyn, Aléria me foudroyait de nouveau du regard chaque fois que je faisais une bêtise, et Syu adorait se promener avec moi sur les toits de la ville.
Le premier jour, Galgarrios se précipita en courant vers moi et il me fit un grand sourire, en m’écrasant entre ses deux grands bras. Il avait grandi beaucoup plus que moi, durant ces mois et, à présent, il me dépassait d’une tête. Il était aussi plus mince et, selon Laya, il attirait les regards de toutes les jeunes filles d’Ato. Mais à part ça, Galgarrios n’avait pas beaucoup changé. Marelta non plus, malheureusement. Elle était toujours aussi désagréable avec moi et, apparemment, elle n’apprécia pas que je jouisse d’une certaine popularité durant les jours suivant mon retour. Salkysso et Kajert se réjouirent beaucoup de me voir, Avend récupéra son meilleur ami et Suminaria retrouva son élève têtue. Ozwil avait changé ses bottes bondissantes trop petites… pour d’autres bottes bondissantes trop grandes et, chaque fois qu’il faisait un pas, on aurait dit qu’il allait s’envoler, mais il les portait toujours et, Akyn et moi en vînmes à penser qu’il ne devait même pas les enlever pour dormir. Yori, l’ilser, était devenu le meilleur élève du maître Jarp —qui nous donnait des cours deux jours par semaine pour nous enseigner peu à peu l’art des kals—, mais je lui assurai, ainsi qu’à Marelta, qu’Aléria surpasserait tout le monde dès qu’on la laisserait dévorer quelques livres de plus.
Tout allait à merveille. Déria s’était installée chez Dolgy Vranc et tous deux travaillaient dur à la fabrication de jouets. Déria trouvait cela de plus en plus intéressant au point qu’elle renonça à m’imiter, moi, pour imiter le semi-orc. Lénissu réalisait des travaux pour Kirlens et j’avais l’impression que ce dernier abusait un peu. Dès qu’il fut suffisamment remis de sa blessure au bras, mon oncle s’occupa d’aller chercher du bois, de réparer le vieux toit de la cuisine, de vérifier la livraison des marchandises… Chaque jour, il revenait épuisé de travail, mais il faisait tout sans protester et il m’assura un jour qu’il ne supportait pas d’être inactif et qu’il était heureux de faire quelque chose d’utile pour Kirlens, à qui il avait causé tant d’émois ces derniers temps.
Kirlens était très content de Lénissu et il le faisait savoir à tous ceux qui lui posaient des questions sur son nouvel employé. Les gens d’Ato n’étaient pas habitués à voir beaucoup de ternians entrer dans la ville. Pour eux, les ternians étaient un peuple primitif qui tentait difficilement de se maintenir à la hauteur de l’intelligence saïjit. Ces idées totalement ridicules provenaient d’une vieille tradition ajensoldranaise. C’était incroyable qu’à quelques jours de voyage d’ici, à Ombay, les choses soient si différentes. Lorsque je racontais à mes amis ma vie à l’académie de Dathrun, ils s’émerveillaient et s’étonnaient. Bien sûr, ils avaient lu des livres sur la culture des Communautés d’Éshingra, mais, pour eux, la vie, là-bas, était trop libertine et sauvage.
— Ils ont toujours manqué de cohésion —dit un jour Kajert—. Les communautés, en réalité, sont très anarchiques. Les rois et les nobles sont toujours en train de se disputer. Et il y a beaucoup de misère.
— Et les confréries —intervint Yori, avec son sempiternel ton arrogant—. Les confréries ne sont pas comme ici. Elles ne respectent aucune règle. C’est pour ça qu’il y a autant de problèmes dans les villes.
— On dit qu’Ombay est la ville la plus dangereuse de la Terre Baie— dit Laya.
J’acquiesçai. Nous étions assis dans une salle vide de la Pagode Bleue, chacun avec un livre sur les genoux, mais aucun d’entre nous ne lisait. Il était trois heures de l’après-midi, pourtant on remarquait à peine qu’il faisait jour, car, dehors, il pleuvait à verse et on avait dû allumer les lampes.
— La vérité, c’est qu’Ato est beaucoup plus habitable —dis-je—. En fait, je n’ai eu aucun problème à Ombay, mais, apparemment, il y a beaucoup de révoltes par là-bas.
— Tu aurais sûrement été enchantée de provoquer une révolte —fit Marelta, sur un ton désagréable.
Je me tournai vers elle et je souris.
— Sûrement —répliquai-je, ironique—. Dommage que je n’aie pas eu le temps de détrôner les Neuf Rois et de t’introniser, toi, comme Reine Suprême.
Aryès et Akyn sourirent largement et Marelta plissa les yeux, l’air menaçant. J’avais l’impression que la jeune elfe noire devenait même plus sotte que d’habitude, parce que, maintenant, même Yori et Laya ne la défendaient plus.
— Un ami de mon père est venu il y a quelques jours —dit Aryès pour interrompre la réponse de Marelta—. Il a raconté qu’à Ombay les assassinats mystérieux deviennent de plus en plus courants. Tout le monde accuse les yédrays, c’est-à-dire, les fées noires.
Je haussai un sourcil, mais je ne dis rien.
— Des fées noires ? —s’écria Aléria—. Il y a des fées noires à Ombay ?
— Ouaip —acquiesça Aryès—. Cela fait des années qu’ils ont ce problème. Apparemment, elles ont été expulsées d’Ajensoldra, mais, dans les Communautés, elles sont assez nombreuses pour être problématiques.
— Mais… selon vous, c’est quoi exactement les yédrays ? —demandai-je, curieuse de savoir ce qu’ils en savaient.
J’avais espéré qu’Aléria prendrait son air d’experte, comme lorsqu’on lui demandait quelque chose qu’elle savait par cœur, mais, cette fois, elle haussa les épaules.
— Il y a très peu de livres qui en parlent —répondit-elle—. Et dans la majorité, ils apparaissent sous le nom de fées noires, au lieu de yédrays. Chaque fois que je lis un passage sur ces gens, je suis plus confuse. Parfois, on dirait que c’est une confrérie. D’autres fois, on les présente comme des êtres moitié saïjit moitié autre chose… et, d’autres fois encore, on dit que ce sont des gens tout à fait ordinaires qui ont souffert un déséquilibre énergétique et qui, pour cette raison, sont ensuite capables de contrôler d’autres énergies que, nous, nous ne pouvons pas contrôler.
— Quelles énergies ? —demanda Salkysso, très attentif.
Aléria haussa les épaules.
— Une fois, j’ai lu qu’ils utilisaient des énergies négatives, mais je n’ai jamais entendu parler d’énergies négatives dans d’autres livres.
— L’énergie mortique doit être une énergie négative —réfléchit Avend.
— En tout cas, ils n’ont pas l’air très positifs s’ils tuent les gens d’Ombay —commenta Laya—. Cela ne m’étonne pas qu’on les ait expulsés d’Ajensoldra.
Avec un tressaillement, je pensai que quelques mots de ma part auraient pu rompre définitivement la confiance que semblaient m’accorder de nouveau mes compagnons de classe. À ce moment, Suminaria se racla la gorge.
— À la bibliothèque d’Aefna, il y a beaucoup de livres qui parlent des confréries du kershi et des yédrays —dit-elle.
Je sursautai, effrayée en entendant le mot « kershi » et Aléria poussa un profond soupir.
— Si seulement je pouvais un jour voir les merveilles de cette bibliothèque ! —exclama-t-elle.
Akyn et moi, nous échangeâmes un regard faussement alarmé.
— Non ! —nous écriâmes-nous, en riant.
— Ne songe même pas à t’en approcher —reprit Akyn—. Par tous les démons ! Il ne manquerait plus que tu décides de lire tous les livres qui s’y trouvent.
Nous nous esclaffâmes et Aléria nous foudroya du regard.
— Les livres enrichissent l’âme —répliqua-t-elle, hautaine. À cet instant, un coup de tonnerre gronda et nous sursautâmes. À partir de là, certains d’entre nous, nous nous intéressâmes de nouveau à nos livres et d’autres se mirent à parler du temps, se demandant si le Daïlorilh avait raison ou non sur le Cycle des Marais.
Les jours s’écoulaient, le froid hivernal approchait hâtivement et, moi, je remarquai que les nuits où je me transformais devenaient de plus en plus fréquentes, à tel point que je finis par me transformer toutes les nuits. La théorie de Drakvian selon laquelle je me métamorphosais chaque fois que j’étais seule et en sécurité se confirmait. Je n’avais pas revu la vampire depuis le jour où nous étions revenus et, curieusement, elle me manquait.
Au début, lorsque je me transformais, la plupart du temps je restais étendue sur mon lit, attendant peut-être que Zaïx vienne me donner davantage d’explications, mais il semblait m’avoir délaissée et cela me soulageait et m’inquiétait à la fois : qui, si ce n’était pas lui, saurait m’expliquer comment défaire les effets de la potion ?
Parfois, lorsque je me sentais déborder d’énergies à l’excès et qu’il ne pleuvait pas, je sortais d’Ato en cachette et je pénétrais dans la forêt. Syu m’accompagnait toujours et j’emmenais Frundis, car, pendant la journée, il restait toujours seul dans ma chambre et je me sentais coupable de le laisser aussi reclus. Ce dernier affirmait qu’il était en train de composer quelque chose de merveilleux, mais, chaque fois que je lui proposais une petite promenade nocturne en forêt, il se mettait à chantonner et à jouer une mélodie joyeuse ; j’en déduisis qu’il était content de passer un moment avec moi et avec le singe.
Syu adorait cette forêt. Il y avait des branches pour tous les goûts, de grands arbres et des arbustes, et les cordes à Roche-Grande étaient toujours là, unissant les troncs du bord de l’eau. Nous nous amusions à faire des courses et nous utilisions Frundis comme ligne d’arrivée. L’inconvénient, c’est que Frundis nous tendait toujours des pièges. Plus d’une fois, Syu et moi nous vîmes entourés d’images de bâtons un peu partout dans le bois, de sorte que la course se transformait en un autre jeu consistant à chercher le véritable Frundis parmi tant de clones et à grogner contre un bâton tricheur qui n’arrêtait pas de rire, même sur le chemin du retour à la maison, malgré la fatigue que lui avaient causée ses sortilèges.
Si, de nuit, j’oubliais totalement mes responsabilités, de jour, il en était autrement. Je me réveillais tous les jours à sept heures et demie pour être à la Pagode Bleue à huit heures pile. Le maître Aynorin nous donnait des cours trois jours par semaine. Il n’avait pas changé et, lorsqu’il nous vit revenir, Aryès et moi, il ne cacha pas sa joie le moins du monde. Nous lui avions manqué. À la fin de mon premier cours, il me posa beaucoup de questions sur la façon d’enseigner à l’académie de Dathrun et j’essayai de lui répondre le mieux que je pus. Et, même si certaines des idées que je lui exposai lui plurent, il sembla peu enclin à adopter la façon d’enseigner de Dathrun.
— Il me semble qu’ils sont très peu prudents avec les énergies —commenta-t-il—. Ici, à Ato, nous n’avons jamais eu d’accidents sérieux à la Pagode. Et ce que tu dis sur le jaïpu est très étrange. Je n’arrive pas à comprendre comment les maîtres se débrouillent pour apprendre à leurs élèves à contrôler les énergies sans leur apprendre à contrôler le jaïpu. Très étrange —répéta-t-il.
Je m’en fus à la taverne et je le laissai, plongé dans ses pensées.
Quant au maître Jarp, il n’était pas comme le maître Aynorin, il était moins sympathique et plus strict, mais c’était un bon professeur. En ayant perdu tant de mois, j’avais cru que j’aurais du mal à me maintenir au niveau des autres, mais je me rendis compte alors de tout ce que j’avais appris à l’académie de Dathrun. Pourtant, là où je réussissais toujours le mieux, et avec différence, c’était avec les harmonies.
Mais celui qui impressionna le plus tout le monde fut Aryès. Quand ils apprirent qu’il était capable de contrôler l’énergie orique, ils lui demandèrent de faire une démonstration et Aryès, pour ne pas les décevoir, lévita jusqu’au plafond et redescendit, un sourire tranquille sur les lèvres. D’une certaine façon, le foulard qu’il portait toujours autour du cou —et qu’il appelait Bourrasque— l’avait aidé à mieux comprendre l’énergie orique et, maintenant, il n’épuisait pas autant sa tige énergétique. Malgré tout, je craignais qu’Aryès ne soit pas assez prudent, et cela me surprenait parce qu’Aryès était toujours prudent.
Un jour pluvieux où je revenais à la taverne, je rencontrai Hans, l’apprenti forgeron aux cheveux roux. Je restai bouche bée en voyant qu’il arborait le symbole de Taetheruilin bordé à sa ceinture.
— Hans ! —m’exclamai-je, en riant—. Finalement, tu as obtenu ce que tu voulais !
Hans jeta un coup d’œil au marteau doré qu’il portait à la ceinture et sourit.
— Taetheruilin s’est rendu compte que j’aimais beaucoup son travail. Il m’a pris à l’essai —révéla-t-il.
— C’est génial !
Hans sourit plus largement. Apparemment, il était très content, mais très vite son sourire se tordit et je fronçai les sourcils.
— Comment se sont passés ces derniers mois ? —lui demandai-je.
— Bien —répliqua-t-il. Comme je haussai un sourcil, interrogatrice, il soupira—. Mais… il s’est passé quelque chose d’horrible. Il s’agit de mon frère aîné et de mon père. Ils se sont terriblement fâchés et mon père… l’a déshérité. Et mon frère, du jour au lendemain, a décidé de quitter la maison.
J’ouvris des yeux exorbités, stupéfaite. Comment un père et un fils pouvaient se fâcher au point d’agir ainsi ?
— Alors… je suis censé devenir l’héritier de toute la fortune familiale —dit Hans sur un ton dépité—. Et mon père ne supporte pas que je lui parle de devenir forgeron.
— Ton père n’est pas content que tu apprennes avec Taetheruilin ? —demandai-je, incrédule.
— Eh bien… si, il est content que je sois arrivé à être quelqu’un sans autre aide que ma volonté et mes mains… mais, un jour, il voudra que je retourne m’occuper de ses terres.
— Je comprends —murmurai-je—. C’est un problème.
Hans acquiesça.
— Je déteste devoir m’occuper des comptes et des salaires des paysans. J’aurais l’impression d’être… comme mon père. Je ne veux pas terminer comme ça. Je veux vivre avec un marteau dans la main et une arme dans l’autre. Je veux suer le fer comme Taetheruilin —ajouta-t-il, avec ardeur.
— Et tu le feras —lui assurai-je avec un sourire—. Et pourtant… j’en connais plus d’un qui accepterait l’héritage sans rechigner.
— L’argent —fit-il comme s’il crachait—. C’est ce qui empoisonne la vie de ma famille. Mais je ne suis pas comme eux. J’ai d’autres rêves.
Après lui avoir dit au revoir, je me dirigeai vers la taverne, pensive. Hans avait beaucoup de rêves dans sa vie, mais, moi, en avais-je ? Je cherchai ce que je souhaiterais réellement faire de ma vie. Je ne voulais pas être Sentinelle comme Sarpi. Je ne voulais pas non plus être Garde d’Ato. Ni être aubergiste. Je n’avais pas envie d’être une espionne, comme me l’avait proposé Daelgar. Non. Les espions travaillaient pour quelqu’un. Les gardes travaillaient pour quelqu’un. Moi, je souhaitais travailler comme je l’entendais, comme Lénissu.
Alors, je me demandai si Lénissu travaillait réellement comme il l’entendait. Dans ses récits de contrebande, il parlait toujours d’associés sans mentionner aucun nom. Il racontait beaucoup d’aventures, mais… était-ce vraiment lui qui décidait de réaliser ces aventures ? À partir de là, je reformulai des questions que je ne cessais de me poser. Pourquoi connaissait-il si bien les Istrags ? Quelle importance avaient ces documents cryptés avec des listes de noms ? À mon retour à Ato, j’avais eu trop de choses auxquelles penser pour me préoccuper de ces questions, mais, à présent, elles ressurgissaient comme des vagues rejetant sur la plage tous les détails confus qui brouillent la vérité avec leurs incohérences.
En réalité, que savais-je ? Rien. J’ignorais le passé de Lénissu et celui de mes parents, j’ignorais qui était Zaïx, j’ignorais ce que voulaient vraiment les Hullinrots. J’ignorais si le shuamir me tuerait ou non. Je ne savais contrôler le kershi que pour parler avec Syu. Quelle sorte de yédray étais-je ? Quelle sorte de démon si je ne savais pas contrôler mes transformations ? Et pourquoi Jaïxel m’avait-il choisie, moi, pour m’imposer ses souvenirs d’enfance ?
J’étais sur le point d’entrer dans la taverne, trempée et confuse, lorsque, soudain, la porte s’ouvrit et Lénissu sortit. En me voyant, il s’approcha à grands pas, marchant dans les flaques, il me prit le bras et me dit sur un ton pressant :
— Plusieurs bandes de nadres rouges s’approchent d’Ato. Tout le monde est affolé et les Sentinelles disent que cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas vu un groupe aussi important de nadres rouges, surtout à cette époque de l’année où l’hiver approche.
Je battis des paupières, stupéfaite.
— Et que peut-on y faire ?
Lénissu fronça les sourcils.
— Eh bien —il réfléchit—, la prudence ne serait pas de trop. Parmi toutes ces créatures, il pourrait se trouver un envoyé des Hullinrots. Je sais bien que c’est peu probable et je doute que les Hullinrots aient décidé de t’embêter, avec tous les problèmes qu’ils ont, mais… Dol pense que, si tu mettais le shuamir de Marévor Helith, ce serait une bonne idée.
Je croisai les bras et je fis non de la tête.
— Tu as parlé avec Dol ?
Lénissu acquiesça.
— Cela ne me convainc pas plus que toi.
— Si je mets le shuamir, je pourrais…
Je me tus, en me rendant compte de ce que j’allais dire. Marévor Helith m’avait assurée qu’il était très improbable que l’amulette me fasse du mal. Mais, pensai-je, et s’il m’arrivait quelque chose ? Cependant… Et si les Hullinrots avaient envoyé un squelette-aveugle… ? Je le voyais déjà venir, décharné, avançant lentement vers moi, avec des yeux brillants de lumière asdronique… À cette seule pensée, je fus prise de panique et je cherchai le shuamir dans ma poche.
— Oh, il doit être dans ma chambre —dis-je, tandis qu’une subite crainte s’emparait de moi. Et si je l’avais perdu ? Et si je l’avais fait tomber ? Depuis quand n’avais-je pas vérifié que je l’avais ?
Je courus à toute allure, je traversai la salle de la taverne puis la cuisine, je grimpai les escaliers et j’ouvris précipitamment la porte de ma chambre. Je me mis à retourner toute la chambre, désespérée, sans le trouver.
— Tu ne le trouves pas ? —me demanda Lénissu, dans l’encadrement de la porte, dégoulinant d’eau comme moi.
Je fis non de la tête et je m’assis sur le lit, honteuse.
— Tu n’as aucune idée d’où tu peux l’avoir mis ? —insista mon oncle.
— Aucune idée —répliquai-je—. Même que…
— Oui ? —m’encouragea-t-il, en plissant les yeux.
— Eh bien, maintenant que j’y pense… la dernière fois que je l’ai vu, c’était… euh… quand nous grimpions le sentier et que Drakvian nous guidait, peut-être bien ?
Je me mordis la lèvre en voyant l’expression bouleversée de Lénissu. Il y eut un silence. Je me levai.
— Bon ! —dis-je, en essayant de sourire—. Ce n’est pas si grave, n’est-ce pas ? S’il est vrai qu’un envoyé des Hullinrots me cherche, euh, je n’aurai qu’à… courir ?
Mon sourire disparut peu à peu en voyant le visage pensif de Lénissu.
— J’espère que les craintes de Dol ne se confirmeront pas. Enfin, sincèrement, je suis content que tu aies perdu cet objet enchanté. Ces choses ont toujours des risques.
— Quand même —articulai-je—. Comment ai-je pu le perdre ?
Je me rassis sur le lit et je me concentrai. En remémorant notre voyage à travers les Extrades et sur la rive Est du Tonnerre, je pensai que la silencieuse catastrophe avait pu arriver en de nombreuses occasions.
— Allez, ne te tracasse pas. Moi, plus rien ne me tracasse —fit Lénissu—. Comment vont les cours ?
Je fis abstraction de l’amulette et je racontai à Lénissu les heures que j’avais passées à essayer de lancer des étincelles d’électricité sans y parvenir.
— C’est inutile —dis-je—. Aucun d’entre nous n’y est arrivé, seuls Salkysso et Marelta ont pu lancer quelques étincelles et le maître Jarp a failli les rater parce qu’il ne regardait pas à ce moment.
— Eh bien… je suppose que ce n’est pas facile de créer des étincelles électriques avec les énergies —commenta Lénissu.
— Non, ce n’est pas facile. Pourtant Jirio ne paraissait pas avoir de problèmes pour électrocuter tout ce qu’il touchait —soupirai-je, en m’allongeant sur le lit—. J’aimerais bien savoir comment il faisait.
Lénissu se mit à rire et je le regardai, surprise.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ah ! —dit mon oncle, en s’asseyant sur la chaise, l’air joyeux—. Chaque fois que tu n’arrives pas à faire quelque chose, tu essaies de comprendre pourquoi tu n’y arrives pas. Je trouve ça drôle, mais, j’avoue, c’est une bonne attitude. Il ne faut jamais se rendre… sauf lorsque c’est absolument nécessaire.
— Hum —réflexionnai-je—. De toutes façons, je crois que cela ne marche pas parce que mon jaïpu n’aime pas avoir trop d’électricité. Et moi non plus. C’est ce qui me préoccupe, Lénissu.
Mon oncle posa les mains sur le dossier et me regarda en haussant un sourcil.
— Quoi ?
Je regardai le plafond l’air pensif.
— Je sais que Kirlens n’aimerait pas entendre ça, mais… —Je me tournai vers Lénissu et j’avouai— : Je ne veux pas être celmiste d’Ato, ni garde, ni rien de tout cela. À la rigueur, je pourrais être maîtresse à la Pagode Bleue… mais, pour cela, on a besoin d’avoir de bonnes relations et tu sais bien que je ne les ai pas. En plus, à ce que je sais, excepté le maître Aynorin, tous les maîtres ont plus de soixante ans. Et le maître Aynorin est le fils de Farrigan.
Lénissu pencha la tête de côté.
— Qui est Farrigan ?
— Un homme très riche qui vit plus bas, sur un îlot du fleuve Tonnerre —répondis-je—. Moi non plus, je ne le connaissais pas jusqu’à ce que j’aie entendu Salkysso dire qu’il avait onze fils en tout. Tous des enfants naturels, sauf un.
— Aynorin ?
— Non —répliquai-je, en riant—. Pas lui. Je ne me souviens pas du nom de l’héritier, mais c’est le plus jeune de tous, d’après ce que m’a dit Salkysso.
— Hum, alors, si tu ne veux pas être Garde d’Ato, tu feras autre chose. Tu sais que le fait d’avoir étudié à la Pagode ouvre toujours beaucoup de possibilités.
Son ton serein me réconforta et je me rendis compte qu’en réalité, toutes mes préoccupations n’étaient pas si importantes. Pour le moment, ce qui comptait, c’était que j’étais heureuse de vivre au Cerf ailé avec mon oncle, de me réunir avec mes amis et de sortir me promener avec Syu et Frundis, la nuit.
— J’espère seulement qu’il n’y a pas autant de nadres rouges que ce que tu dis —commentai-je—. Bon ! Je n’ai rien mangé depuis sept heures et demie et j’ai tellement faim que je pourrais manger des vers de terre ! —m’écriai-je, en me levant d’un bond.
Lénissu m’observa avec curiosité.
— Cette expression… on l’utilise à Ato ? —demanda-t-il.
— Euh… non —répondis-je, en rougissant—. C’est Syu qui dit ça normalement quand il a faim.
Lénissu ne répondit pas, mais son expression montrait clairement que cela l’amusait beaucoup que je répète les proverbes que m’apprenait un singe gawalt.
— Où se trouve la mer d’Helmins exactement ? —demanda Akyn, le regard rivé sur un petit livre d’histoire de l’économie.
— Au sud de la Mer d’Ardel —répondit Aléria, distraite.
— Ah —remercia Akyn.
Aléria était presque ensevelie sous les livres. Cela faisait une semaine qu’elle cherchait des informations sur des questions d’alchimie et ses yeux rouges s’assombrissaient, fatigués par tant de lecture.
Nous étions assis depuis deux heures à une table de la bibliothèque dans la Section Celmiste sans autre chose à faire que nous instruire comme de bons élèves. Dehors, il pleuvait à verse. Il n’avait pas cessé de pleuvoir depuis la veille. Le Tonnerre descendait comme une cascade déchaînée et les montagnes s’étaient couvertes de neige. La pluie chaude d’Ombay s’était transformée ici en une avalanche froide qui bientôt se changerait en neige.
Ma cape, suspendue sur le dossier de ma chaise, était encore trempée. Mes bottes, par contre, n’avaient pas laissé passer une seule goutte d’eau et je me sentais chanceuse face aux plaintes de Salkysso et d’Akyn, dont les bottes, à chaque mouvement, émettaient un bruit de succion impressionnant.
Perdue dans mes pensées, je ne m’étais pas rendu compte que le Grand Archiviste s’était approché de notre table et, lorsque je levai la tête, il s’éloignait déjà silencieusement.
Je l’observai un moment, avec un demi-sourire. Pour une fois, ce vieux grognon ne nous avait rien dit. Depuis qu’il ne pouvait pas sortir faire des promenades dans la Néria, il faisait le tour des différentes sections de la bibliothèque, cherchant des gens qui ne respectaient pas les règles. Runim, qui était déjà très stricte en ce qui concernait le règlement, disait qu’il devenait de plus en plus maniaque et qu’il la faisait travailler plus que d’ordinaire à ordonner des livres ou à noter le moindre changement dans le cahier des registres. On la voyait fatiguée, mais elle suivait à la lettre le nouvel ordre qu’imposait l’Archiviste.
Runim fut une des rares personnes qui ne rejeta pas catégoriquement toute l’histoire que je racontai sur le dragon de terre. Elle se montra impressionnée et elle me suggéra d’écrire un livre là-dessus. Cela ne me sembla pas vraiment une bonne idée, mais je la remerciai de l’enthousiasme dont elle avait fait preuve, à côté des expressions moqueuses que prenaient presque tous les habitués de la taverne.
— Pourquoi tu souris ? —demanda Akyn. Il avait levé son regard ennuyé de son livre de géographie et il avait remarqué que, moi non plus, je ne semblais pas très concentrée dans ma lecture.
Avant que je puisse répondre, Aléria laissa échapper un gémissement désespéré.
— C’est toujours mieux que de pleurer —grogna-t-elle, en se donnant des petits coups sur les tempes.
— Aléria ? Ça va ? —se préoccupa Akyn.
Aléria releva la tête. Sur son visage se peignit toute la déception et l’épuisement qu’elle ressentait à ce moment-là.
— Si tu cherches des informations sur l’alchimie —commençai-je à dire—, peut-être que les livres que tu as chez toi sont de meilleurs livres. Sûrement… —Je me tus, indécise, sans oser dire que sa mère, en tant qu’alchimiste, devait avoir toute une collection des meilleurs livres sur l’alchimie. Je ne voulais pas rappeler à Aléria l’absence de Daïan et encore moins devant les autres—. Tu trouveras sûrement ce que tu cherches —finis-je par dire.
— C’est inutile —souffla-t-elle, en refermant son énorme livre et en se levant—. J’ai besoin de prendre un peu l’air.
Akyn et moi échangeâmes un regard.
— Aléria —intervins-je—. Il tombe des cordes.
Elle secoua la tête.
— J’ai besoin de sortir. À tout à l’heure.
Comme elle s’éloignait, Akyn et moi, nous nous levâmes précipitamment et nous enfilâmes nos capes. En m’éloignant, je remarquai les regards quelque peu ironiques de Salkysso et de Kajert et je n’eus pas de mal à comprendre ce qu’ils pensaient : Aléria était en train de devenir aussi excentrique que sa mère. Et même l’estime qui avait entouré Daïan durant toute sa vie semblait avoir disparu avec elle. Certains pensaient même que son mystérieux passage à travers les monolithes avait affecté Aléria mentalement. C’était faux, bien évidemment, mais les gens sont toujours prêts à ressentir une compassion mensongère pour les personnes comme Aléria, petite fille sans défense qui avait eu la malchance de perdre sa mère et d’avoir des amitiés suspectes. Pauvre jeune fille !, chuchotaient certains. Mais ces mêmes personnes pensaient que le jour où le légendaire s’en irait, Ato devrait s’occuper d’elle et l’envoyer dans une maison de miséreux.
Au-dehors, il pleuvait à verse. C’est à peine si l’on s’apercevait que le sol était pavé : la boue et les sillons où passaient de petites rigoles recouvraient tout.
Sans s’altérer, Aléria parcourut sous la pluie la distance qui conduisait à la sortie de la bibliothèque. Elle s’arrêta sous l’auvent et nous la rattrapâmes en courant.
— Akyn, Shaedra —dit-elle, d’une voix qui aurait convenu à une cérémonie solennelle—. J’ai quelque chose à vous dire.
Elle se tourna vers nous et elle nous observa à travers ses mèches noires et raides qui tombaient, chargées d’eau. Ses lèvres tremblèrent.
— En fait… je ne m’intéresse pas à l’alchimie parce que cela me plaît —commença-t-elle à dire, en bredouillant un peu—. Je n’aime pas l’alchimie depuis bien longtemps… Je cherche des informations sur une potion spécifique.
— Atsine travea —souffla Akyn. Comme Aléria le regardait, stupéfaite, il lui expliqua— : tu as parlé d’une potion et d’atsine travea, quand tu es sortie du temple. J’aurais dû me douter que tu ne t’en souviendrais pas, tu étais très confuse. Et ce… Stalius… —ajouta-t-il avec mépris.
— C’est bien de l’atsine travea —confirma Aléria—. La potion que mes parents ont créée et qui leur a causé tant de problèmes.
— Tu veux dire que Daïan et Eskaïr ont créé cette potion ensemble ? —murmurai-je, sans oser parler à haute voix.
Aléria me regarda fixement.
— Vous êtes mes amis, n’est-ce pas ?
Tout son corps tremblait, je ne savais si de peur ou de froid, mais je supposai qu’il y avait un peu des deux. Je compris que le moment n’était pas aux plaisanteries et, sans autre réponse, je tendis la main et je la posai sur son cœur. C’était un geste manifeste d’amitié éternelle et je vis que l’expression d’Aléria se détendait, émue.
— Jusqu’à la mort —dit Akyn. Il n’était pas très doué pour les formalités, mais, en cette occasion, son ton semblait tout à fait convaincant.
Aléria nous regarda tous deux et dit :
— Je sais où ils ont emmené ma mère. Du moins, c’est ce que je crois.
* * *
Nous ne pouvions rester indéfiniment à l’entrée de la bibliothèque, nous aurions attiré l’attention. Aléria ne voulait pas rentrer chez elle parce qu’elle ne voulait pas voir Stalius et le sieur Eiben n’aurait pas permis à son fils de laisser entrer chez lui une sauvage et une déséquilibrée… Aussi, nous allâmes à la taverne et nous montâmes dans ma chambre après avoir pris une bouteille de jus de pomme et quelques petits gâteaux dans la cuisine pour le goûter. Comme pendant le trajet nous avions à peine échangé quelques mots, j’eus le temps de digérer la nouvelle : cela faisait deux mois qu’Aléria savait où était Daïan, et elle ne nous avait rien dit. Aléria était ainsi, elle gardait ses secrets au plus profond de son cœur. Un peu comme Lénissu, quoique je craigne que celui-ci en ait bien davantage. Mais je fus cependant surprise du comportement d’Aléria. Si elle savait où était Daïan, pourquoi ne l’avait-elle pas dit au Mahir ? Pourquoi ne m’avait-elle pas demandé de l’aider, comme elle l’avait fait lorsque sa mère avait enfermé Sayn dans la cave ? Et qui étaient ceux qui avaient enlevé Daïan ? Et qu’est-ce qu’était l’atsine travea ?
Je tentai d’organiser un peu mes questions, convaincue qu’Akyn faisait de même. Lorsque nous entrâmes dans ma chambre, Syu était là, causant avec Frundis du temps et de la musique. J’avais suivi inconsciemment leur conversation en m’approchant de la porte et je souris en voyant que Syu était totalement trempé. Son poil lui retombant autour du visage lui donnait un air comique. Mais la vérité, c’est que Syu trouva aussi que j’avais un aspect comique, de sorte que nous nous sourîmes bêtement l’un à l’autre.
« C’était intéressant, l’encre, aujourd’hui ? », se moqua le singe.
Il ne comprenait pas comment quelqu’un pouvait supporter de rester devant un parallélépipède rempli d’encre durant autant d’heures et, lorsque je lui avais dit qu’Aléria était une dévoreuse de livres, il l’avait compris littéralement et avait déclaré qu’au moins, elle en profitait mieux. À partir de là, nous avions entamé un dialogue de sourds au bout duquel je compris son erreur et je ne pus m’arrêter de rire pendant plus de dix minutes. En me souvenant de la scène, je roulai les yeux.
« Pas beaucoup », répondis-je. « Mon livre parlait de l’histoire de Neiram. Eh oui, je sais. De l’Histoire. »
Pour moi, ce mot résumait tout.
« Tawb disait : “L’Histoire est l’une des bases les plus importantes de notre culture”, tu te souviens ? », m’énonça Syu, avec des airs de je-sais-tout.
Je secouai la tête, je pris un petit gâteau et j’en pris une bouchée.
« Il y a des histoires plus intéressantes que les histoires que l’on raconte dans les livres », lui dis-je.
Et alors, je fermai la porte d’un petit coup de coude et je me tournai vers Aléria.
— Bon… moi, j’ai beaucoup de questions, Aléria.
Akyn acquiesça.
— Pour commencer, qu’est-ce qui s’est passé au temple ?
Aléria soupira et, après avoir ôté sa cape, elle s’assit sur le lit, très droite.
— Le temple… était un moïjac. Vous savez, les temples des sharbis. Il y en a beaucoup en Acaraüs, mais la plupart sont déjà abandonnés depuis longtemps. Celui-là était un moïjac gwarate. Et, autour du moïjac, vivaient les rares gwarates qui sont demeurés dans la zone après la crue de l’Apprenti. Mimsagrev était la gwarate la plus âgée. C’est elle qui m’a fait entrer dans le temple en me disant qu’à l’intérieur je trouverais toutes les réponses à mes questions. Moi… J’ai pensé stupidement que j’y trouverais ma mère —sa voix se brisa et je sentis mon cœur se serrer davantage—. Mais non. L’intérieur était vide. Il ne restait que les figures sculptées dans la pierre et quelques meubles cassés et abîmés par l’eau. Moi, je pensai, alors, que Mimsagrev avait seulement voulu me montrer l’endroit où mes parents s’étaient épousés. Et j’ai voulu ressortir aussitôt, mais Mimsagrev s’est assise sur une pierre brisée et s’est mise à parler.
Elle se racla la gorge. Nerveuse, elle se tordait les mains sur les genoux, s’imaginant de nouveau la scène.
— On aurait dit un conte de fées, mais elle le racontait comme si c’était réel. Je ne me souviens pas exactement de ses mots, et c’est dommage, parce qu’elle parlait d’une façon très particulière, mais elle m’a raconté toute l’histoire du peuple gwarate, depuis le premier gwarate jusqu’à l’inondation. J’ai déjà essayé de chercher un livre qui parle des gwarates, mais on les mentionne à peine dans les livres qui traitent d’Acaraüs. Tout ce que m’a raconté Mimsagrev n’est peut-être écrit nulle part. Parce que les gwarates n’écrivent rien, c’est leur tradition : ils se transmettent tout ce qui est nécessaire par voie orale. Vous vous rendez compte ? —fit-elle, hallucinée.
Je souris. Aléria, qui avait toujours adoré les livres, provenait d’un peuple qui n’écrivait pas. C’était plus qu’ironique, pensai-je.
— Eh bien —continua-t-elle—. Le fait est que Mimsagrev m’a ensuite raconté la véritable histoire de ma famille. Elle m’a dit beaucoup de choses que Stalius m’avait déjà racontées. Mais lui, il ne m’avait jamais dit que mes parents étaient déjà mariés quand ils vivaient en Acaraüs. Eskaïr a fui pour protéger ma mère. Mimsagrev n’a pas su m’expliquer pour quelle raison il l’a fait, mais elle savait que cela avait un rapport avec les Moines de la Lumière. De sorte que Stalius m’a menti : Eskaïr était déjà membre des Moines de la Lumière avant de partir d’Acaraüs.
— Il t’a menti ou il ne le savait pas —rectifiai-je.
Aléria fit une moue et acquiesça.
— Peut-être. Mais Stalius connaissait Mimsagrev. Il a vécu dans ce moïjac pendant trois ans, d’après ce que m’a dit Mim. Comment a-t-il pu se tromper en me racontant l’histoire ?
Je roulai les yeux.
— Peut-être qu’il n’est pas très bon pour mémoriser les faits, va savoir —lui dis-je—. Mais tu ne peux pas être sûre qu’il te mentait. Je dirai même plus, cela m’étonnerait beaucoup qu’il t’ait menti. Stalius a dans la tête un trop grand sens de l’honneur sharbi.
Aléria sourit et haussa les épaules.
— Tu as raison. Peut-être qu’il ne mentait pas. Mais le fait est que je n’ai pas totalement confiance en lui. Il me protège, et je pense même qu’il mourrait avant de permettre que quelqu’un me fasse du mal… et cela me semble… très étrange.
— Tu as raison. Stalius est étrange —acquiesçai-je.
— Et pas très drôle —ajouta Akyn—. Chaque fois que je vais chez toi, il me regarde comme si j’allais t’enlever ou quelque chose comme ça.
Aléria se mit à rire et l’ambiance un peu tendue au début finit par s’alléger.
— Mais revenons-en à la question —dis-je—. Comment sais-tu où est Daïan ? Mimsagrev te l’a dit ?
— Oui et non. Elle m’a raconté que mes parents étaient des génies inspirés par les dieux et qu’ils avaient fait une invention incroyable qu’ils avaient appelé atsine travea. Je doute que mes parents aient été des élus des dieux, mais, si Mimsagrev a réellement raison, la potion a une valeur inestimable.
— Pourquoi ? Que fait cette potion ? —demanda Akyn.
Aléria se mordit la lèvre, elle médita en silence durant quelques secondes et dit :
— Mimsagrev dit que ce liquide était un liquide divin qui permettait de voir au-delà des illusions terrestres et de mieux comprendre le monde.
Je soufflai et elle sourit.
— Évidemment, Mimsagrev ne connaît rien aux énergies —continua-t-elle—. Elle disait que le savoir de l’âme, seules la Fille du Vent et la Fille de l’Eau pouvaient le comprendre et que, elle, elle n’était là que comme messagère. Je crois qu’avec « savoir de l’âme », elle faisait référence aux connaissances celmistes.
Soudain, je fus curieuse de savoir pourquoi diables, dans un pays aussi encerclé de celmistes comme les Terres d’Acaraüs, il pouvait exister autant d’ignorance au sujet de la « magie ». Pour certains, elle inspirait de la vénération religieuse et, pour d’autres, de la crainte et du dégoût. Que leur était-il arrivé pour qu’ils réagissent ainsi ?
« L’Histoire ! », fit Syu, imitant ironiquement mon ton dédaigneux. Je ne pus retenir une moue cabocharde.
« Je sais, maintenant que tu le dis, cela ne m’intéresse pas tant que ça d’en savoir plus sur les acaraussiens », répliquai-je. « Le maître Jarp nous a demandé de lire trop de livres déjà, pour qu’en plus j’en cherche d’autres. »
« L’Histoire n’est pas un livre », protesta le singe.
Je me souvins des paroles d’Aléria : les gwarates n’écrivaient pas, ils se transmettaient les histoires. Quel monde heureux !, me dis-je, en m’imaginant qu’une vieille femme, assise sur une pierre, me racontait l’histoire d’Acaraüs sans sortir un seul livre.
« C’est ainsi que devrait être l’Histoire : un long conte », méditai-je.
Je me recentrai sur la conversation lorsqu’Aléria reprit la parole.
— C’est pourquoi l’atsine travea est devenue un mythe pour beaucoup d’alchimistes, mais certains savent qu’elle existe vraiment et ils ont enlevé ma mère après qu’elle a refusé catégoriquement de leur donner la composition.
— Mais… qui ? —demanda Akyn.
— Ça, c’est ce que j’ai mis le plus de temps à découvrir —dit Aléria—. Mimsagrev m’a dit qu’elle les a vus une fois, le jour où deux d’entre eux se sont rendus au moïjac. Ils l’ont interrogée sur Daïan et Eskaïr et, comme elle a deviné qu’ils ne leur voulaient pas de bien, elle leur a menti à moitié. Elle m’a dit qu’ils avaient un symbole dessiné sur l’avant-bras.
Elle regarda autour d’elle et fronça les sourcils.
— Tu as du papier et de l’encre ?
Je m’empressai de lui donner ce qu’elle demandait, en fouillant dans mon sac orange, et elle rapprocha alors la chaise, posa la feuille dessus et prit le crayon.
— Elle m’a dessiné le symbole sur le sable qui était dans l’une des vasques de pierre du moïjac. C’était comme ça…
Akyn et moi nous penchâmes sur son épaule et suivîmes le tracé du regard :
Je fronçai les sourcils. Le symbole était simple, trois lignes courbes qui se répétaient symétriquement…
— C’étaient des marques noires —expliqua Aléria—. Mimsagrev a dit que ceci était le symbole de Numren.
— Numren ? —répétai-je, confuse.
Aléria fit une moue.
— Le Dieu du Mal et du Chaos, dans la religion sharbi, ne me dis pas que tu ne connais pas les dieux de la religion sharbi ? Ils ne sont que cinq, en comparaison avec les érioniques, c’est beaucoup plus facile…
— Oui, oui —l’interrompis-je, gênée—. Bon, et toi, qu’est-ce que tu crois que signifie ce symbole ?
Aléria se racla la gorge.
— Évidemment, cela signifie que ceux qui portent cette marque ne sont pas des personnes à qui l’on peut se fier. Mais j’ai continué à chercher, parce que je n’étais pas très convaincue de cette histoire de Numren. Au début, je croyais que ceux qui avaient capturé ma mère étaient des Adorateurs de Numren, ou quelque chose comme ça, mais ensuite j’ai eu des doutes, parce qu’apparemment, ce symbole —dit-elle, en indiquant la feuille— n’est pas seulement le symbole de Numren.
— Ah ? —nous l’encourageâmes, impatients.
— Ces marques ont été beaucoup utilisées comme symbole —nous révéla-t-elle—. J’ai trouvé un livre à la Section Celmiste où c’est très bien expliqué. Dans le passé, il y a eu plusieurs groupes qui ont utilisé ces marques comme signe. Ils l’appellent la Sréda. Au début, il y a très longtemps, ce signe était rattaché à tous les groupes indépendants d’un pouvoir extérieur. Je me souviens qu’il parlait d’une corporation de marchands qui arboraient la Sréda comme enseigne pour que les clients sachent qu’ils entraient dans un magasin qui n’avait rien à voir avec les influences locales. Ils fonctionnaient même avec leur propre monnaie et ils acceptaient le troc et le marchandage de façon usuelle. —Elle fronça les sourcils, pour se rappeler plus de détails du livre—. Les corporations de la Sréda sont devenues de plus en plus nombreuses et, maintenant, il est possible qu’elles se soient complètement éteintes, à cause des pouvoirs locaux qui les ont anéantis en achetant ou même en brûlant leurs possessions.
Elle nous regarda et, en voyant que nous écoutions avec attention, elle continua :
— La Sréda, à partir de là, a été reprise par d’autres confréries. La Garde Majeure d’Aefna arborait il n’y a pas si longtemps encore une variante de la Sréda, mais la Sréda aujourd’hui n’est utilisée que par les groupes malveillants, les mafias ou même quelque très vieille confrérie comme celle des Ombreux.
J’ouvris des yeux ronds et scrutai son expression.
— Tu veux dire que les Ombreux sont ceux qui ont capturé ta mère ?
Aléria écarquilla les yeux.
— Quoi ? Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Finalement, la version de Mimsagrev est la plus crédible de toutes. Elle m’a dit que les Adorateurs de Numren possèdent un refuge sur les Îles des Anarfes. Et, apparemment, ce sont bien eux qui ont capturé ma mère. Du moins, c’est ce qu’a dit Mimsagrev. Moi… j’ai essayé de m’informer davantage, mais je ne trouve aucun livre qui parle des Adorateurs de Numren.
— L’archipel des Anarfes ? —répéta Akyn, bouche bée—. Mais personne n’y vit. C’est infesté de dragons.
— Je le sais —répliqua Aléria—. C’est pour ça que j’ai pensé : quel meilleur endroit pour cacher une invention puissante et son inventrice ?
Avec un geste pensif, je saisis la feuille et je la tournai un peu, essayant de chercher quelque signification à ces marques, en vain.
— Moi qui avais toujours pensé que ma mère faisait des expériences qui ne servaient à rien… —murmura Aléria.
Je levai la tête, surprise.
— Les potions peuvent faire des choses qu’aucun celmiste ne pourrait faire —lui dis-je.
— Oui, mais… —Elle secoua la tête—. J’ai toujours pensé que ma mère aimait seulement se donner des airs d’alchimiste. Le nombre de fois qu’elle a provoqué des explosions dans le laboratoire ! Je n’aurais jamais pensé qu’elle parviendrait à inventer… quelque chose d’important.
— Ça, c’est parce que tu écoutes trop ce que disent les gens —lui dit Akyn—. Mais je suis sûre que si tu demandais la vérité à Dolgy Vranc, il te la raconterait.
Comme Aléria et moi nous regardions, stupéfaites, il fit un geste.
— Oh, voyons, ne me dites pas que vous ne vous souvenez pas de ce qu’a dit Dol ? —Toutes deux, nous fîmes non de la tête, perdues—. Il a dit qu’il connaissait ton père, Aléria. Je suis convaincu qu’il saurait répondre à certaines de tes questions.
— Et que va-t-il me raconter que je ne sache déjà ? —répliqua Aléria—. Je sais que c’est notre ami, mais souviens-toi que ma mère lui avait demandé un prêt. Je me méfie des prêteurs.
Je me frottai la joue, songeuse.
— Akyn a raison —approuvai-je—. Et si Dol ne sait rien, ce n’est pas grave. Le principal, c’est que tu saches où est Daïan pour que nous puissions aller la sauver, n’est-ce pas ?
Aléria acquiesça puis fit non de la tête.
— Nous ne pouvons pas. Ne parlez de ça à personne. Si les gens apprennent tout ça, ils ne me croiraient pas. Au plus, ils penseraient que je suis devenue folle.
Son expression de découragement me fit prendre une décision.
— Nous allons nous informer davantage sur les Archipels des Anarfes et les Adorateurs de Numren —déclarai-je—. Et quand nous saurons ce qu’il en est, nous irons sauver Daïan.
Aléria me foudroya du regard.
— Non, Shaedra. C’est impossible. N’essaie pas de nous tromper tous avec des illusions. Les Anarfes sont de trop petites îles. Trop dangereuses. Probablement, nous n’y parviendrons jamais.
Je croisai son regard profond et rougeoyant et, alors, je compris : Aléria était convaincue qu’elle ne reverrait pas sa mère. Cette idée m’horrifia et cela m’effraya au point de pas avoir le courage de parler davantage sur ce sujet. Aléria, apparemment, hésitait entre connaître toute la vérité et se résigner tout simplement. Et Akyn, le visage déconfit, semblait inquiet.
À travers Syu, me parvint une musique rapide de flûtes et je me tournai vers Frundis. Le singe grattait le pétale bleu du bâton, et la musique s’écoulait agréablement au travers du flux de Kershi. D’un air décidé, je mis ma cape, j’empoignai Frundis et je dis :
— Allons à Roche-Grande.
Comme tous deux me regardaient, l’expression perplexe, j’ajoutai :
— Comme dit Syu : “mieux vaut faire une course que passer sa vie entière assis à manger des couleuvres”.
« Et : qui pense trop n’arrive à rien », ajouta Syu, en prenant appui sur Frundis pour venir se percher sur mon épaule.
« Moi, je connais une autre expression », intervint Frundis. « Si tu as en tête cent mille et un problèmes, mieux vaut ne pas te lever, sinon l’un d’eux finira par te faire trébucher. »
Je soufflai mentalement.
« Je préfère les proverbes de Syu, les tiens sont toujours très longs », lui dis-je, sur un ton d’excuse.
« Ha ! », fit Syu avec un grand sourire.
Frundis émit un claquement arrogant.
« Vous ne savez pas apprécier les vieux proverbes. Celui-ci, précisément, je l’ai entendu dans la bouche d’un herboriste. »
— Shaedra ? —m’interpela Aléria, en me regardant l’air inquiet—. Ça va ?
Je sursautai. Peu de temps s’était écoulé depuis que j’avais prononcé à voix haute le proverbe de Syu, mais ils devaient avoir remarqué sur mon visage que j’étais totalement partie dans les nuages.
— Oh. Frundis, Syu et moi parlions de proverbes —expliquai-je avec un grand sourire—. Alors, nous faisons une promenade sous la pluie ?
Pour une raison ou une autre, Akyn et Aléria sourirent et acquiescèrent, enthousiastes. La promenade en elle-même fut calme et agréable, mais les choses tournèrent mal. Une heure plus tard, nous détalions précipitamment en direction d’Ato, avec quatre nadres rouges sur nos talons. Frundis et moi, nous réussîmes à les dérouter grâce à l’illusion harmonique d’un terrible monstre sorti de mon imagination. Les nadres rouges étaient stupides et ils se laissèrent tromper un moment, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que l’illusion se défaisait et perdait de son réalisme. Mais la ruse nous donna le temps d’arriver aux premières maisons d’Ato. Nous allâmes donner l’alerte et nous nous aperçûmes qu’elle avait déjà été donnée : depuis l’autre flanc de la colline, nous vîmes cinq nadres rouges qui avaient mis le feu à une ferme des environs. Les Gardes d’Ato couraient de toutes parts. Au total, ils étaient cinquante-trois. Douze avaient traversé le Tonnerre, et il en restait donc quarante et un, pour repousser les bandes de nadres rouges. C’était amplement suffisant s’ils ne se dispersaient pas trop.
Je frémis en voyant un garde achever un nadre rouge. Nous nous réfugiâmes chez Aléria. Stalius était sorti, sûrement à la recherche de sa protégée. Le pauvre devait être très préoccupé, pensai-je, en regardant par la fenêtre.
— Tu crois qu’ils viennent parce que tu n’as pas mis le shuamir, Shaedra ? —demanda Aléria, l’air méditative.
La question me dérangea et je fis non de la tête.
— Je ne crois pas que les Hullinrots aient quoi que ce soit à voir avec ça. Nous sommes en train de changer de Cycle. Généralement, ce sont des périodes où les créatures sortent davantage des portails funestes, non ?
Aléria acquiesça, sans rien dire, et je me demandai ce qu’elle pensait vraiment des Hullinrots.
Le massacre des nadres rouges dura environ une heure, mais ensuite plusieurs gardes s’enfoncèrent dans la forêt pour s’assurer qu’il n’en restait plus tandis que les autres se hâtaient de brûler les corps des nadres qui n’avaient pas encore éclaté pour éviter qu’ils ne produisent plus de dommages. Ensuite, il fallut éteindre plusieurs feux et, heureusement, la pluie facilita la tâche.
Sur toute la distance qui séparait la forêt d’Ato, des sillons de boue s’étaient formés suite au passage des nadres rouges. Tout était fini et, heureusement, aucun garde n’avait subi de blessures graves. Dans ces circonstances, les habitants d’Ato se rendaient compte de la véritable chance qu’ils avaient de disposer d’une garde pour protéger leurs vies. Les gardes souriaient, exténués, les habitants les acclamaient, en leur demandant comment s’était passé le combat, et finalement, les conversations étaient assez ennuyeuses et violentes, mais tout le monde se réjouissait de savoir que tous étaient de nouveau en sécurité. Ce même après-midi, je sus qu’Ozwil et Révis avaient participé à la bataille, sans autorisation, et que leurs parents les avaient grondés, mais ensuite ils étaient sortis proclamer à qui mieux mieux que leurs fils étaient des courageux. J’étais encore en train de m’imaginer un Ozwil bondissant sur les nadres rouges sans pouvoir les atteindre lorsqu’enfin, fatiguée, je trouvai le sommeil cette nuit-là, un sourire sur les lèvres.
Il n’arrêta pas de pleuvoir pendant toute la semaine et le Tonnerre avait commencé à tout détruire sur ses rives. Et un jour, il emporta le pont.
Ce fut un événement mémorable, parce que ce pont était là depuis presque cinquante ans. Mais la force de l’eau avait fini par l’emporter. Ceci sépara Ato en deux et les habitants de l’autre rive, qui étaient des fermiers et des bergers pour la plupart, se retrouvèrent totalement isolés. Les jours suivants, cependant, le Tonnerre se tranquillisa et la pluie laissa place à la neige. Au début, la neige ne tenait pas, mais au bout d’une semaine, l’atmosphère se refroidit beaucoup et la terre se couvrit de givre. Les toits et les arbres s’habillaient de blanc et un matin, lorsque je me réveillai, je vis que le toit près de ma fenêtre était totalement recouvert de neige et que le jour était radieux. À la taverne, Kirlens sifflait joyeusement, Wiguy était moins bavarde et plus souriante, Taroshi moins stupide. En me rendant à la Pagode Bleue, je vis les gens dans la rue, bien emmitouflés sous plusieurs épaisseurs, sortis profiter du soleil, pour la première fois depuis des semaines. Lisdren me salua avec plus d’enthousiasme et, lorsque je croisai Nart, celui-ci me lança une boule de neige. Je répliquai et nous nous jetâmes des boules de neige de plus en plus grosses, en riant aux éclats, jusqu’à ce que nous soyons trempés. Je me souvins alors que je devais aller à la Pagode Bleue et je me mis à courir à toute allure, tandis que Nart se dirigeait tranquillement vers le point de rencontre qu’ils avaient accordé avec son maître et ses amis, car ceux-ci avaient décidé d’aider à la reconstruction du pont.
J’arrivai en retard à la Pagode, et j’entendis le grognement d’Aléria en m’approchant. Le maître Aynorin, de son côté, me contempla avec un sourire amusé.
— Je vois que tu as reçu plus de boules de neige que moi. Et pourtant je ne crois pas que tu aies été réveillée par une boule de neige comme moi. C’est un réveil très brutal —ajouta-t-il, l’air faussement plaintif.
Nous nous esclaffâmes tous.
— Suivons l’exemple de Sarpi ! —s’écria Laya.
Le maître Aynorin la menaça du doigt.
— N’y pense même pas. Maintenant, revenons à notre leçon. Shaedra, assieds-toi et ne dérange pas.
Obéissante, je m’assis et j’écoutai la leçon d’Aynorin avec intérêt. Ce jour-là, il parlait de la noblesse dans les Républiques du Feu et des différentes formules de politesse qui existaient là-bas. Elles n’avaient rien à voir avec celles d’Ato. Sans être presque inexistantes comme c’était le cas des Communautés d’Éshingra, elles étaient moins gestuelles et beaucoup plus ampoulées qu’en Ajensoldra. Par exemple, pour remercier un noble possédant un titre de zaldin, il fallait dire quelque chose du style : « Je baise les pieds de son excellence et de son illustrissime famille pour une si grande générosité ». Et nous rîmes beaucoup en nous imaginant le noble ôtant ses bottes pour permettre aux autres de lui baiser les pieds. Le maître Aynorin mit un bon moment à s’arrêter de rire et il reconnut qu’il n’avait jamais imaginé une scène aussi drôle.
Parfois, les formules manquaient de logique, comme c’était le cas lorsqu’on souhaitait prendre congé d’une dame mariée de haut rang : « Que les dieux accompagnent l’époux et sa charmantissime dame, votre Grâce ». Yori provoqua une polémique en disant que cette phrase était de mauvais goût, car qualifier de charmante une dame était irrévérencieux et pouvait susciter la jalousie. Le maître Aynorin roula les yeux en l’entendant, mais Marelta se rebiffa aussitôt en demandant pourquoi l’on ne pourrait pas flatter quelqu’un même s’il était marié. Yori et Marelta commencèrent à se disputer et le maître Aynorin imposa le silence.
— Écoutez donc, « charmantissime » fait référence à sa distinction comme femme de condition, comme c’était la coutume autrefois. —Il fit une pause—. Vous comprenez ?
Nous acquiesçâmes en silence et le maître Aynorin se mit à nous parler de la politique des Républiques du Feu, en nous posant des questions sur ce que nous savions déjà. Aléria, pour ce qui est de la politique, ne connaissait pas grand-chose de plus que les autres et il s’avéra que celle qui en savait le plus c’était Marelta. Curieux penchant.
Rester assis pendant plusieurs heures à la Pagode Bleue n’était pas une bonne idée : le froid s’infiltrait petit à petit dans le corps et le paralysait. De sorte qu’Aynorin alternait les leçons théoriques avec des courses, des combats d’agilité ou de force, des sauts et de la gymnastique. Bien que le maître Aynorin soit beaucoup plus jeune que le maître Jarp, ce dernier était beaucoup plus agile, mais Aynorin expliquait mieux la théorie et, en fin de compte, les deux maîtres étaient très différents. Moi, personnellement, je préférais de loin le maître Aynorin. Mais je pensai, en souriant, que Wiguy n’aurait sûrement pas été de mon avis, vu comme elle aimait la discipline.
Cette nuit-là, je me transformai et je sortis avec Syu et Frundis pour faire une promenade. Il faisait froid, mais, au moins, il ne neigeait pas et on voyait les étoiles très nettement dans le ciel noir. J’ouvris la fenêtre, ou du moins j’essayai, mais je constatai que, comme des mois auparavant, un sortilège m’empêchait de l’ouvrir.
— Drakvian —marmonnai-je, en soupirant. Et alors, j’écarquillai les yeux. Drakvian ! Elle était revenue !
Comme j’étais transformée, je ne pouvais défaire le sortilège : rien de ce que l’on m’avait appris ne me permettait de contrôler les énergies dans cet état. C’était comme si, possédant deux jambes, je savais comment les bouger, mais n’en étais pas capable. Contrôler mes énergies dans ces conditions était impossible. Même mon jaïpu était différent.
Je sortis donc de ma chambre par la porte, je descendis les escaliers très silencieusement et je sortis en traversant en courant la cour où se dressaient les sorédrips, qui avaient perdu leurs feuilles. Un quart d’heure après, je marchais dans la forêt. Syu grelottait et je l’invitai à se couvrir sous ma cape.
« Les gawalts n’ont jamais froid », dit Syu, en claquant des dents. « Ils ne sont pas habitués à voir tant de neige… »
« Peut-être que c’est le cas des gawalts que tu as connus », lui répliquai-je. « Ceux qui vivent dans les Hordes voient de la neige pendant des mois. »
« Eh bien, ceux-là ne sont pas ceux de mon peuple », dit-il simplement.
Je pris un air pensif.
« Je devrais te faire une cape, une bonne, fine, mais chaude, qu’est-ce que tu en penses ? »
Le regard de Syu s’illumina.
« C’est vrai ? Bien ! Si tu me fais une cape verte, j’enlève le foulard vert. »
Je lui attrapai la queue.
« Marché conclu », répondis-je.
« Eh ! Ne joue pas avec ma queue », protesta-t-il.
Je ris et me tournai vers Frundis en m’apercevant qu’il avait cessé de chanter.
« Qu’est-ce qui se passe, Frundis ? »
« Moi aussi, j’aimerais avoir une cape », marmonna-t-il, si bas que j’eus de la peine à l’entendre.
« Toi ? Mais… Sur un bâton cela paraîtrait bizarre. »
J’entendis le long soupir de Frundis.
« Je sais. Parfois, je regrette de ne pas avoir deux jambes et deux bras. Bien que cela ne m’arrive pas souvent », ajouta-t-il sincèrement.
Je souris, en remarquant son changement d’humeur.
« Et si tu nous chantais Le livre des trois princesses de Snorindia ? Cela fait longtemps que nous ne l’entendons pas. »
Frundis protesta, Syu et moi insistâmes et le musicien, humblement, s’inclina devant son public.
« Qu’il en soit ainsi. » Il se racla la gorge. « Le livre des trois princesses de Snorindia. Version complète », annonça-t-il, sur le ton du conteur.
La version complète avait plus de six cents vers et, le singe et moi, nous nous préparâmes à l’écouter. Nous fîmes une course, puis j’attachai Frundis dans mon dos avec une corde et nous grimpâmes dans les arbres. Nous passâmes ainsi plus d’une heure, répétant joyeusement les vers chantés de Frundis. Je connaissais déjà très bien certains fragments et je les chantais en chœur avec Frundis. Pendant tout ce temps, je ne sentis pas le froid parce que je ne cessai d’être en mouvement et, en plus, j’avais l’impression qu’en me transformant, les changements de température m’affectaient moins.
Frundis termina, moi, je prononçai le dernier mot, Syu émit une petite mélodie gutturale comme touche finale et quelqu’un, quelque part, applaudit. Je me paralysai et, perchée sur une branche, je regardai en bas. J’aperçus une ombre immobile sur la neige. La silhouette m’était familière… Avec un sourire, je me laissai tomber sur le sol et je m’écriai :
— Drakvian ! Je suis contente de te voir.
La jeune vampire ôta sa capuche découvrant ses cheveux verts et bouclés et sa peau aussi pâle que la neige. Elle montra ses canines pointues.
— Bonjour, Shaedra. Avec cette chanson peut-être réussiras-tu à attirer quelque cerf. Ils se font rares dernièrement.
Sa voix avait un timbre rauque et ses yeux étaient voilés, comme si elle n’était pas tout à fait réveillée. Je fronçai les sourcils, étonnée.
— Où étais-tu tout ce temps ? —demandai-je, curieuse.
— Je n’ai pas fait grand-chose. J’ai passé mon temps à rôder dans le coin —répondit-elle.
Sa voix n’avait pas cette note d’humour qu’elle avait d’habitude et je commençais à me demander si elle allait bien ou si, soudain, l’envie lui avait pris de boire du sang saïjit. J’avalai ma salive et je me raclai la gorge.
— Alors comme ça… tu n’as pas bougé d’ici ? Cela explique pourquoi les chasseurs ont trouvé des animaux morts saignés… Je croyais que Marévor Helith t’avait envoyée faire autre chose.
Cette fois, Drakvian s’agita, révélant une certaine colère.
— Marévor Helith ne me dit pas ce que je dois faire.
Je la regardai, dubitative, mais je haussai les épaules.
— Pourquoi as-tu encore fermé la fenêtre de ma chambre ? —demandai-je alors, comme elle n’ajoutait rien.
Drakvian tendit une main et s’approcha d’un arbre avec des mouvements raides.
— Je voulais… que tu viennes me voir. J’ai besoin… de ton aide.
Son ton entrecoupé m’inquiéta plus que son aspect, qui, outre sa raideur inhabituelle, était toujours aussi pâle et vampirique. Je me précipitai pour la soutenir et l’aider.
— Tout… tout va bien, Drakvian ? —m’inquiétai-je.
Ses mèches vertes s’agitèrent lorsqu’elle secoua la tête.
— Franchement, je me sens très mal —reconnut-elle, en s’asseyant sur le sol enneigé—. J’ai froid. Et je suis fatiguée et je sens que ma tête tourne… je crois que je suis malade.
Écarquillant les yeux, je levai la main et lui touchai le front. Elle était tiède. En réfléchissant un peu et en me rappelant que la vampire avait normalement une peau plutôt froide, je commençai à me préoccuper sérieusement.
— Malade ! —fis-je, incrédule—. Qu’est-ce… Comment ? Je croyais que les vampires ne pouvaient pas…
— Uniquement lorsque l’on boit trop de sang —m’interrompit la vampire d’une voix faible—. Je crois… que j’ai exagéré et je me sens trop énergique. Je suis stupide. Combien de fois ai-je lu qu’un vampire trop gorgé de sang devient vulnérable au froid et à la maladie ? Grrr —grogna-t-elle, de mauvaise humeur et découragée.
— Courage —lui dis-je en me levant et en lui tendant la main—. Tu ne peux pas rester assise ici, dans la neige. Revenons à la maison. Le meilleur remède contre la maladie c’est le repos.
La vampire ne protesta pas, mais elle refusa ma main pour se lever. Mes paroles semblaient lui avoir remonté le moral et nous regagnâmes ma chambre rapidement et sans que personne ne nous voie. Je tentai de ne pas penser à ce qui se passerait si un garde me voyait en compagnie d’une vampire. L’histoire se serait mal terminée sûrement. À Ato, on ne considérait pas très différemment les vampires et les nakrus, même si, toutefois, on les considérait moins dangereux. Drakvian devait être très douée pour se cacher aussi bien pendant tant de temps et si près des saïjits.
Drakvian assura qu’elle était capable de défaire son sortilège de fermeture sur ma fenêtre et nous grimpâmes donc sur les toits, ce qui n’était pas très prudent parce que les toits étaient couverts de neige et il était difficile de ne pas laisser d’empreintes. J’essayai d’effacer un peu nos traces, mais cela ne faisait que les empirer, de sorte que nous fîmes confiance au temps en espérant qu’il se mettrait à neiger et nous rentrâmes dans ma chambre. Il ne faisait pas aussi chaud que dans la cuisine, de jour, mais au moins nous ne sentions ni le vent glacé ni la neige au-dessous de nous.
Je tirai le rideau mauve jusqu’à masquer totalement la fenêtre et j’allumai la lampe pour illuminer la chambre sombre.
— Enlève tes habits et entre dans le lit —lui conseillai-je.
La vampire, dont les yeux s’étaient fermés de fatigue, sursauta.
— Quoi ? Enlever mes habits ? Pas question ! —refusa-t-elle, agrippant sa cape comme si quelqu’un voulait la lui voler.
Je haussai un sourcil, impatiente.
— Ta cape est trempée. Je la suspendrai sur cette corde, pour qu’elle sèche. Regarde, je te donnerai une de mes tuniques. —Comme elle faisait non de la tête, je m’impatientai—. Tu ne vas toute de même pas mettre toute cette neige dans mon lit ? Après le matelas moisira et tout cela parce que tu n’auras pas voulu accepter mon aide —argumentai-je—. Tu voulais que je t’aide, n’est-ce pas ? Alors, laisse-moi prendre soin de toi.
Drakvian me regarda fixement un bon moment et, lentement, acquiesça de la tête.
— D’accord —dit-elle sur un ton plus ferme.
Tandis que j’essayai d’arranger un peu la paillasse de Syu et de l’agrandir, elle enleva sa cape et se dénuda avec pudeur. Sa timidité m’amusa parce qu’elle ne s’accordait en rien avec son caractère moqueur et sanguinaire. Drakvian tourna la tête vers moi et me foudroya du regard. Je lui passai une de mes tuniques et lui dis :
— Tu survivras à cette grippe, ne te tracasse pas. Et maintenant dormons, je n’en peux plus —soufflai-je—. C’est l’inconvénient de se transformer en démon. Sur le moment, j’ai l’impression que je pourrais courir une journée entière et, après, j’ai comme un coup de barre et c’est là que je commence à être pessimiste.
Drakvian se mit au lit et sourit. Ses cheveux verts se collaient à son front blanc où perlait la sueur.
— Bonne nuit, Shaedra.
— Bonne nuit, Drakvian —répondis-je, en éteignant la lumière de la lampe. Je pensai, alors, que j’aurais dû lui proposer au moins un verre d’eau. Juste à temps, je me souvins qu’elle ne buvait que du sang et je fermai la bouche, me couchant auprès de Syu.
Je demeurai en silence un moment. Je perçus un léger bourdonnement de musique éteinte et je fus surprise de comprendre que bien que je ne touche pas Frundis avec la main, il était suffisamment près pour que je sente sa présence.
— Tu sais ? —dit la voix de Drakvian, dans un soupir—. Les vampires, nous ne sommes pas très différents des saïjits. Plus nous sommes vivants, plus nous sommes vulnérables.
— Plus un gawalt est adroit, plus il a de probabilités de tomber d’un arbre —citai-je sagement—. En tout cas, si boire du sang te rend vulnérable comme les saïjits, tu ne peux pas rester dehors par ce froid à glacer le sang.
Drakvian expira longuement.
— Tu as raison. Le sang est mon point faible. Je n’aurais pas dû en abuser. Sais-tu pourquoi, les vampires, nous sommes si peu nombreux ? Parce que pour nous perpétuer, les vampires doivent s’alimenter constamment pendant douze mois entiers et ensuite, il faut alimenter le bébé pour qu’il grandisse. C’est pour ça que beaucoup de vampires n’atteignent leur taille adulte qu’après leur vingt ans. Moi, je dois encore grandir un peu.
Elle s’esclaffa et je commençai à me rendre compte qu’elle délirait. Mais, apparemment, Drakvian avait envie de parler davantage.
— Moi, je n’ai jamais vécu avec des vampires —disait-elle—. Ma mère est morte et mon père était trop bouleversé pour s’occuper de moi. Je suis partie. Je m’en souviens encore, j’avais à peine quelques mois. Je suis restée plusieurs semaines sans boire une seule goutte de sang. J’aurais dû mourir. —Elle laissa échapper un petit rire—. Normalement, un bébé a toujours besoin d’un minimum de sang, pour que son esprit ne se détériore pas et pour que sa croissance ne soit pas bloquée pour toujours. C’est une louve qui m’a sauvée ; elle avait tué ses petits, car elle était malade et ne pouvait les alimenter. Je me suis alimentée de leur sang à tous et j’ai commencé à grandir comme une fleur de lanka. Ha ! Comme une fleur de lanka —répéta-t-elle, réjouie—. Mais la lanka est vénéneuse… disons plutôt comme un avrikul, une de ces plantes carnivores… quoique… est-ce qu’il n’existe pas une plante vampirique qui boive du sang ? Cela m’étonne, cela existe sûrement. —Elle s’esclaffa—. Une plante vampirique ! J’aimerais voir ça. Bavant le sang…
Elle éclata de rire. Syu et moi nous regardâmes, hallucinés. Drakvian continua à parler un bon moment et toutes ses paroles avaient de moins en moins de sens. À un moment, je compris que ce n’était pas à moi qu’elle parlait, mais à Ciel : je mis un bon bout de temps à comprendre que ce « Ciel » était sa dague.
« Je comprends que ce soit ton amie et tout », dit Syu, prudent. « Mais, sincèrement, cela me fait peur de dormir aussi près de… quelqu’un comme elle. »
Je soupirai.
« Du calme. Elle est malade. Elle est seulement en train de délirer. Wiguy m’a dit que, moi aussi, cela m’arrivait. Lorsque tu as beaucoup de fièvre, tu ne te rends pas compte de ce que tu dis. »
Syu fit une moue de singe.
« Cela ne me rassure pas. Et si, soudain, il lui prend l’envie de boire du sang ? Qu’est-ce qui se passera si elle ne s’en rend pas compte ? »
Je frissonnai rien que d’y penser puis je fis non de la tête.
« Syu, ne dis pas de bêtises. En plus, Drakvian est précisément malade parce qu’elle a bu trop de sang. Et elle n’attaque pas les saïjits. »
Syu me regarda, surpris.
« Moi, je ne suis pas un saïjit », objecta-t-il.
J’ouvris grand les yeux et je grimaçai. Mince.
« Dors, va », dis-je, en me raclant la gorge.
Il y eut un silence dans la conversation et, pendant ce temps, Drakvian murmurait des choses inintelligibles parmi lesquelles je ne reconnus que le mot « grenouille ». Alors, Syu demanda :
« Tu n’as pas oublié ma cape, n’est-ce pas ? »
Je souris, en m’en souvenant.
« Bien sûr que non. J’ai une mémoire de dragon, qu’est-ce que tu crois ? », lui répliquai-je.
Le singe grogna, incrédule, mais il se contenta d’ajouter « Une cape verte » avant de plonger dans un sommeil tranquille. Je continuai à écouter un moment le délire de Drakvian et, petit à petit, je sentis que la berceuse de Frundis m’engourdissait les sens.
Je rêvai que j’étais une statue de verre qui tombait du ciel et qui n’atteignait jamais la terre. Elle tombait infiniment, croisant des nuages et des créatures étranges, et une musique de violons s’insinuait doucement dans mon rêve.
Je me réveillai en entendant trois coups rapides frappés à la porte. Je me levai d’un bond, en me demandant ce que je faisais sur une paillasse. Je ne revins à la réalité que lorsque je vis que Drakvian était toujours dans mon lit, les yeux ouverts et remuant les lèvres sans émettre aucun son.
« Elle doit sûrement être aphone », dis-je à Syu.
Alors, trois autres coups sonnèrent de nouveau à la porte et je restai pétrifiée. Drakvian… il ne fallait pas qu’on la voie !
— Qui est-ce ? —demandai-je à voix haute.
— C’est moi, Déria ! —répondit une voix derrière la porte.
Je reconnus la voix et j’ouvris avec précaution.
— Déria ? —fis-je, quand je vis que c’était bien elle—. Entre.
Je refermai rapidement derrière elle. Déria, qui tenait entre ses mains un objet dissimulé sous une étoffe noire, fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que… ?
Mais mon geste de la main la fit taire et je m’écartai pour qu’elle voie Drakvian. Elle écarquilla les yeux puis sourit largement.
— Drakvian ! —s’écria-t-elle.
— Déria —fis-je, furieuse, mais à voix basse, en lui faisant signe de parler plus bas—. C’est une vampire, tu te souviens ? Si les gens la voient…
Je ne terminai pas ma phrase, mais mon expression suffit pour que Déria ouvre la bouche en un grand « o » de compréhension et de honte.
— Elle est malade —expliquai-je, plus conciliable.
Déria me regarda avec incrédulité.
— Malade ? Mais…
— Oui, c’est exactement ce que je lui ai dit, un vampire n’est pas vivant comme les saïjits, mais lorsqu’il boit trop de sang, c’est comme s’il l’était complètement, tu comprends ?
Déria haussa les épaules et je fronçai les sourcils, en regardant l’étoffe noire.
— Pourquoi es-tu venue si tôt ? —demandai-je.
À ce moment, la drayte sembla oublier totalement la vampire et elle leva l’étoffe vers moi, de façon théâtrale.
— Devine ce que c’est —me dit-elle.
J’arquai un sourcil interrogatif, je hochai négativement la tête et je me tournai vers le singe.
— Syu ?
Syu inspira plusieurs fois, mais secoua la tête.
« Ça sent le cristal. »
— Du cristal ? —répétai-je, surprise.
Déria acquiesça, contente, et enleva l’étoffe, découvrant une dague presque transparente. Elle la prit par le pommeau et déclara :
— Voici Endormeuse. C’est Taetheruilin qui me l’a faite lorsqu’il s’est aperçu que ce matériau était unique. Ce n’est pas n’importe quel cristal, c’est du cristalève, il vient du Bois de Mirtran, dans les Souterrains —expliqua-t-elle, sur un ton important—. Du moins, c’est ce qu’ont dit Dol et Taetheruilin. Comment tu la trouves ?
Je contemplai la lame cristalline avec admiration pendant que Déria me regardait, attendant que je dise quelque chose.
— C’est… c’est la barre de métal que nous avons trouvée dans les Prairies de Drenaü ? —demandai-je avec précaution.
Déria acquiesça de nouveau, énergiquement.
— Ouaip —répondit-elle—. J’ai gardé dans une boîte la plupart des morceaux qui sont restés après avoir fait la dague.
— La plupart ?
— Taetheruilin a voulu conserver deux morceaux et Dol un autre. Apparemment, le cristalève a déjà en soi des effets soporifiques. Mais Dol dit que, malgré cela, il lui semble qu’Endormeuse est enchantée. Celle qui est enchantée, c’est moi ! —s’écria-t-elle, en riant.
Elle fit quelques mouvements avec la dague et me menaça avec elle. Alors je remarquai que la pointe de la dague était ronde et je ris.
— Dol t’a interdit d’avoir une dague pointue ? —lui dis-je.
Déria roula les yeux.
— De toutes façons, le cristalève ne coupe pas comme le ferait le cristal des Extrades. Mais j’avais besoin d’un pommeau et j’ai décidé de lui donner cette forme.
Elle me la tendit et je la pris, en faisant attention de ne pas toucher la lame. Elle était très légère. Elle avait le poids d’une fourchette, bien que sa lame soit plus large et plus longue. À travers la lame, je pouvais voir le visage de Déria.
— Tu as vérifié si elle n’a pas perdu son effet une fois modifiée ? —lui demandai-je.
Déria fit une moue et secoua négativement la tête.
— Je viens juste de chez Taetheruilin. Dol est resté chez lui pour parler de je ne sais quoi sur des matériaux enchantés et, moi, je suis venue ici parce que je voulais te la montrer… Alors… je l’essaie ?
— Euh… —hésitai-je—. Quelle heure est-il ?
— Sept heures et demie —répondit-elle.
— Il vaudra mieux que nous ne commencions pas la journée endormies —décidai-je finalement—. Nous l’utiliserons l’après-midi, qu’en penses-tu ?
Alors, je remarquai que le regard de Déria se posait sur un endroit derrière moi et je me retournai. Drakvian était toujours allongée, mais, maintenant, elle agitait la main, comme si elle chantait mentalement. Je compris tout de suite à quoi pensait Déria et je fis un non catégorique de la tête.
— Déria ! À quoi penses-tu ?
La drayte se mordit la lèvre et signala Drakvian du menton.
— Tu crois que nous pourrions utiliser Endormeuse pour que Drakvian puisse mieux dormir ?
— Je vous rappelle que les vampires ne dorment pas de la même façon que les saïjits —dit soudain Drakvian d’une voix groggy.
Je sursautai.
— Drakvian ? —dis-je, hésitante, en m’approchant du lit—. Tu… tu es là ?
Pour la première fois depuis que je l’avais vue malade, les yeux de la vampire brillèrent un peu et m’observèrent d’un air ennuyé, laissant clairement comprendre qu’elle considérait ma question réellement stupide. Je rougis.
— Comment te sens-tu ?
Drakvian souffla pour toute réponse. Je fronçai les sourcils, inquiète. Cela n’augurait rien de bon.
— Tu veux… tu veux que je t’apporte quelque chose ? —lui demandai-je.
Elle fit non de la tête.
— J’ai la voix rauque, comme si j’avais parlé toute la nuit.
J’écarquillai les yeux, très peu surprise, mais je ne lui confirmai pas ses soupçons. Cependant, Drakvian dut comprendre mon expression, car elle soupira.
— Bon, j’espère ne pas t’avoir trop ennuyée, Shaedra. —Je secouai la tête, pour la tranquilliser—. En tout cas, j’aimerais bien essayer pour voir si cette Endormeuse fonctionne sur moi. Je suis curieuse de savoir si elle me fait de l’effet. Peut-être que je pourrai me remettre de cette maudite fièvre plus rapidement.
— Vraiment ? —intervint Déria, en s’approchant plus enthousiaste—, Shaedra, tu me rends Endormeuse ?
J’hésitai, mais je la lui rendis.
— Tu crois que c’est une bonne idée ? Peut-être que l’enchantement s’est détérioré…
— Cela n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit enchantée ou non —me rétorqua Déria—. Je te l’ai déjà dit, c’est un effet du matériau, c’est… de l’énergie darsique, selon ce que tu m’as appris.
— Ce n’est pas forcément une énergie darsique —la corrigeai-je—, mais peu importe, ce que je voulais dire, c’est que peut-être que ce serait une meilleure idée, pour une première utilisation, de l’essayer sur… une souris ou quelque chose de ce genre.
Déria arqua un sourcil.
— Comme Syu, par exemple ?
Je plissai les yeux, menaçante.
— Si tu touches un seul poil de Syu avec cette chose…
— Ça va, ça va —dit-elle précipitamment—, c’était juste une suggestion.
Syu et moi, nous continuâmes à la scruter d’un œil hostile et elle se tourna vers Drakvian, en évitant notre regard. Elle se racla la gorge.
— Alors… tu veux essayer Endormeuse ?
— Ouaip —acquiesça la vampire, en observant la dague avec curiosité—. Mais avant, laisse-moi l’examiner un peu, tu veux bien ?
— Bien sûr.
La vampire examina un moment le cristalève d’Endormeuse et, finalement, elle acquiesça.
— Joli, comme objet.
Et sans nous avertir, elle saisit la lame de la dague avec son autre main. L’effet fut aussi immédiat qu’imprévu. La vampire se mit à rire aux éclats, sans cesser de serrer la dague dans sa main. Elle montrait, sans essayer de les cacher, ses dents pointues et blanches et ses deux pommettes joyeusement rebondies lui ôtaient un peu son lugubre aspect vampirique. Je la contemplai avec un mélange de surprise et de curiosité. Je me demandais si un jour un vampire avait autant ri et, en même temps, je me demandais si Endormeuse provoquait cet effet uniquement sur Drakvian ou sur tout le monde.
Pendant que j’observai la scène, Déria recula d’un bond, effrayée par une telle crise de fou rire, mais, immédiatement après, elle tenta d’arracher la dague des mains de la vampire. Elle dut se démener un peu parce que Drakvian ne voulait pas la lâcher, mais, finalement, elle réussit à la lui enlever et elle recula jusqu’au mur opposé, en respirant profondément.
— Démons —murmura-t-elle.
Je fronçai les sourcils en voyant que la vampire continuait de rire, mais je remarquai qu’au moins ses spasmes n’augmentaient plus.
« Frundis », dis-je, en prenant le bâton, « peux-tu me faire une faveur ? »
« Hum ? », grogna-t-il.
Il ne paraissait pas très disposé, en déduisis-je. Cependant, je continuai :
« Chante une chanson calme à Drakvian, pour la calmer un peu. Je ne sais pas si c’est bon qu’elle rie autant. Après tout, elle est malade, encore. Ce n’est pas très normal de rire lorsqu’on est malade », raisonnai-je.
« Mmm, d’accord », céda-t-il. « Et quelle chanson veux-tu que je lui chante ? »
J’eus un demi-sourire.
« C’est toi l’artiste, pas moi. Choisis celle qui conviendra le mieux. »
Aussitôt je sentis qu’il repassait ses centaines de chansons ordonnées comme dans une bibliothèque. Je le posai près de Drakvian et je me tournai vers Déria.
— Eh beh, ton Endormeuse ne semble pas l’avoir beaucoup calmée —commentai-je.
Déria ne pouvait pas rougir avec sa peau noire, mais son expression penaude montrait clairement la honte qu’elle ressentait. Je m’esclaffai.
— Ça alors, je n’imaginais pas qu’un jour je verrais une vampire se tordre de rire ! —fis-je, en riant.
Déria enveloppa rapidement sa dague dans l’étoffe noire, sans rien dire. Je devinai que quelque chose la tourmentait.
— Déria, qu’est-ce qui se passe ? Il n’est rien arrivé de grave. Elle rit seulement un peu. Ça ne peut pas être mauvais…
La drayte, cependant, semblait très découragée.
— Je n’aurais pas dû demander à Dol qu’il me fasse une dague avec la barre de métal. Maintenant, même le nom que je lui ai donné n’a pas de sens. Endormeuse —cracha-t-elle—. Comme j’ai été stupide de croire que si l’on changeait la forme, cela ne changerait pas ses effets.
Elle pleurait et, perplexe, je la tirai par la manche pour attirer son attention.
— Déria —fis-je—, cela ne sert à rien de pleurer pour un simple cristal. Mille sorcières sacrées ! Ton Endormeuse au moins n’a pas perdu toute son énergie.
La jeune drayte passa son bras sur ses yeux et acquiesça, tout en se remettant.
— Tu as raison —me dit-elle—. Je devrai changer son nom —ajouta-t-elle.
— C’est une très bonne idée. Et maintenant, si cela ne te dérange pas… est-ce que tu pourrais rester ici et prendre soin de Drakvian ? Au moins jusqu’à ce qu’elle recouvre un peu de sérénité.
Déria acquiesça, en prenant la mission comme quelque chose de personnel : en fin de compte, c’était elle qui avait mis Drakvian dans cet état. Quant à la vampire, elle s’était calmée, mais, de temps en temps, elle laissait échapper encore quelque éclat de rire ou quelque gloussement et elle semblait se trouver dans une tout autre dimension.
— Les vampires ne dorment pas comme nous —dis-je, moqueuse, en répétant les paroles de Drakvian—, mais ils peuvent être inconscients.
— Elle, en particulier, elle est inconsciente —me corrigea Déria—. Maintenant que j’y pense, moi, je n’aurais jamais osé essayer la première un objet enchanté.
Je lui dis au revoir et je m’en fus en courant à toute vitesse à la Pagode Bleue. Je n’avais pas déjeuné, mais ça, je ne m’en rendis compte qu’en y arrivant. Ce jour-là, nous avions le maître Jarp et, bien que je ne sois arrivée que quelques minutes en retard, il ne me le pardonna pas aussi facilement que le maître Aynorin et il me punit en m’obligeant à assister le lendemain à tous les cours des nérus de neuf ans.
— Si tu n’es pas capable d’être à l’heure à ma leçon, cela signifie que tu n’as pas compris les leçons de néru. Par conséquent, je t’invite demain à t’abstenir de venir à ce cours et à aller réapprendre les principes de base de la discipline auprès des nérus.
Ses paroles me blessèrent comme un poignard, mais je n’osai pas faire le moindre commentaire. Pour parachever la punition, Aléria me jeta un regard de reproche, Akyn prit un air compatissant et Galgarrios me regarda la bouche ouverte. De son côté, Marelta eut un sourire triomphant, Yori montra ses dents de mirol, surpris, et Suminaria secoua la tête, comme si rien ne la surprenait. Lorsqu’Aryès croisa mon regard, il sourit, moqueur, et, au lieu de le foudroyer du regard, je lui rendis un sourire espiègle. Si le maître Jarp considérait qu’arriver quelques minutes en retard en classe était de mauvaise éducation et voulait m’envoyer aux cours de nérus, que pouvait-on y faire ?
Pendant les heures suivantes, nous réalisâmes des calculs interminables et je percevais mal le rapport avec un sortilège compliqué qui, théoriquement, avait pour objectif d’accélérer la multiplication des défenses contre les blessures infectées. En ces occasions, Ozwil était le seul qui réussissait à terminer les calculs jusqu’à la fin et Aléria, la seule à savoir ce que signifiait le résultat.
Le cours se termina et nous sortîmes tous de la Pagode Bleue. Ozwil sortit en sautant joyeusement, comme cela lui arrivait lorsqu’il se sentait fier de lui.
— Il ne se lassera jamais de ces bottes ? —commenta Suminaria, alors que les autres, nous sortions de la Pagode plus calmement.
— Cela m’étonnerait —répondit Avend—. Au fait, hier, sa sœur Klayda m’a dit qu’elle voulait t’inviter à prendre le thé.
— Prendre le thé ? —répliqua Suminaria, très étonnée.
— Moi, je ne fais que transmettre le message —répliqua-t-il, en haussant les épaules—. Mais, à ce que je sais, Klayda ne s’intéresse qu’aux commérages. Alors, prépare-toi.
Comme toujours, Nandros attendait Suminaria pour l’escorter jusque chez elle. C’était un tiyan, comme elle, mais ce n’était pas un Ashar. En fait, selon ce que m’avait raconté Suminaria, il était orphelin et il avait été recueilli par la famille Ashar comme serviteur puis comme laquais pour finir comme garde du corps. Il avait soixante-quatre ans et tout trait de jeunesse avait déserté son visage, mais il était toujours un homme élégant et Suminaria me conta, en riant, que toutes les jeunes servantes de la maison étaient folles de lui. Mais Suminaria, pour sa part, en avait assez de le voir toujours à l’affût de ses moindres gestes.
Ce jour-là, Nandros se promenait dans le jardin couvert de neige et je voyais bien qu’il devait être en train de se geler. Suminaria poussa un énorme soupir.
— À demain —nous dit-elle.
Et elle s’éloigna en compagnie de Nandros sans lui adresser le moindre mot. Je comprenais qu’elle en ait plus qu’assez qu’on la suive, mais je ne comprenais pas pourquoi elle ne faisait aucun effort pour parler à Nandros. Après tout, lui, il était garde du corps et, si elle s’était entendue un peu mieux avec lui, peut-être qu’il lui aurait laissé plus d’espace pour respirer.
— À demain, tout le monde —dit Marelta. Son regard, comme par inadvertance, se posa sur moi et elle sourit—. Ah ! Pas tout le monde, j’avais oublié… la néru —prononça-t-elle sur un ton sarcastique.
Je lui montrai les dents et Marelta sursauta.
— Tu as… tu as les dents pointues ! —exclama-t-elle, horrifiée.
J’écarquillai les yeux, surprise, et je mastiquai pour vérifier. Je fis non de la tête : mes dents étaient comme d’habitude. Sous les regards surpris des autres, Marelta se mit à courir vers la sortie du jardin.
— Euh… c’était une plaisanterie ? —nous demanda Yori, troublé.
Akyn haussa les épaules.
— J’ai l’impression que la pauvre perd la tête —fit Aryès, en souriant largement.
Lui, il savait ou s’imaginait ce qu’il s’était passé. Moi, j’avais encore du mal à y croire. Comment avais-je pu me transformer à moitié ? Comment était-il possible que mes dents se soient affilées d’un coup pour redevenir aussi soudainement normales ? Je perçus l’ironie de la phrase d’Aryès avec clarté. Marelta, qui se complaisait à propager la rumeur selon laquelle Aléria devenait folle, venait de partir en courant en jetant une phrase réellement étrange.
Nous nous séparâmes de Salkysso, Kajert, Laya, Révis et Avend et d’un regard, je demandai à Aryès de ne pas s’en aller si vite. Aléria arqua un sourcil, certaine que j’avais quelque chose à leur raconter. Lorsque nous fûmes à l’écart des oreilles indiscrètes, Aléria s’enquit :
— Et alors ? Pourquoi es-tu arrivée en retard en classe ? J’espère que tu as une bonne raison.
Je me mordis la langue, hésitante.
— Eh bien… en réalité, il s’agit de Drakvian —révélai-je—. Elle est malade. Vous savez, la vampire —ajoutai-je, comme ils ne réagissaient pas.
Aléria et Akyn s’arrêtèrent net tous les deux, en pâlissant. Aryès, par contre, fronça les sourcils.
— Elle est très malade ?
— Eeeh —dis-je, pensive—. Justement, je n’en sais rien. Elle a de la fièvre. Et elle est comme absente. Et elle a parlé toute seule durant toute la nuit. Moi, je suis assez inutile pour reconnaître les maladies, juste comme ça, à première vue —leur expliquai-je.
— Tu n’as pas essayé d’utiliser l’énergie essenciatique ? —intervint Aléria, un peu remise.
Je fis non de la tête.
— Je n’ose pas. Drakvian est… spéciale. Elle accorde beaucoup d’importance à son intimité.
— Mais… tu dis qu’elle a parlé toute la nuit ? —réfléchit Akyn—. Cela signifie que… ?
— Qu’elle est dans ma chambre, oui —acquiesçai-je. Il y eut un silence—. Qu’est-ce qu’il y a ? —demandai-je soudain, sans comprendre les visages réservés d’Aléria et d’Akyn.
— Je crois qu’ils sont un peu effrayés —répondit Aryès avec calme—. Ils s’en remettront quand ils la verront.
— Alors comme ça… elle est dans ta chambre ? —dit Aléria d’une voix fluette.
— Oui, je lui ai laissé mon lit, pour qu’elle se repose mieux —dis-je avec naturel—. Ce matin, Déria est restée pour s’occuper un peu d’elle. Elle a souffert une… disons… une crise de rire.
Cette fois, tous trois me regardèrent, l’expression interrogatrice.
— Une crise de rire ? —répétèrent Aléria et Akyn en même temps.
— Euh… oui. Je vais vous expliquer. —Je pris une inspiration—. Déria est venue me voir ce matin avec son Endormeuse et Drakvian a voulu l’essayer et…
J’observai leurs expressions d’incompréhension et je laissai échapper un sourire fatigué.
— Il vaudra mieux que vous la voyiez de vos propres yeux. Passons… par la porte arrière.
J’entrai par la cour arrière du Cerf ailé et les autres me suivirent. Les sorédrips avaient un aspect lugubre, mais beau, cependant, avec leurs branches dénudées et serpentines. La porte était fermée de l’intérieur, je cherchai donc la clé dans ma poche. Je ne la trouvai pas, mais j’avais un morceau de métal. Je le pris et j’ouvris la porte sans gros effort.
— Shaedra ! —s’exclama Aléria sur un ton désapprobateur—, que fais-tu avec ça dans ta poche ?
Je levai un sourcil, sans comprendre.
— Quoi ?
— Ce… morceau de fer. Et… Tu ouvres les portes comme ça, tranquillement, comme si tu étais une voleuse !
Apparemment, elle en était restée sidérée. Je lui adressai un sourire hésitant.
— Qui parle de voleurs ? Cette porte est celle de la taverne, Aléria, nous n’allons rien voler. J’ai oublié d’emporter la clé, c’est tout.
Aléria me regarda fixement puis secoua la tête, mais ne dit rien. Une minute après, nous étions devant la porte de ma chambre. Je la poussai avec précaution.
— Déria ?
Personne ne répondit. J’entrai dans la chambre et ce que je vis m’épouvanta. Déria était allongée sur le lit, la respiration régulière, comme si elle dormait. Le plafond au-dessus était déformé et brûlé, comme si… comme si une boule de feu l’avait heurté. Et sur la paillasse de Syu, se trouvait Drakvian, à moitié couchée, avec un aspect très peu flatteur, mais elle tenait encore Frundis entre ses fins doigts blancs et elle secouait la tête de droite à gauche, en chantonnant de temps en temps.
Nous entrâmes et Aryès referma la porte avec un bruit sourd. Je m’approchai prudemment de la vampire.
— Drakvian ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui est arrivé à Déria ?
Drakvian battit des paupières une fois, très lentement, et leva la tête. En me voyant, elle sourit, en découvrant ses deux canines blanches, ce qui fit légèrement reculer Aléria et Akyn.
— Shaedra ! —s’écria-t-elle d’une voix rauque—. Je suis contente de te voir. Hum… oui.
Elle semblait davantage mal à l’aise que contente et je fronçai les sourcils, en commençant de plus en plus à me préoccuper.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Déria ?
La vampire ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, en faisant un bruit de mastication puis elle dit :
— Eh bien, vois-tu, cette Endormeuse… —Elle sourit largement—. Je me suis mise à rire, ho !, je n’avais pas ri comme ça depuis longtemps. On aurait dit que l’on me faisait la chatouille par tout le corps. Cela a été terrible —dit-elle, sans cesser de sourire, sur un ton rêveur—. Puis, alors que je commençais à me calmer, j’ai perdu le contrôle et cela m’a échappé —son sourire s’éteignit.
Je suivis la direction de son regard et je vis le trou dans le plafond.
— Tu as laissé échapper un sortilège brulique ?
Drakvian acquiesça.
— Je regrette d’avoir abîmé ta maison —dit-elle, l’air vraiment honteuse—. Ça m’a échappé —répéta-t-elle.
— Ce n’est rien —lui assurai-je—. Mais… Comment avez-vous fait pour ne pas brûler tout l’édifice ?
— La neige —expliqua-t-elle—. Déria a rempli le seau, moi… j’ai transformé la neige en eau et, elle, plash, elle l’a projetée vers le haut.
— Je comprends —dis-je posément—. Et maintenant, pourquoi Déria est-elle en train de dormir ?
— Endormeuse —expliqua Drakvian, en fermant les yeux, l’air épuisée.
J’acquiesçai de la tête, pensive.
— Et… tu lui as laissé le lit —déduisis-je.
Drakvian acquiesça sans ouvrir les yeux. Son aspect et son absence presque totale de réaction m’inquiétèrent sérieusement.
— Euh… Drakvian, je te présente Aléria et Akyn —dis-je et je me tournai en arrière, en hésitant—. Euh… Aléria —murmurai-je—, est-ce que tu saurais reconnaître quelle maladie elle a ?
L’elfe noire ouvrit très grand les yeux sans les détacher de la vampire.
— Moi ? —balbutia-t-elle.
— Son état me préoccupe —lui dis-je tout bas—. On dirait vraiment qu’elle est très mal.
Aléria ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Je lui souris, pour l’encourager.
— Il faut… il faut utiliser l’endarsie —dit-elle, inutilement.
— Et, ici, la plus compétente, c’est toi —remarquai-je.
Aléria parut réfléchir pendant une éternité avant d’acquiescer et de s’approcher de la vampire.
— D’accord. Mais… il ne vaudrait pas mieux l’attacher… au cas où ?
Je la regardai, stupéfiée.
— L’attacher ?
Aléria et Akyn échangèrent un regard rapide et je compris le problème : ils ne se fiaient pas encore à Drakvian. C’était normal, me dis-je, moi à leur place, j’aurais ressenti de l’appréhension.
— Bon ! —intervint Aryès—. Je resterai près de Drakvian et s’il arrive qu’elle se jette assoiffée de sang sur toi, Aléria, j’utiliserai Endormeuse. C’est cette dague, n’est-ce pas Shaedra ?
Je me tournai vers lui et je vis qu’il tenait dans la main la dague de Déria. Mon regard se reporta sur Déria, allongée et dormant profondément.
— Endormeuse n’a pas eu le même effet sur Déria que sur Drakvian. Il doit y avoir une explication —méditai-je—. Mais je ne parviens pas à comprendre.
— Vous croyez vraiment que c’est nécessaire de me menacer encore avec cette chose ? —demanda Drakvian faiblement, mais avec une évidente horreur.
Je m’accroupis près d’elle et je la regardai dans les yeux.
— Si tu veux qu’Aléria t’aide, je crains que oui. Tu comprends… c’est la première fois qu’elle voit une… vampire.
Les yeux de Drakvian étincelèrent de malice et se posèrent sur l’elfe noire. Elle inspira profondément et sourit.
— Du sang frais —ronronna-t-elle.
Devant le regard horrifié d’Aléria et d’Akyn, elle se tordit de rire.
— Ah ! Je crois que cette fièvre me donne le fou rire —fit-elle en s’esclaffant.
Je me raclai la gorge.
— Elle plaisante, Aléria. Si elle est malade, c’est parce qu’elle a bu trop de sang. Tu ne cours aucun risque, je t’assure.
Aléria me regarda d’un air soupçonneux, mais, lorsque Drakvian se tranquillisa un peu, elle s’approcha et lui posa une main tremblante sur le front. Elle la retira immédiatement.
— Elle est froide !
Je fis non de la tête.
— Elle est tiède. Normalement, la peau d’un vampire est froide, et maintenant elle est tiède. Cela signifie qu’elle a de la fièvre. Mais j’ignore si cela va empirer ou non. Drakvian non plus ne paraît pas en savoir beaucoup plus là-dessus.
— Je vois —répliqua Aléria.
Alors, plusieurs minutes de silence s’ensuivirent, pendant lesquelles Aléria tenta de découvrir quel était le problème de Drakvian. Moi, j’étais presque sûre que ce n’était pas grave et qu’elle se remettrait rapidement, mais, comme je n’avais jamais vu de vampire malade et que je n’avais jamais rien lu là-dessus, je ne pouvais en être totalement sûre et j’attendais le diagnostique d’Aléria avec impatience.
Que nous soyons six personnes dans une chambre réduite était assez inédit : il n’y avait jamais eu autant de monde dans ma chambre. Aryès et Akyn restèrent debout, aussi impatients que moi, et, pendant ce temps, je m’occupai de Déria. Je lui donnai de petites tapes sur la joue, je la redressai, je la secouai, je lui tirai les cheveux et, lorsque je commençais à croire qu’Endormeuse l’avait plongée dans un sommeil éternel, la drayte s’écria de mauvaise humeur :
— Shaedra, je suis déjà réveillée ! Arrête de me secouer comme un torchon.
Elle ouvrit ses yeux noirs et bridés sans cesser de froncer les sourcils.
— Tu es déjà de retour ? —demanda-t-elle alors, étonnée.
Je roulai les yeux.
— Il est deux heures de l’après-midi, à peu près —lui annonçai-je.
Déria resta pétrifiée un instant.
— Quoi ? ! —Elle inspira fortement—. Dol ! Il doit se demander où je suis. Par tous les démons, qu’ai-je fait ? Où… où est Endormeuse ? —demanda-t-elle soudain. Elle semblait au bord d’une crise de nerfs.
— C’est Aryès qui l’a. Il aide Aléria pour qu’elle puisse s’approcher de Drakvian, et Aléria, à son tour, aide Drakvian. Je dirais que c’est une succession de solidarités —fis-je, pensive.
Déria courut là où se tenaient Aryès, la vampire et Aléria et, l’air impérieux, elle arracha la dague des mains d’Aryès.
— C’est ma dague —déclara-t-elle—. Tu ne peux pas l’utiliser sans ma permission.
— Oh —dit celui-ci, surpris—. Désolé, Déria.
Une fois qu’elle eut enveloppé sa dague dans l’étoffe, Déria parut plus tranquille.
— Déria —fis-je—, pourquoi as-tu touché le cristalève ? Tu as vu ce qui est arrivé à Drakvian ? Elle ne voulait pas lâcher la dague. Tu aurais pu subir les effets de ton Endormeuse pendant des heures, sans que personne ne le sache, et tu aurais même pu mourir. —Déria fit une moue et baissa la tête—. À ce que j’ai pu voir, le cristalève endort les nerfs, sauf ceux des vampires. Et si jamais ton cœur s’était endormi ?
— Alors… —murmura Déria, effrayée.
— Ton cœur se serait arrêté de battre —termina Aléria.
Un frisson me parcourut en pensant que Déria aurait pu être sur le point de mourir par la faute de son Endormeuse. Déria avala sa salive.
— D’accord. J’ai compris. Je vais… je vais en parler à Dol —dit-elle, dans un murmure étouffé.
— Attends, Déria. —Je la retins, alors qu’elle se dirigeait vers la porte—. Je crois que tu ne m’as pas compris. Endormeuse est un objet fantastique. Elle peut aider pour un tas de choses. Mais il faut faire attention avec. De la même façon qu’il faut faire attention avec un couteau même s’il peut te servir à couper des rondelles de carottes.
La drayte acquiesça et je sentis qu’elle était un peu moins découragée.
— Malgré cela, il faut que je parle à Dol —insista-t-elle.
Avec un soupir, je la laissai partir et, après avoir refermé la porte, je me tournai vers Aléria.
— As-tu découvert quelque chose ?
Aléria se leva et acquiesça. Mes yeux s’illuminèrent. Enfin !
— J’ai découvert que, malgré tous les livres que j’ai pu lire sur les différentes créatures qui existent, je ne sais rien de concret sur les vampires —elle réfléchit—. Peut-être que je devrais approfondir un peu mon étude sur les vampires et les maladies qu’ils peuvent attraper. Ça doit être intéressant d’étudier un sujet comme celui-là —ajouta-t-elle, comme pour elle-même.
— Aléria ! —fîmes-nous tous, en protestant.
— Bon, bon —répliqua-t-elle, en levant les mains pour nous tranquilliser—. Je crois que c’est une simple fièvre. En quelques jours, elle sera sur pied.
En entendant cela, Drakvian poussa un gémissement douloureux.
— Des jours ! —fit-elle, en soufflant, sur un ton assassin—. Je ne sais pas comment je vais te supporter, Shaedra.
— Moi non plus —lui répliquai-je, avec un sourire.
Les jours suivants furent exténuants. Après avoir passé une nuit agitée à écouter les délires de Drakvian, je me réjouis presque de passer quelques heures en compagnie des nérus et de répondre à des questions faciles. L’unique inconvénient fut que Taroshi, le fils de Kirlens, n’arrêta pas de me déranger pendant tout le cours, de sorte que le maître Yinur me vit une fois lui tirer les cheveux, menaçante, mais à part ça, je me conduisis comme une sainte.
Chaque après-midi, je revenais rapidement dans ma chambre vérifier que Drakvian allait mieux, puis, après manger, je me rendais à la bibliothèque et j’essayais de faire tous les devoirs que nous donnait le maître Jarp.
Tous, même Aléria et Yori, commencèrent à détester le maître Jarp. Ce n’était pas qu’il soit réellement méchant, mais il nous empêchait d’être nous-mêmes. Les devoirs qu’il nous demandait de faire nous mangeaient tout l’après-midi et, finalement, il ne nous restait que quelques heures pour profiter de la journée. Ozwil était pâle et il semblait toujours fatigué, Aryès et Aléria passaient des heures à la bibliothèque, Yori emportait tous les livres qu’il pouvait et Laya, Akyn, Salkysso et moi, nous nous désespérions, absolument sûrs que le maître Jarp allait nous convertir en zombis. Kajert semblait le plus tranquille de tous et, chaque fois que je le voyais, il portait une nouvelle plante ou un nouveau livre de botanique, comme s’il se désintéressait des connaissances que les maîtres de la Pagode devaient nous inculquer. Quant à Révis, il avait apparemment complètement changé d’opinion sur la Pagode Bleue. Lui, qui était toujours nerveux avant les examens, malgré son faible penchant pour les études, il avait décidé de prendre les choses comme un révolutionnaire et, chaque fois qu’il nous voyait en train d’étudier, il clamait, levait l’index de la main et se mettait à converser sur l’esclavage des Ajensoldranais et à louer la simplicité de la vie analphabète. Je ne pouvais nier qu’en certaines occasions, j’étais totalement d’accord avec lui, mais, malgré tout, ses airs de nouveau prophète m’amusaient beaucoup. Son prosélytisme n’était pas très efficace avec les personnes studieuses, mais il eut, plus d’une fois, un certain effet sur Akyn et moi.
Je supportais bien mieux les leçons du maître Aynorin que celles du maître Jarp, qui, elles, étaient très sérieuses et excessivement abstraites. Nous apprenions des choses qui ne me serviraient à rien de toute ma vie si ce n’est à me vanter d’avoir étudié dans une Pagode. Moi, ce que j’aimais vraiment, c’étaient les harmonies. Et malheureusement, on considérait que les harmonies étaient une énergie inférieure et inoffensive. Malgré cette opinion, je n’osais pas sortir en plein jour avec Frundis, car je ne pouvais être certaine qu’il ne me jouerait pas un mauvais tour. Pourtant, Frundis m’assurait qu’il n’était pas assez fou pour montrer à tout le monde ses “dons fantastiques de compositeur”. Mais je ne le laissai pas me convaincre.
C’est pourquoi Frundis passait des heures à chanter pour Drakvian et la pauvre vampire commençait à saturer. Syu s’en allait seul dans la forêt avec sa cape verte flambant neuve et, moi, je me rendais à la Pagode Bleue et à la bibliothèque, en me demandant quand il cesserait de neiger.
Quelques toitures s’étaient déjà effondrées à cause de la neige et le pont que l’on avait reconstruit sur le Tonnerre était tellement peu sûr que, pour le moment, seuls quelques cékals téméraires avaient traversé. Cependant, le Daïlerrin avait déjà commandé la pierre et engagé les ingénieurs pour améliorer les digues, en prévision des terribles inondations que pourrait provoquer la fonte des neiges au printemps. Et l’on était en train d’élaborer un plan du nouveau pont, plus large, plus haut et plus résistant, à ce qu’on disait. Nart m’assura un jour que ce serait le meilleur pont d’Ajensoldra. C’est à peine s’il exagérait, vu le nombre de ponts dans la région.
Nart, depuis qu’il avait été élevé au rang de cékal, était devenu encore plus téméraire et ses deux amis, Mullpir et Sayos, le suivaient partout. Moi, je me moquais d’eux chaque fois que je les voyais passer à la taverne, chuchotant avec des airs de conspirateurs, et ils avaient pris l’habitude de passer tous les jours, vers six heures, pour boire une chope et me raconter comment s’était passée leur journée.
— Je t’assure que tout le monde admire nos prouesses —me dit Nart, un jour où il faisait spécialement froid.
La taverne était tranquille, car les gens n’osaient pas sortir de chez eux par ce temps. Et Nart, Mullpir et Sayos, le nez rouge et couverts d’épaisseurs, avaient fait irruption dans l’établissement, au milieu d’éclats de rire. Ils me racontèrent un de leurs mauvais coups. Ils étaient visiblement contents de causer sensation dans la ville.
— Tous les nérus nous respectent —acquiesça Mullpir.
— C’est naturel —continua Nart, l’air désinvolte, et il s’esclaffa—. Mais, soyons sérieux. Shaedra, où est Wiguy ?
Je roulai les yeux. Chaque fois qu’il parlait de Wiguy, ses yeux lançaient des étincelles moqueuses.
— Dans la cuisine.
— Oh ! Alors, je n’oserai pas aller la voir —répondit-il—. La dernière fois que je me suis coulé en douce, elle m’a jeté au visage un chiffon qui sentait les mille démons —me raconta-t-il, en chuchotant de façon théâtrale—. J’aurais pu en mourir, elle n’en aurait rien eu à faire —se lamenta-t-il, dramatique, puis il sourit largement et sortit de sa poche un chardon—. Mais, moi, je ne suis pas rancunier et j’aimerais que tu lui donnes ça, en signe de bonne volonté. Je sais qu’il est difficile de courtiser une… comment dire… disons, une femme pleine de caractère, mais mon grand-père m’a dit qu’il valait toujours la peine d’essayer.
Je pris le chardon et je le fis tourner entre mes mains en réprimant un éclat de rire.
— Nart, Wiguy va finir par t’interdire l’entrée dans la taverne. Tu veux vraiment que je lui donne ça ?
Nart prit une mine préoccupée.
— Tu crois que ça ne lui plaira pas ? J’ai pensé que ça irait bien avec son caractère —lui et ses deux amis éclatèrent de rire et se levèrent pour sortir.
— Tu ne changeras jamais, Nart —soupirai-je.
— Je l’espère —me répondit-il, un demi-sourire franc aux lèvres—. Quand tu auras l’impression que je deviens sérieux comme mon père, préviens-moi sans faute.
Je me raclai la gorge.
— Je n’y manquerai pas —lui assurai-je. Je les saluai puis je fermai la porte avec précipitation pour que le froid n’entre pas.
Les jours passèrent et, finalement, Drakvian recouvra ses forces. Et un jour, lorsque je revins, je ne la trouvai plus comme d’habitude plongée dans son délire. En effet, je ne la trouvai pas du tout, car elle était partie.
« Je ne peux pas dire que je ne me réjouisse pas », commenta Syu lorsqu’il fut au courant. Par contre, Frundis reconnut qu’elle lui manquerait un peu.
Plusieurs jours s’écoulèrent sans que j’aie de nouvelles d’elle et lorsqu’Aléria, Akyn et Aryès me questionnaient, je secouai négativement la tête, en me demandant où diables avait pu aller la vampire. Syu m’assurait qu’il ne l’avait pas vue dans les alentours. Peut-être était-elle partie à Dathrun, avec le maître Helith. Qui pouvait savoir.
L’hiver dura jusqu’au mois de Planches et se termina brusquement, lorsque, soudain, plusieurs jours de chaleur se succédèrent. La moitié de la neige des toits fondit le premier jour et les rues devinrent impraticables. Sur la rive du Tonnerre, il y avait de la boue partout et, de la Néria jusqu’au fleuve, de rapides torrents cristallins descendaient en zigzaguant entre les maisons et les pierres.
Les gens en avaient assez de l’hiver et ils accueillirent le dégel avec joie. Le premier Blizzard de Planches, le Daïlorilh proclama l’arrivée du printemps et on demanda aux troupes d’artistes d’organiser un spectacle, pendant que plusieurs commerçants partaient pour Neiram et Aefna dans le but de vendre leurs marchandises et de remplir leurs carrioles de nouveaux articles pour être de retour le plus tôt possible à Ato et à temps pour la Fête du Printemps.
Avec la fonte des neiges, tous, à Ato, attendaient la crue du Tonnerre, où terminait à chaque fois la neige des montagnes.
Un après-midi, les eaux se déchaînèrent, dévalant les pentes et dévastant tout sur leur passage. Trois jours d’enfer se succédèrent. Le fragile pont que l’on avait construit disparut totalement, les champs furent inondés et il fallut évacuer les personnes qui vivaient trop près du fleuve et qui n’avaient pas encore voulu écouter l’avis du Daïlerrin et du Mahir. Kirlens se prêta volontaire pour loger temporellement et gratuitement les sans-logis et, Wiguy et moi, nous dormîmes à peine ces trois nuits, occupées à répartir des couvertures, des oreillers et des vêtements, car la majorité des affectés avaient pu sauver leur vie, mais aucun bien. Ces trois nuits-là, je ne me transformai pas une seule fois.
Comme nous étions débordés avec tant à faire, Lénissu, en plus de son aide aux sinistrés, nous donna un coup de main à la cuisine. Tout d’abord, Kirlens ne voulut pas le laisser faire, convaincu que Lénissu n’avait aucune idée de cuisine, mais, lorsque je lui demandai d’y réfléchir, il donna à Lénissu une chance, dont celui-ci profita judicieusement. Aussitôt, Lénissu acquit une excellente réputation. Kirlens et Wiguy ne se remettaient pas de leur surprise et, à vrai dire, même si je savais que ce n’était pas la première fois que mon oncle travaillait comme cuisinier, moi aussi, je fus assez étonnée de son succès. Chaque fois que je passais par la cuisine, il était là, ajoutant un brin d’origan, une cuillerée d’huile… En le voyant ainsi, qui aurait pu croire qu’il s’agissait du même homme qui, des mois auparavant, était entré dans le repaire de la confrérie des Istrags, avait lutté contre l’ours sanfurient et accompli d’autres actions qui n’étaient pas propres d’un cuisinier de taverne.
Économiquement parlant, le Cerf ailé, malgré l’argent utilisé pour les sans-abris, s’en tira bien, car l’auberge vit sa réputation monter en flèche. Non seulement elle se forgea une image de solidarité, mais il s’avéra aussi qu’aux dires des nouveaux habitués, les repas étaient excellents et, les jours suivants, la taverne se retrouva bondée de clients. Kirlens, qui, au début, était euphorique de ce changement, commença vite à se demander s’il ne devrait pas trouver quelque employé supplémentaire. Lénissu fut nommé chef de cuisine et l’on mit sous ses ordres un certain Laynen, un jeune employé récemment arrivé de la campagne qui parlait à peine l’abrianais. Laynen sembla être réjoui que Lénissu et moi sachions parler le naïdrasien, et il nous conta que sa famille l’avait envoyé à la ville dans l’espoir qu’il trouve un emploi pour économiser suffisamment de kétales pour acheter un âne.
Ato vit arriver un flux de plus en plus grand de charrettes de paysans qui venaient assister à la Fête du Printemps et, bien que la plupart s’installent dans les faubourgs de la ville, certains payèrent une chambre dans les tavernes. Bientôt, il ne resta plus une place au Cerf ailé. Ato était si peuplée qu’il m’était impossible de sortir de la ville sans être vue, même de nuit, de sorte que, chaque fois que je me transformais, je demeurais immobile dans mon lit, regrettant les courses dans la forêt et les farces de Frundis.
Une de ces nuits, je me levai, nerveuse, sentant que l’énergie me brûlait de l’intérieur. J’allai jusqu’à la fenêtre et je vis que la ville était davantage illuminée que d’habitude.
« Bientôt tous ces gens s’en iront et tout redeviendra comme avant », affirmai-je à Syu, en devinant ses pensées.
« Oui. Mais qu’ils s’en aillent vite. On joue aux cartes ? », proposa-t-il soudain.
Il était tard et j’étais épuisée par tant de travail, mais je ne pouvais pas dormir, transformée comme je l’étais, alors j’acquiesçai, je tirai le rideau et j’allumai une lampe pour chercher où j’avais laissé le jeu de cartes. Nous jouâmes au kiengo pendant une heure entière. Lors de la dernière partie, Syu tricha grossièrement et je m’en aperçus tout de suite : la dame de la perle n’était en réalité rien d’autre qu’un chat blanc. Entrant dans son jeu, je fis une moue, je regardai intensément mes cartes, je souris et je jetai un chevalier dragon.
Syu plissa les yeux et se gratta la tête.
« Cette carte est nouvelle ou tu triches », grogna-t-il.
Mon sourire s’agrandit.
« Tout le monde sait que le chevalier dragon l’emporte sur la dame de la perle », récitai-je sur un ton faussement solennel.
« Oui, bien sûr, et que le roi dragon l’emporte sur le chevalier dragon », dit le singe, en posant une nouvelle carte qui représentait un singe gawalt avec une couronne, montant un cheval ailé.
J’éclatai de rire et je jetai une autre carte qui représentait une hydre à vingt têtes.
« Il ne peut rien faire contre ça », répliquai-je.
Syu fronça les sourcils et jeta une autre carte.
« À ce qu’on dit les hydres ne supportent pas la sécheresse. »
Sa carte représentait un désert. Adieu l’hydre, pensai-je.
« Mais les déserts, au Cycle des Marais, peuvent disparaître », fis-je, en posant une carte qui représentait une pluie torrentielle.
Syu prit une mine pensive puis sourit largement. Je levai un sourcil.
« La pluie ne peut tomber s’il n’y a pas d’atmosphère », raisonna-t-il.
J’écarquillai les yeux.
« Non ! »
« C’est ce que tu m’as appris », répliqua-t-il. Et il jeta une carte blanche. « Le néant l’emporte sur tout. »
Je roulai les yeux.
« Ceci n’a plus rien à voir avec le kiengo, Syu, tu t’en es aperçu ? », lui dis-je.
« Cela te dérange d’avoir perdu ? », répliqua Syu, très satisfait.
« Syu, nous devrions mettre plus de règles à nos tricheries. Après, voilà ce qu’il arrive. »
« Que tu perds ? », insista Syu. Comme je plissai les yeux, il prit un air innocent. « C’est toi qui as commencé avec le chevalier dragon. »
C’était vrai, d’une certaine façon, c’était moi qui avais fait dériver le jeu, mais…
« Toi, tu as triché. Je t’ai vu. »
Syu sourit, il désigna le tas de cartes et croisa les bras.
« Où ? »
Je regardai les cartes et je commençai à découvrir une à une celles qui n’avaient plus aucun dessin d’hydres ni de désert et je cherchai le chat blanc… sans le trouver. Par contre, la dame de la perle était bien là. Je secouai la tête sans comprendre.
« J’étais sûre que tu avais triché », m’excusai-je.
Syu se frotta le menton.
« Comment peux-tu croire ça de moi », dit-il. Il avait l’air très amusé, comme s’il y avait quelque chose qu’il ne m’avait pas encore dit. Je ne m’impatientai pas, parce que Syu ne pouvait jamais se retenir de confesser ses espiègleries et le fait est qu’il ne tarda pas à le faire.
Il grimpa sur la chaise et s’assit avec agilité sur le dossier, en disant :
« Mais il y avait peut-être un truc parce que… et si l’illusion disait la vérité ? », demanda-t-il.
Je fronçai les sourcils. « Que veux-tu dire ? »
« Les singes gawalts ne se laissent jamais tromper », déclara le singe. « La vérité est la vérité. »
« Ben voyons, ne me mens pas. Les illusions de Frundis, tu ne les reconnais pas tout de suite », lui dis-je. « Tu tombes dans le piège comme moi. »
Syu grogna et acquiesça, hésitant.
« D’accord. Sur ce point tu as raison. Mais, dans ce cas précis », dit-il, en montrant les cartes, « tu es tombée comme la feuille du kirlo. Directement par terre ! », fit-il, en riant. « La dame de la perle était la dame de la perle, mais je l’ai modifiée pour que tu croies qu’elle ne l’était pas. Ha ! »
À présent, il fanfaronnait sur le bureau, en faisant des pirouettes. Je souris, sincèrement surprise.
« Ça alors », soufflai-je. « C’est vrai que je me suis fait avoir. La prochaine fois, je serai avertie. »
Mon regard, à cet instant, alla se poser sur le miroir que m’avait offert Kirlens, presque un an auparavant. Je fronçai les sourcils et m’approchai de la table en silence. Dans le miroir, je vis mon reflet. Je ne m’effrayai pas, comme je l’avais fait la première fois que je m’étais vue transformée, au Bon Régal. Mais je sentis un léger chatouillement dans mes pensées en voyant mon visage. Quelque chose m’était familier. Quelque chose dont je n’arrivais pas à me souvenir et qui, soudain, m’obséda.
« Qu’est-ce qui se passe ? », me demanda Syu, soudain inquiet.
Je ne répondis pas immédiatement. Je continuai à me contempler un instant dans le miroir puis je le reposai sur la table, la main tremblante. Mes yeux rouges, les marques noires, les dents… j’avais déjà vu quelque chose de semblable ailleurs, il n’y avait pas très longtemps… Mon regard se posa alors sur un papier plié qui était sur le bureau. Le papier que j’avais donné à Aléria quelques semaines plus tôt pour qu’elle dessine la Sréda… Je la dépliai et je la repliai presque aussitôt, inspirant profondément.
Syu se rapprocha de moi, interrogateur.
« Mes marques noires, Syu, elles sont identiques à la Sréda ! », lui expliquai-je, sans souffle.
— Cela signifie —dis-je, à voix basse et tremblante—, que la Sréda, au moins à son origine, est liée aux…
Ma voix se paralysa et Zaïx termina la phrase pour moi :
« Démons. Cela me console de savoir que tu es capable de raisonner un minimum, ma chère. Je passais par là, et je t’ai entendue. Alors, au passage, je t’avertis qu’un ami à moi arrivera bientôt dans ta ville. Son nom est Kwayat. Au fait, une jolie partie de cartes. »
Qu’avait dit Aléria au fait ? Que ceux qui possédaient la Sréda n’étaient pas des gens fiables ou quelque chose comme ça. Mmpf.
Cette pensée me poursuivit pendant tous les jours suivants, même le jour de la Fête du Printemps. Sans avertir, ce matin-là, Wiguy frappa à ma porte et entra avec un paquet et un énorme sourire… et vêtue d’une magnifique robe bleue.
— Wiguy ! —m’exclamai-je, émerveillée—. Quelle élégance !
Wiguy gloussa et me tendit le paquet.
— Bonjour, Shaedra. Je l’avais commandée pour ton anniversaire, mais j’ai pensé que tu voudrais la mettre pour la fête.
— Mon anniversaire ? Mais… c’est dans deux semaines. Qu’est-ce… ?
Wiguy laissa échapper un petit soupir exaspéré.
— Ouvre-le !
Avec appréhension, j’ouvris le paquet et j’en sortis une robe d’un blanc immaculé avec de larges manches et une ceinture rose. J’en restais bouche bée et, en m’en apercevant, je me raclai la gorge. Wiguy prétendait-elle que je me promène avec cette robe pendant toute la journée ?
Wiguy me contemplait avec un sourire ravi.
— Et voici les chaussures —dit-elle, très excitée—, comme ça, tu n’auras pas à mettre ces horribles bottes que t’a offertes ton oncle.
Et elle me montra des chaussures couleur sable. Au moins, elles n’avaient pas l’air incommodes, pensai-je, avec optimisme. Je fus sur le point de faire non de la tête et de protester comme je l’avais toujours fait. Mais Wiguy était si émue…
— Merci, Wiguy —murmurai-je—. C’est une robe… parfaite… euh… pour l’occasion.
Mais qu’elle ne me demande pas de mettre ça une autre fois !, ajoutai-je mentalement pour moi-même.
— Elle l’est —affirma Wiguy—. Toutes vont se vêtir élégamment. Je ne pouvais pas te laisser avec ces guenilles que tu portes. Surtout que maintenant tu n’es plus une petite fille, tu es une demoiselle… ou tu devrais l’être. J’ai dû la raccourcir un peu, je l’ai prise longue parce que je sais que tu n’as pas fini de grandir et c’est plus facile de découdre que de mesurer et coudre un nouveau tissu. Allez, mets-la, pour voir comment elle te va.
J’agrandis les yeux, j’avalai ma salive et je posai le paquet sur le lit. Mes mouvements étaient si lents que Wiguy dut accélérer un peu les choses. Mais, finalement, en me voyant revêtue avec son cadeau, elle joignit les mains, émue, les yeux humides, et me prit les deux mains pour faire plusieurs tours de ronde dans la chambre.
— Oh ! Comme je suis émue ! —s’écria-t-elle d’une voix aigüe tout en tournant joyeusement.
Elle me lâcha les mains et elle mit quelques secondes pour récupérer l’équilibre.
— Bon… essaie les chaussures. Mais ne t’assieds pas comme ça ! —exclama-t-elle soudain, en me voyant m’asseoir sur le lit un peu brusquement—. Tu vas froisser la robe. Tu dois être élégante comme une demoiselle.
J’eus l’impression d’entendre Laygra me vendre des habits à l’Aberlan. Avec un soupir, j’essayai les chaussures. Elles ressemblaient à celles que portaient les danseuses et, au moins, elles n’avaient ni plateformes, ni talons, mais, en réalité, elles ne protégeaient guère plus que si j’avais été pieds nus. En tout cas, Wiguy disait que c’était la dernière mode à Aefna. Alors tout le monde porterait ces chaussures à la fête. Et, moi, je ferais comme tout le monde.
— Tu ne t’échapperas pas cette fois —m’avertit Wiguy—. En plus, je t’assure que tout le monde voudra danser avec toi… Attends ! Il manque la coiffure. Je vais te coiffer comme m’a appris Satmé. Nous serons les reines du bal !
Je levai les yeux au plafond et je tentai d’être patiente.
— Mais bien sûr —répliquai-je.
Syu, caché derrière la fenêtre ouverte, gloussa.
« Et de quoi ris-tu, toi ? », grognai-je, tandis que Wiguy sortait comme une flèche chercher le matériel pour me coiffer.
L’ombre du singe disparut de la fenêtre et je supposai qu’il était parti avant que je n’aie une idée pour lui faire souffrir le même martyre que celui que je subissais.
Par tous les démons, pensai-je, en prenant un volant de la robe. Je m’aperçus que mes griffes auraient pu déchirer le vêtement, je pâlis et je m’assurai de les avoir bien rentrées.
— Assieds-toi sur la chaise ! —s’écria précipitamment la voix de Wiguy.
Je sursautai et je m’assis avec résignation.
— Tu ne sais pas à quel point Kirlens est élégant cette année —commentait Wiguy—. Et Taetheruilin ne sent pas le fer ! Il vient de passer prendre un verre. Il dit que sa femme est en train de préparer toute la bande de marmots qu’ils ont pour la fête. Franchement, tu ne me crois peut-être pas, mais je ne suis pas aussi folle que d’autres.
— Mais non, voyons.
— Et je ne le dis pas parce qu’elle veut que tous ses enfants soient bien vêtus, mais acheter un habit de cent kétales pour un gamin de trois ans, c’est vraiment ridicule. Qui se préoccupe qu’un petit de trois ans soit bien habillé ? Moi, je pense que tant que quelqu’un ne se rend pas compte qu’il a besoin de bien s’habiller, c’est qu’il n’en a pas besoin. J’avais déjà les idées claires là-dessus à dix ans.
Moi, je n’avais pas l’impression d’avoir besoin de bien m’habiller… Avec un soupir, je continuai d’écouter d’une oreille les bavardages extravagants de Wiguy.
Elle ne voulut pas me défaire les tresses de Syu, parce qu’elle considérait que cela lui prendrait trop de temps, et elle concéda même que Syu savait bien faire les tresses.
— C’est peut-être un singe et tout ce que tu voudras —disait-elle—, mais il a plus de goût artistique que certaines de mes amies. Bien sûr, il ne nous surpassera jamais ni moi, ni Satmé, mais s’il est capable de faire des tresses, il est capable d’avoir fait tout ce que tu as dit.
Dommage que Syu ne soit pas là pour l’entendre, pensai-je. J’étais sûre qu’il aurait souri, tout orgueilleux, devant tant de compliments. Au bout de dix minutes, après avoir entendu tant de bavardages, je commençai à bouillir, mais Wiguy termina rapidement et elle me montra mon reflet dans le miroir avec une expression satisfaite.
Ce n’est pas que j’aie pu voir grand-chose de son œuvre d’art, mais je décidai que ce n’était pas si mal. Elle avait remonté mes cheveux en une sorte de chignon assez lâche avec quelques tresses par-ci par-là.
— Eh beh —me contentai-je de dire.
— Tu as les cheveux très longs —commenta-t-elle—. Un jour, tu devrais te les couper. Mais apparemment, en ce moment les dames d’Aefna portent les cheveux très longs.
— L’année prochaine, cela aura changé —lui assurai-je, avec un sourire moqueur—. Bon ! Je peux aller déjeuner, maintenant ?
Wiguy acquiesça.
— Mais tu dois retrousser la robe pour descendre les escaliers et, quand tu sortiras, tu dois faire attention de ne pas te salir avec la boue, tu m’entends ?
J’acquiesçai.
— Et pas de pirouettes ni de courses, d’accord ?
Je roulai les yeux, je me dirigeai vers la porte et je me retournai.
— Alors comme ça… le dernier cri, c’est de sauter dans les flaques et de se rouler là où il y a le plus de boue, n’est-ce pas ?
Wiguy me foudroya du regard, mais elle ne put réprimer un demi-sourire.
— Si tu oses abîmer la robe, je t’achète un flacon de parfum.
Je pris une mine épouvantée et je levai deux doigts sur mon front.
— Je te promets que je n’abîmerai pas la robe.
Wiguy s’esclaffa et m’accompagna jusqu’en bas, où je déjeunai quelques biscuits et un grand verre de lait chaud. Quand je me levai, elle me donna mon chapeau de paille.
— Ne l’oublie pas. Et, maintenant, va vite, ou tu arriveras en retard. Et sans courir.
Je me raclai la gorge et je sortis de la cuisine. Il était déjà dix heures du matin, mais, dans la taverne, seuls étaient arrivés les plus matinaux qui n’avaient pas besoin de plusieurs heures pour se préparer. Kirlens était près d’une table, bavardant avec deux clients qui semblaient être de nouveaux arrivants. Tous trois portaient des habits si pompeux que, d’un coup, je me sentis moins seule.
— Shaedra ! —s’écria Kirlens—. Wiguy m’avait averti qu’elle allait s’occuper de toi. Viens ici, ma princesse, tu sembles juste sortie d’un conte !
Un énorme sourire sur le visage, il tendit la main et serra la mienne avec douceur. Je souris, amusée.
— Ah, et que dis-tu de mon nouveau costume ? —demanda-t-il, en écartant les bras.
J’observai sa tunique de soie fine et colorée et son pantalon de toile presque blanche et je souris.
— On dirait un costume tout juste sorti d’un conte —répondis-je.
Kirlens éclata de rire, amusé.
— Ma nièce ! —s’exclama Lénissu, en apparaissant soudain au bas des escaliers. Il portait les mêmes vêtements que d’habitude et il était resté bouche bée en me voyant—. Mille sorcières sacrées, qu’est-ce qu’on t’a fait ?
Il avait une mine si abasourdie que je ne pus m’empêcher de rire avec les autres. Lorsqu’il arriva à ma hauteur, je le pris par le bras et lui dis à voix basse.
— C’est une idée de Wiguy.
Lénissu prit aussitôt un air compréhensif.
— Ah ! Maintenant je comprends mieux —dit-il, avec un demi-sourire moqueur—. Alors comme ça, elle a réussi à te faire mettre ça, hein ? Eh bien, assurément, elle a fait plus que ce que je croyais être saïjitement possible.
Il ne cacha pas son évidente expression de moquerie. Je soupirai.
— Je dois m’en aller. Les snoris sont censés passer toute la journée à faire des trucs comme vendre des rafraîchissements pour collecter plus de fonds pour la ville —expliquai-je.
Lénissu me souhaita bonne chance et je sortis en courant, en direction de la Pagode Bleue, tout en retroussant la robe. Lorsque j’arrivai, certains étaient déjà là, s’activant pour tout organiser. Lorsque j’entrai dans la Pagode, je vis Aryès léviter pour faire passer une corde ornée de guirlandes sur les poutres de l’édifice. Mais, lorsqu’il se tourna vers moi, il perdit le contrôle et s’effondra par terre, en parvenant toutefois à amortir un peu la chute.
— Aryès ! —criai-je, en me précipitant vers lui. Mais j’avais oublié que je portais une robe. Je marchai sans le vouloir sur la pointe du dernier volant et je m’étalai à côté d’Aryès—. Maudite robe !
Ce fut la première des nombreuses fois que je maudis la robe ce jour-là. Aryès se redressa, embarrassé.
— Mince. Euh… je crois que j’ai fait tomber toutes les guirlandes. Je… euh… Tu… —Il se frotta le cou, comme il en avait l’habitude lorsqu’il ne comprenait pas quelque chose ou lorsqu’il était mal à l’aise—. Tu vas bien ?
— Oui, c’est juste que j’ai marché sur cette satanée robe, c’est tout —répondis-je, en m’asseyant sur le plancher de tranmur—. Je vais t’aider à suspendre les guirlandes.
Akyn et Aléria arrivèrent peu après, escortés par Stalius. Je fus surprise de le voir, parce que je savais qu’on ne lui permettait pas d’entrer dans la Pagode, de par sa condition de légendaire renégat, mais il n’avait pas l’intention d’entrer : il prit congé d’Aléria tandis qu’Akyn lui décochait un regard assassin, puis il s’en alla.
Tous les snoris étaient très élégamment vêtus, comme tous les ans lors de la Fête du Printemps. Même Salkysso, qui venait d’une famille pauvre, portait une belle tunique de satin vert.
Lorsque Galgarrios arriva, je vis que toutes les snoris de première année se retournaient pour le regarder, charmées. Aussitôt, elles se mirent à chuchoter entre elles et Marelta les observa d’un œil sarcastique.
— Shaedra ! —me salua le caïte, avec un grand sourire, en entrant dans la Pagode—. J’arrive tard ?
Je levai un sourcil, surprise.
— Ce n’est pas grave d’arriver tard tant que tu arrives à temps —lui répliquai-je, citant mon sempiternel et quotidien proverbe gawalt.
— Alors je peux te demander de danser avec moi cet après-midi ?
Je pâlis, stupéfaite. Danser avec Galgarrios ? Je le regardai, abasourdie, et je cessai d’enfiler les guirlandes sur la corde.
— D… danser ? —bredouillai-je.
Galgarrios m’adressa son habituel sourire bêta.
— Beh oui, tu n’aimes pas danser ?
— Eh bien… non. Sincèrement… je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
— Oh, voyons, Shaedra ! —intervint Akyn, en riant—. Galgarrios est un bon danseur. Danser, ce n’est pas aussi mal que ce que tu crois. Souviens-toi du bal à Tauruith-jur.
Oui, je m’en souvenais très bien. Aryès m’avait invitée à danser et ma prestation avait été assez lamentable : j’avais écrasé les pieds de tous ceux qui se trouvaient autour… Et Aryès s’était moqué de moi parce que j’avais utilisé le jaïpu.
— Non… —concédai-je—, ce n’est pas si mal, mais —dis-je, sur un ton plus ferme— nager non plus n’est pas si mal et tout le monde ne nage pas.
Galgarrios semblait de plus en plus déçu.
— Alors… tu ne vas pas danser avec moi ?
Les snoris de douze ans me regardaient avec une expression manifeste d’envie et d’étonnement. Comment pouvais-je lui refuser une danse ?, devaient-elles se demander. Je me souvins alors des paroles enthousiastes de Wiguy : “Nous serons les reines du bal !”. J’étais sûre que si Wiguy apprenait que je ne voulais pas danser, elle allait me poursuivre pendant toute la journée, et même des semaines et des semaines… Je m’imaginai une vie impossible avec Wiguy qui dansait et me reprochait à chaque instant mes manières grossières et je m’adoucis un peu. Et, en apercevant l’expression triste de Galgarrios, je soupirai intérieurement et j’acquiesçai.
— D’accord. Ce sera un plaisir de danser avec toi, Galgarrios. Mais… seulement une danse, d’accord ?
Le visage de Galgarrios s’illumina.
— Alors, tu es toujours mon amie ?
Je souris, amusée.
— Bien sûr que je suis toujours ton amie.
Assurément, Galgarrios était facile à contenter. Une danse et il était content pour toute la journée. Moi, par contre, je commençai à sentir ma gorge se nouer et je conservai cette sensation toute la matinée.
En une heure, nous terminâmes les préparatifs de la fête. Ensuite, les habitants d’Ato et les étrangers commencèrent à arriver. Nous nous occupâmes un peu de tout. Nous fîmes des spectacles harmoniques avec de jolies couleurs et paysages, et les gens applaudissaient, admiratifs. Je dois dire que je me fis remarquer particulièrement lors de ces spectacles et le maître Aynorin me félicita ensuite pour avoir créé une image paradisiaque d’une forêt avec un parfum sylvestre. Et il me confessa qu’il aurait été incapable de faire une telle chose. Je reçus ses paroles avec la fierté d’un gawalt et je souris toute seule pendant une bonne demi-heure.
Aléria, sous la supervision du maître Yinur, soigna quelques maux d’estomac et douleurs musculaires des paysans. Ozwil invoqua un tas de petites étoiles qui brillaient et lévitaient : elles finirent par se répandre dans toute la ville et le maître Jarp commenta quelque chose sur le respect des limites de l’équilibre énergétique. Yori, Révis et Salkysso offrirent un spectacle de lutte, en faisant plus de pirouettes que celles qui auraient été nécessaires dans un combat sérieux. Kajert vendit beaucoup de plantes qu’il avait gardées pour l’occasion, promettant qu’il offrirait cinquante pour cent des bénéfices à la Pagode. Laya et Marelta s’installèrent derrière des tables pour vendre des rafraîchissements, et Aryès se promenait en lévitant avec son foulard bleu, Bourrasque, autour du cou, et il jetait des confettis sur les gens. Suminaria et Akyn étaient les seuls qui ne firent pas grand-chose, car ils appartenaient aux familles les plus aisées. Tandis que la tiyanne restait assise à côté de son oncle, sieur Garvel Ashar, Akyn écoutait à moitié la conversation de ses frères et sœurs aînés et regardait avec envie nos petites prouesses.
En réalité, la Fête du Printemps était plus pragmatique que d’autres fêtes. Les paysans en profitaient toujours pour échanger des semences, pour demander conseil au Daïlorilh sur le temps et les cycles et pour acheter toutes sortes de produits qu’ils ne pouvaient fabriquer eux-mêmes, comme des outils, des clous, des médicaments. C’est pourquoi Hans était aussi affairé à vendre des râteaux, des marteaux et des lames de fer. Dolgy Vranc et Déria profitèrent de la journée pour vendre leurs plus beaux jouets et en étrenner quelques nouveaux. En fait, avant de les voir, je les entendis : Déria criait comme les vendeuses de poisson à Dathrun, ou peu s’en fallait.
Les snoris, nous mangeâmes tous des pâtes avec de la tomate, du fromage et du porc grillé et, à trois heures, les petites œuvres théâtrales que tant de personnes attendaient avec impatience commencèrent. Puis vinrent les artistes acrobates et, Déria et moi, retroussant nos robes, nous les imitâmes en riant, mais je grognai plus d’une fois contre ma robe parce que je n’étais pas habituée à porter des volants et des vêtements si longs. À un moment, un des artistes nous proposa de monter sur la scène, et nous acceptâmes face à l’insistance des spectateurs et, malgré mes efforts, je ne réussis pas à faire participer Aryès.
Je m’amusai comme une folle, quoique peut-être pas autant que Déria, qui rayonnait littéralement de joie en voyant qu’elle avait un public si vaste et distingué. Je dus même la prendre par le bras pour la faire descendre de scène au bout d’un moment, car les artistes commençaient à se sentir exclus.
Et, finalement, quand le soleil avait presque disparu, le moment du bal arriva. Selon la tradition, on tirait au sort pour savoir qui seraient les premiers à danser, en choisissant entre les moins de cinquante ans. Je me souvenais que l’année précédente, le sort avait désigné un paysan humain assez maladroit et une elfe noire légèrement boiteuse et le spectacle était resté dans la mémoire de tous.
Nous mîmes tous notre nom écrit dans deux boîtes, les filles dans l’une, les garçons dans l’autre, et moi, comme une bonne terniane, je voulus faire la maligne et feindre que je mettais le papier sans le mettre. Le maître Aynorin me prit sur le fait et finalement je dus faire comme les autres.
Tous attendirent impatients et agités, laissant à peine un cercle vide pour le prochain couple de danseurs. Le Daïlerrin, Eddyl Zasur, sortit le premier papier et énonça à voix haute et claire :
— Nakan Dorneman.
Le nom ne me disait rien, et je compris bientôt pourquoi en voyant qu’il s’agissait d’un des acrobates qui étaient venus à Ato pour l’occasion. L’humain pâlit un peu, mais se remit aussitôt et s’avança dans le cercle pendant qu’Eddyl Zasur prononçait le nom de sa compagne :
— Wiguy Zab !
Je crois que si j’avais entendu prononcer mon propre nom je n’aurais pas été plus étonnée. Après quelques secondes de paralysie, je cherchai Wiguy du regard et je la vis avancer lentement, les yeux exorbités, entre ses amies qui la poussaient en riant. Elle releva un peu sa robe bleue pour que personne ne marche dessus et elle entra dans le cercle. Je crois que c’était la première fois que je la voyais aussi muette.
Nakan prit la main de Wiguy comme s’il s’était préparé à cela depuis qu’il était né. Ils commencèrent à tourner agilement sur la piste et, dix minutes après, ils se fondirent parmi les autres couples de danseurs tandis qu’une musique traditionnelle envahissait toute la piste. J’imaginai que Frundis grognait dans ma chambre, en critiquant chaque note et un sourire commença à flotter sur mes lèvres.
— Tu ne trouves pas qu’il a une tête de rat d’égout ? —me demanda soudain Nart, les bras croisés.
Je sursautai, parce que je ne l’avais pas vu arriver, et je fronçai les sourcils.
— De qui parles-tu ?
— De celui qui danse avec Wiguy. Il a l’air abruti, cette espèce d’insolent.
L’espèce d’insolent Nakan Dorneman souriait doucement tout en faisant tourner Wiguy dans ses bras comme un expert.
— Bon… —dis-je—, je suis contente que Wiguy ait trouvé un partenaire. Comme ça, au moins, elle ne remarquera pas si je danse ou non.
— Et qu’est-ce que tu en penses si je te demande de danser avec moi ? —me demanda-t-il, d’un air suffisant.
À ce moment, le visage de Galgarrios apparut devant moi et je crois que je me réjouis parce que, si quelqu’un dansait pire que moi, c’était bien Nart et je ne voulais pas commencer le bal en m’étalant.
Je pris donc la main de Galgarrios et nous commençâmes à danser comme de bons metrardjis, c’est-à-dire, comme des adultes. Je m’ennuyai rapidement, mais Galgarrios semblait heureux, un sourire sur le visage et les yeux légèrement tournés vers le ciel. J’ignorais comment il faisait pour ne pas me marcher sur les pieds.
Lorsque je vis Lénissu danser avec une jeune femme qui devait avoir à peu près son âge, je m’arrêtai net et je les dévisageai, bouche bée.
— Galgarrios ! —murmurai-je.
— Hum ?
Galgarrios ne s’était pas rendu compte que je m’étais arrêtée et il continuait à tourner tout seul, mais, en m’entendant, il s’immobilisa et suivit la direction de mon regard.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Lénissu dansait d’une façon totalement différente des autres. Il faisait une sorte de claquette, en faisant du bruit contre le bois et sa jeune partenaire riait aux éclats. Je secouai la tête.
— Rien. Je crois que j’ai assez dansé pour aujourd’hui.
— Vraiment ? Mais la danse vient de commencer !
— Oui… mais… —Je levai un doigt vers lui, comme si j’allais dire quelque chose d’important, puis je me raclai la gorge et je m’éloignai de la piste sans un mot.
Je m’assis sur un banc vide. J’observai que la plupart de ceux qui restaient là étaient jeunes, les autres étaient déjà rentrés chez eux ou à leurs tentes pour se reposer de la longue journée de fêtes et pour se préparer pour les feux d’artifice, si typiques en Ajensoldra.
Je laissai échapper un soupir. Pourquoi Wiguy s’enthousiasmait autant pour les bals et moi non ? Je contemplai un moment les différents couples, distraite, et je m’aperçus, amusée, qu’Aléria dansait avec Akyn et que tous deux riaient, se chuchotant à l’oreille. Galgarrios changeait de partenaire parce que, chaque fois qu’il dansait, une autre venait se heurter à eux et les séparait, comme par inadvertance. Kajert et Salkysso étaient assis à une table et jouaient aux cartes avec d’autres, je ne voyais Révis nulle part, Marelta se reposait sur une chaise faisant la coquette avec Nakan, le jeune élégant qui avait dansé avec Wiguy, et Laya dansait avec une ronde de plusieurs personnes en criant joyeusement.
Soudain, Syu se laissa tomber sur le banc, à côté de moi.
« Je venais voir s’il y avait quelque chose d’intéressant, mais la vérité, comme je te le répète depuis toujours, c’est que ces saïjits sont plus fous que ce que me racontaient mes parents, dans l’autre vie. »
J’acquiesçai de la tête, d’accord avec lui.
« Je dirai même plus », continua-t-il. « Je crois que j’en ai déjà vu assez. Je vais avec Frundis. Sa musique est meilleure. »
J’acquiesçai de nouveau.
« Franchement, je crois que tu as raison », fis-je. « Je devrais rentrer, moi aussi. Kirlens sera sûrement content d’avoir un peu d’aide à la cuisine. »
Le singe gawalt se couvrit avec la capuche de sa cape, prenant des airs de demoiselle mystérieuse.
« Ah ! comme je suis ému ! », fit-il, en imitant la voix de Wiguy.
J’éclatai de rire.
« Wiguy aurait fait une bonne vendeuse », pensai-je. « Comme dit Lénissu, je ne sais pas comment elle a réussi à me faire mettre cette robe. Quoique… je suppose que, moi aussi, je voulais voir comment ça m’allait. Vraiment… je ne comprends pas, quel avantage peut avoir cette robe que n’aient pas ma tunique et mon pantalon de tous les jours ? Wiguy persiste à me mettre dans la tête un idéal de beauté que je ne réussis pas à comprendre. »
Le singe grogna.
« Ne te comporte pas comme un saïjit toi aussi et arrête de penser bêtement. Ça, ce sont les typiques réflexions que vous avez et qui ne débouchent sur rien de drôle. »
Je souris.
« Tout compte fait, je suis une terniane. Et on dit que les ternians sont des saïjits. Mais, à part ça, tu as tout à fait raison. Il y a des choses plus intéressantes auxquelles penser. Par exemple, tout à l’heure, quand je dansais, je pensais combien les gens étaient traditionnels. Cela ne te semble pas ridicule que l’on fasse toujours une Fête du Printemps et toujours de la même manière, tous les ans ? »
Syu laissa échapper un petit rire sarcastique.
« Oui. Vraiment inexplicable. On rentre à la maison ? »
J’hésitai et je fis non de la tête.
« Avant je veux… »
Mais je m’arrêtai au milieu de ma conversation mentale, en remarquant une silhouette, debout, à la limite entre la lumière et l’obscurité. Bien qu’elle ait la capuche rabattue, j’avais la conviction qu’elle me regardait fixement. Alors elle me tourna le dos et s’éloigna.
« Arrête-toi ! », criai-je.
« Que je m’arrête ? », répliqua Syu, sans comprendre.
« Non », dis-je. « C’est que… tu n’as pas vu ? Je crois que c’était lui. Ça doit être lui. » Comme le singe me regardait l’air perdu, je précisai : « Kwayat. »
Syu fronça les sourcils.
« Et celui-là, c’était qui déjà ? »
Je roulai les yeux.
« Le démon que m’envoie Zaïx pour je ne sais quoi. »
Syu agrandit les yeux, impressionné.
« Alors comme ça… tu viens de voir un démon ? »
Il semblait presque apeuré. Je me raclai la gorge.
« Je te rappelle que tu as déjà vu un démon, Syu, cela ne doit pas être très différent. »
« Selon Zaïx, toi, tu es un demi-démon », me corrigea-t-il.
Je haussai les épaules.
« Cela ne change rien au fait que Kwayat soit là. »
En disant cela, l’émotion m’envahit. Et si c’était réellement Kwayat ? Et s’il venait pour m’expliquer par exemple pourquoi je m’étais transformée en démon ? J’avais tellement de questions à lui poser !
« Cela devient plus intéressant », reconnut Syu, s’installant sur le banc, comme dans l’expectative.
Au bout de quelques minutes, j’aperçus de nouveau la silhouette, du côté opposé, vers la Néria. Je me levai d’un bond et, sans réfléchir, je me précipitai vers l’ombre. Je courus, je sortis du cercle de lumière et je me dirigeai vers là où je croyais l’avoir vue disparaître. Me faisait-elle des signes pour que je la suive ?
J’évitai un arbre, je maudis le poids de la robe et, la relevant du mieux que je pus, je m’éloignai de la fête de sorte que la musique faiblit un peu et les voix se réduisirent à de légères rumeurs.
— Kwayat ? —appelai-je, sans oser parler très fort.
Alors, je perçus un son étouffé et je vis une ombre près d’un arbre.
— C’est toi… Kwayat ? —demandai-je, en me rapprochant avec précaution.
Mais pas avec assez de précaution cependant, car je butai contre une racine et je perdis l’équilibre. Je laissai échapper un grognement, mais je ne pus éviter de tomber lamentablement et de m’étaler tout du long sur le sol.
Je me mis à quatre pattes, sentant que ma robe pesait le double. Je baissai le regard. On voyait à peine avec l’obscurité, mais, en touchant la robe, je sentis qu’elle était humide et visqueuse.
— Oh, non —fis-je, en haletant—. Wiguy va me tuer.
Malgré ma confusion, je perçus un bruit de pas légers.
— Shaedra ?
Je me tournai brusquement, je glissai et je me retrouvai assise dans la boue, achevant de me salir, pour que Wiguy me pende deux fois quand elle l’apprendrait. Je levai le regard et je vis Aryès, debout, à quelques mètres, qui me contemplait, bouche-bée.
— Que diable fais-tu assise ici ?
— Oh —gémis-je, en essayant de me relever—. Elle va me tuer. Aryès, c’est horrible ! J’ai promis à Wiguy que je n’abîmerais pas la robe. Et maintenant, regarde ce que j’ai fait !
Aryès continua à me contempler, stupéfait, pendant quelques secondes, puis il se mit à rire ouvertement.
— Shaedra ! —dit-il en riant—. Tu m’as fait une frayeur de démon. J’ai cru que tu t’étais changée en élémental de terre ou quelque chose comme ça. —Je le foudroyai du regard, mais il continua à sourire—. C’est sûr, tu t’es mise dans le pétrin. Je n’aimerais pas avoir à affronter Wiguy Zab.
— Aryès —prononçai-je, la voix tremblante—. Tu ne sais pas ce qui s’est passé. J’ai vu Kwayat. Je voulais le suivre et… je suis tombée. Il était juste là —j’indiquai un jeune chêne.
— De quoi parles-tu ? —répliqua Aryès, en s’approchant, et en plissant les yeux pour essayer de percer l’obscurité.
— Ne te dérange pas, il n’est plus là.
— Qui n’est pas là ?
— Eh bien… Kwayat. Je ne t’ai pas dit ? —fis-je, soudain, étonnée, en voyant son expression d’incompréhension—. C’est un dé…
Je m’arrêtai net au milieu du mot et je regardai autour de moi. Le plus probable, c’était que, cette nuit de fête, il y ait mille oreilles prêtes à nous écouter, pensai-je, inquiète. Aussi, je pris Aryès par le bras et je le tirai.
— Viens, ici on pourrait nous entendre —murmurai-je.
Aryès fronça les sourcils, mais acquiesça et c’est seulement alors que je me rendis compte que je venais de lui tacher toute la chemise de boue. Et je repensai à ma robe, qui pesait comme une armure complète ; elle retombait si raide que, malheureusement, elle touchait par terre et cela augmentait mes possibilités de perdre de nouveau l’équilibre.
— Maudite robe —grommelai-je, en essayant de mieux la retrousser.
Je conduisis Aryès jusqu’à la promenade qui entourait la Néria et depuis laquelle on voyait toute la partie est d’Ato, avec le fleuve et ses maisons, entre lesquelles se trouvait le Cerf ailé. La promenade était pleine de monde. Beaucoup s’étaient installés pour les feux d’artifice. Je remerciai l’obscurité de la nuit parce que je n’avais pas un aspect particulièrement très élégant. Sur tout le chemin, je grognai contre la robe et contre Wiguy, et Aryès secouait la tête sans rien dire.
Nous trouvâmes un endroit, près de la balustrade, assez éloigné des oreilles indiscrètes et je m’arrêtai là, m’appuyant dessus. Durant quelques instants, nous contemplâmes les étoiles, en silence. Moi, je commençai à avoir froid, avec ma robe mouillée, et j’étais parcourue par des frissons de temps à autre.
— Eh bien, qu’est-ce que tu devais me dire ? —demanda Aryès.
Je regardai autour de moi et je baissai la voix.
— Zaïx m’a dit qu’un certain Kwayat, un démon, viendrait bientôt. Je ne sais pas très bien pourquoi il m’envoie un de ses serviteurs, mais peut-être que, lui, il saura annuler ma transformation ? —Je fis une pause et je me tournai vers lui—. Qu’est-ce que tu en penses ?
Aryès ne répondit pas immédiatement. Le regard perdu dans le lointain, il semblait méditer sérieusement ce que je venais de lui dire. Finalement, il émit un rire étouffé.
— Je ne sais pas comment tu te débrouilles pour ne pas exploser —m’avoua-t-il—. Tout ça, c’est de la folie.
Je lui rendis son sourire et je me mordis la lèvre, mal à l’aise.
— Il faut que j’aille à sa recherche —décidai-je, et je fronçai les sourcils, en me rappelant un détail—. Qu’est-ce que je fais avec… la robe ?
Aryès haussa un sourcil.
— C’est à moi que tu demandes ça ?
— Bon… Il faut que je la lave —expliquai-je—, avant de…
Je me tus, confuse.
— Avant de parler avec Kwayat ? —suggéra Aryès.
Je levai la tête, en essayant de me centrer sur le présent.
— Non —répliquai-je—, avant que Wiguy la voie.
Aryès sourit.
— Je vois. Alors comme ça… Wiguy te fait plus peur qu’un démon. C’est… tout à fait normal.
— Oui —répondis-je avec naturel—. Je vais aller à la rivière et je vais la laver —décidai-je.
Je remarquai l’expression étonnée d’Aryès.
— Maintenant ?
— C’est un bon moment pour aller la laver. Wiguy ne saura rien. Qu’est-ce que tu croyais ? Que j’allais attendre les feux d’artifice et le bouquet final ? —fis-je, en me dirigeant vers des escaliers.
Syu apparut en glissant rapidement sur la balustrade.
« Moi, je vais voir comment va Frundis », déclara-t-il.
J’acquiesçai de la tête et je dis au revoir au singe. À ce moment, Aryès me rattrapa.
— Shaedra, je crois vraiment que tu exagères. Wiguy n’est pas un monstre. Il suffit que tu retournes à la taverne, que tu te changes de vêtements et, après, nous pouvons aller chercher ce fameux Kwayat, cela ne te semble pas un plan plus approprié ?
Je m’immobilisai sur la dernière marche des escaliers, je considérai ses propos puis je fis non de la tête.
— Wiguy n’est pas un monstre —concédai-je—, mais, si elle apprend ce qui s’est passé avec la robe, elle pensera encore que je suis toujours aussi sauvage et que je n’apprendrai jamais…
Je me tus, en me rendant compte de ce que je disais. Je n’avais jamais pensé que l’opinion de Wiguy puisse m’affecter autant. Je me tournai vers Aryès, en rougissant.
— Une sauvage ? —répéta Aryès, à l’évidence surpris.
J’acquiesçai de la tête et je détournai le regard.
— Bon, tu sais bien ce que certains pensent des ternians… —comme Aryès faisait non de la tête, je soupirai—. Vraiment, tu n’as jamais entendu parler de la réputation d’incivilisés qu’ont les ternians ? Aujourd’hui, Wiguy semblait avoir oublié son sempiternel sermon sur mon… enfin, mes tendances peu civilisées. Je n’arrive pas encore à comprendre ce que signifie son concept de civilisation —avouai-je, pensive—, mais je ne veux pas lui gâcher la fête et je sais que, si elle voit tous ces dégâts…
— Mince alors —fit Aryès—. Wiguy a vraiment des manies. Moi, en tout cas, je ne me déprimerais pas si ma petite sœur revenait avec sa robe toute boueuse. Après tout, un peu de boue n’a jamais tué personne.
Je me raclai bruyamment la gorge et, à ce moment, apparut Lénissu qui se dirigeait vers les escaliers. Il marchait assez droit et ne semblait pas avoir trop bu. Malgré tout, il semblait un peu dans la lune.
— Démons ! Comment va la fête, les enfants ? —demanda-t-il, en nous voyant.
— Bien —répondit Aryès.
J’acquiesçai, m’attendant à ce que mon oncle fasse quelque commentaire sur mon aspect, mais il ne le fit pas ; aussi, je me demandai si, tout compte fait, il avait vraiment les idées claires. Alors qu’il posait déjà un pied sur la première marche, il se retourna et lança :
— J’oubliais. Aryès, prends soin de Shaedra comme tu me l’as promis il y a quelques mois. Et toi, Shaedra, tiens-toi tranquille, comme d’habitude, n’est-ce pas ?
Je l’observai s’éloigner puis je secouai la tête.
— J’ai l’impression que Lénissu n’est pas tout à fait sobre, tu ne crois pas ?
Aryès fit une moue, mais ne répondit pas.
Finalement, comme Aryès voulait m’aider, je l’envoyai à la taverne chercher une de mes tuniques sans que Kirlens ne s’en aperçoive et, moi, je me dirigeai entre les arbres vers le fleuve. Tout était très sombre et, de temps en temps, j’étais obligée d’utiliser les harmonies pour illuminer un peu le sol que je foulais. J’entendis la course de quelque lapin et le hululement d’une chouette. J’avais presque oublié comment l’on percevait les bruits nocturnes de la forêt sans la musique de Frundis et la conversation de Syu. C’était plus inquiétant, sans aucun doute.
J’atteignis le fleuve. Le Tonnerre descendait impétueux et ses eaux assourdissantes tourbillonnaient dans l’obscurité. Je cherchai un endroit où je pourrais laver la robe. J’aurais choisi Roche-Grande, si cela ne s’était pas trouvé au sud du pont détruit, mais, dans le cas présent, je dus me contenter d’un petit creux où les eaux semblaient moins turbulentes. Sans plus attendre, j’ôtai la robe, me retrouvant avec seulement une camisole blanche vraiment peu adaptée au froid qu’il faisait. Je frottai la robe avec les mains, sans sortir mes griffes, bien sûr, pendant une bonne demi-heure. À un moment, je commençai à sentir un parfum de roses assez agréable. Lorsqu’il me sembla que la robe était assez propre et avait trempé suffisamment, j’entendis un bruit derrière moi et je me tournai brusquement, l’esprit alerte.
Dans l’obscurité de la nuit, je perçus la haute silhouette de Kwayat, vêtue d’une longue tunique noire. Il avait ôté sa capuche et je pus voir, bien que mal, son visage lisse et mince entouré de longues mèches pâles qui retombaient sur ses épaules et son front. Et derrière lui, se trouvait Aryès, médusé, une tunique et un pantalon entre les mains. C’était lui qui avait laissé échapper une sorte de grognement guttural de surprise. Mais alors… depuis combien de temps Kwayat m’observait-il ? Je pensai à l’odeur des roses et je commençai à calculer mentalement.
— Shaedra ! —dit Aryès, sans bouger—. Ne me dis pas que ce type est… ?
J’acquiesçai de la tête.
— Je crois que oui —répondis-je—. Mais, pour le moment, il ne s’est pas présenté. Je suppose que c’est Kwayat, parce que, sinon, quelle raison aurait-il de me poursuivre de cette façon ?
Cela pourrait être un Hullinrot, me dit une petite voix dans ma tête. Un sentiment de terreur indicible m’envahit. Et si ce n’était pas Kwayat ? me dis-je, en ouvrant grand les yeux. Et si c’était effectivement un Hullinrot et qu’il voulait faire quelque expérience pour me prendre la partie du phylactère de Jaïxel ? Comme j’avais été stupide de m’éloigner de la ville de cette manière !, me reprochai-je, furieuse.
Mais avant que je puisse me maudire davantage, le présumé Kwayat prit la parole, presque sans bouger les lèvres.
— Tu ne t’es pas trompée. Je suis Kwayat —se présenta-t-il—. Et je suis venu apprendre à un nouvel apprenti de Zaïx ce qu’il a besoin de savoir avant qu’il commence à se transformer et à perdre le contrôle devant les saïjits.
Il tourna légèrement la tête vers Aryès et, alors que celui-ci le contemplait avec une expression de frayeur sur le visage, il ajouta :
— Aucun saïjit ne devrait savoir que je suis ici.
Je compris le danger trop tard : Kwayat leva une main et réalisa un signe avec les doigts. Aryès poussa un cri étouffé, perdit l’équilibre et s’étala sur le sol, les yeux exorbités, comme sous l’effet de la surprise.
— Aryès ! —murmurai-je, dans un souffle.
Je me précipitai sur le démon, les griffes sorties, submergée par la colère. Qu’est-ce que ce maudit démon avait fait à Aryès ? Je le frappai de plein fouet, le jetant à terre, ou, du moins, c’était mon intention. Cependant, Kwayat, malgré sa minceur, était plus fort qu’il ne le paraissait. Il vacilla, mais récupéra son équilibre, écarta mes deux mains et mes griffes de sa figure et me projeta à terre.
Son regard lançait des étincelles de colère.
— Jamais un apprenti n’attaque son instructeur.
— Je n’ai pas besoin d’instructeur qui tue mes amis —crachai-je, en me relevant à moitié.
Aryès avait récupéré son aspect normal bien qu’il soit agenouillé, la respiration haletante. Je me précipitai vers lui, avec la conviction que je n’aurais jamais dû lui demander de m’accompagner. Aryès, cependant, sourit faiblement.
— Je vais bien —m’assura-t-il.
À ce moment, j’aurais aimé savoir ce que signifiait « aller bien » pour Aryès alors que son visage était pâle comme la mort et sa respiration rauque.
— Je n’étais pas en train de le tuer —répondit Kwayat, après un silence—. Je voulais seulement lui faire oublier cette rencontre au moyen d’un choc. C’était une bonne façon de gagner du temps en attendant de décider de ce que je vais faire de lui.
— Quoi ? ! —m’exclamai-je, en colère.
— Tu dois le comprendre —dit-il, sans perdre son calme—. Ton ami est un saïjit. Tu ne peux pas parler de démons à un saïjit. C’est tout à fait irresponsable.
— Ah oui ? —répliquai-je—. Et je suppose qu’assommer quelqu’un d’un coup de massue énergétique, c’est une preuve de responsabilité ?
— Tu devrais parler avec plus de respect. Et tu devrais connaître les restrictions auxquelles tout démon doit se plier. Il existe certaines choses qu’un démon avec un peu de bon sens ne ferait jamais, comme par exemple parler de moi à un saïjit et, qui plus est, en lui donnant mon nom. C’est un comportement insultant —expliqua-t-il calmement.
— Au cas où tu ne le saurais pas, moi aussi, je suis une saïjit —lui répliquai-je—. Ces restrictions sont ridicules. Aryès prétendait seulement m’aider.
— Entendu. Si tu penses que ce saïjit ne dira jamais rien sur nous, vas-y, laisse-le partir —raisonna-t-il—. Je laisse cela sous ta responsabilité. Si la rumeur s’étend qu’il y a des démons dans cette ville, je n’aurai pas d’autre solution que de vous tuer tous les deux.
Sans oser regarder Aryès et tremblant de peur, je vis que Kwayat était en train de recentrer sa conscience et son énergie et relevait la main.
— C’est toi qui décides —ajouta-t-il.
Je me levai d’un bond et je m’interposai entre Aryès et le démon.
— Décidé ! —fis-je précipitamment—. Aryès ne parlera de cela à personne d’autre que moi, j’en donne ma parole d’honneur. Mais ne fais plus jamais ça avec ta main…
Kwayat laissa retomber sa main et, pour la première fois, il me sembla voir apparaître sur son visage l’ombre d’un sourire.
— Comme tu voudras. Mais je te dirai quelque chose : faire confiance à quelqu’un est facile, mais ce n’est pas toujours le meilleur choix. J’ai connu quelqu’un qui est mort pour avoir trop fait confiance. Il vaut mieux ne rien devoir à personne. Et maintenant, si ce n’est pas trop te demander, tu pourrais mettre cette tunique ? Tu trembles comme une feuille.
Je ne tremblais pas que de froid, mais, malgré tout, je me tournai vers Aryès, je lui pris des mains la tunique et je l’enfilai, ainsi que le pantalon. C’est alors que je m’aperçus d’un détail qui me paralysa pendant une seconde.
Je poussai un cri et je me mis à courir vers le fleuve.
— La robe ! —m’écriai-je. Je la cherchai dans les eaux agitées, mais tous mes efforts furent vains. Je cherchai sur chaque branche et racine sur la rive, sans résultat. Horrifiée, je pris mon visage entre mes deux mains—. Wiguy, pourras-tu me pardonner ?
Kwayat me regardait, l’expression impassible, presque avec ennui, tandis qu’Aryès cherchait la robe entre les arbustes, sans cesser de regarder du coin de l’œil le démon par simple précaution. Moi, à sa place, je me serais éloigné autant qu’il m’aurait été possible de Kwayat, mais, visiblement, Aryès était plus courageux que moi. Un an auparavant, jamais je n’aurais pensé qu’Aryès serait aussi courageux, mais maintenant les choses avaient changé et je commençais à connaître réellement Aryès.
— Bon —fis-je, en me tournant vers Kwayat—. Adieu la robe. —Je fis une pause et je m’approchai prudemment—. Alors comme ça… tu es mon instructeur ?
Kwayat inclina la tête.
— C’est cela. Je suis instructeur. Je me suis occupé de beaucoup de jeunes démons, mais peu sont les démons que j’ai instruits qui ne connaissaient rien à notre monde à ce point.
J’arquai un sourcil.
— Alors vous considérez votre monde comme un monde à part, hein ?
Le visage immuable de Kwayat me rendait un peu nerveuse, mais je ne pouvais cesser de le regarder fixement. Aryès s’approcha de moi et je lui fus reconnaissante de sa présence : être seule à parler avec un démon aussi peu accueillant que Kwayat n’était pas précisément une bonne idée.
— Nous, les démons, nous avons une façon de penser très différente de celle des saïjits —expliqua Kwayat à voix basse—. Nous sommes des saïjits et, en même temps, nous avons cessé de l’être. Autrefois, les démons ne se cachaient pas. Ils vivaient avec les saïjits, mais on les a poursuivis jusqu’à tenter de les exterminer, un par un, et depuis lors, nous vivons à part et nous faisons tout pour nous maintenir à l’écart des conflits des saïjits.
— Attends un moment —dis-je, confuse—. Tu veux dire que les démons, même s’ils sont saïjits, ne sont pas vraiment des saïjits à part entière ? Ça, je n’arrive pas à le comprendre. Moi, je suis une terniane et je ne peux pas être autre chose.
Kwayat croisa les bras et s’approcha pour s’arrêter à un mètre de nous. Ses yeux étaient d’un bleu magnifique. Et son visage était très jeune. Comment pouvait-il avoir eu le temps d’instruire tant de gens, comme il le disait ?, me demandai-je, en fronçant les sourcils.
— Évidemment que tu es une terniane, les démons n’ont rien à voir avec les races. Il y a beaucoup de genres de démons —expliqua-t-il—. Certains, les tahmars, gardent leur forme de démon pour toujours, mais la plupart savent adopter leur forme saïjit. Certains sont plus démons que saïjits, et d’autres plus saïjits que démons.
— Oh, alors il y a des niveaux de démonisation —fit Aryès. On aurait dit qu’il blaguait, mais, lorsque je me tournai vers lui, il paraissait tout à fait sérieux.
— Hum —toussota Kwayat, en le contemplant fixement—. Je suppose que ton intérêt vient du fait que tu veux devenir un démon, je me trompe ?
— Absolument —répondit Aryès.
— Absolument, quoi ? —répliquai-je, alarmée—. Qu’est-ce que tu dis, Aryès ?
Il se contenta de sourire, sans cesser de regarder Kwayat dans les yeux.
— Je voulais dire qu’il se trompe absolument —ajouta-t-il—. Quoique, s’il s’avère qu’être un démon a plus d’avantages que d’inconvénients, il se peut que je me décide.
Kwayat l’observa un moment en silence puis s’esclaffa, il se retourna, fit quelques pas de danse sans cesser de rire, nous tourna le dos, inspira profondément puis se tourna de nouveau vers nous avec une expression impassible.
— Si on te transformait en démon, tu pourrais servir de bouffon de cour —fit-il.
Je levai un sourcil et souris largement.
— D’habitude, c’est à moi qu’on adresse ce genre de phrases —me justifiai-je, en voyant qu’Aryès m’observait, les sourcils froncés.
À cet instant, une lumière fulgurante surgit du néant et s’élança dans le ciel sombre en produisant une explosion fracassante. C’étaient les feux d’artifice ! compris-je. J’avais totalement oublié la Fête du Printemps.
— Je crois qu’il vaudra mieux remettre cette conversation à plus tard —déclara Kwayat—. Je reviendrai demain.
Avant que nous ayons eu le temps de répondre quoi que ce soit, il nous tourna le dos puis disparut entre les arbres. Nous le regardâmes partir, songeurs.
— Ça alors —dis-je—. C’est une personne assez spéciale, tu ne trouves pas ?
— C’est sûrement le fils d’une famille riche —affirma Aryès.
Je souris légèrement.
— Alors comme ça, pour toi, un démon a par définition une malle pleine de kétales, c’est cela ?
Aryès acquiesça et hésita.
— Peut-être pas. Mais je suis sûr que certains sont très riches. As-tu vu le collier qu’il portait sous sa cape ? Il paraissait fabriqué avec des gemmes. Et… autour de lui, il y avait comme… des flux d’énergies. Comme s’il était couvert de magaras de toutes parts. Tu n’as pas remarqué ?
Je fis non de la tête.
— Pour dire vrai, non. Moi, j’ai juste remarqué qu’il avait un parfum de roses.
Aryès me regarda avec étonnement et haussa les épaules.
— Il ne m’a pas semblé être un personnage très sympathique.
— Tiens donc. Quelle sorte de personne sympathique serait capable d’attaquer les gens uniquement parce qu’ils ont entendu quelque chose qu’ils n’auraient pas dû entendre ? —demandai-je—. Mais… qu’est-ce qu’il t’a fait exactement ?
Aryès haussa de nouveau les épaules.
— Rien. Il a juste essayé de forcer l’entrée dans mon esprit pour m’étourdir. Je n’avais jamais senti autant d’énergie à la fois. Et jamais je ne m’étais senti aussi… attaqué. C’est une méthode ignoble.
Je soufflai.
— Les démons n’ont pas la réputation d’être très nobles —fis-je—. Pourtant… je ne comprends pas vraiment pourquoi ils ont une aussi mauvaise réputation. Certains saïjits sont encore plus exécrables que Kwayat. Je dirai même que Kwayat semble avoir accepté ma promesse avec une grande facilité.
— Oui —fit-il d’une voix rauque où perçait le scepticisme—. Mais cela signifie aussi qu’il n’hésitera pas à agir si nous manquons à notre promesse, il nous tuerait sans sourciller. C’est l’impression qu’il m’a donnée.
Je tressaillis, mais j’acquiesçai de la tête.
— Tu as raison. Il vaudra donc mieux ne pas prononcer le mot démon dans nos conversations. Nous finirions par faire une gaffe.
— Je promets de ne pas dire un mot sur les démons —dit Aryès, en portant deux doigts à son front—. Et toi, promets-moi que tu ne diras jamais à ma sœur que je lui ai volé sa tunique verte.
— Quoi ? —m’exclamai-je, en baissant le regard sur la tunique que je portais—. Cette tunique… appartient à ta sœur ? Mais pourquoi n’as-tu pas pris une des miennes ?
— Eh bien… comme tu m’as dit de passer par la fenêtre, je suis grimpé sur le toit, mais la fenêtre était fermée par un sortilège, alors, au lieu de perdre du temps à le défaire, je suis allé chez moi et j’ai pris la première chose que j’ai vue. C’est une chance que ma sœur et toi, vous ayez presque la même taille.
Je secouai la tête, en rougissant.
— Bon… je crois qu’il vaudra mieux remettre cette tunique où tu l’as prise.
Aryès acquiesça et nous prîmes le chemin du retour.
— Nous sommes en train de rater les feux d’artifice —commenta Aryès, au passage.
— De toutes façons, c’est comme tous les ans, bruyant et long —répliquai-je—. Et le savon que va me passer Wiguy à cause de la robe, ça va être exactement pareil que les feux, tu verras.
Nous allions sortir du bois quand soudain je m’arrêtai net.
— Tu as dit que ma fenêtre était fermée par un sortilège ? —dis-je, en sentant mon cœur battre plus vite.
— Ouaip…
— Drakvian ! —l’interrompis-je, avec un grand sourire sur le visage—. Elle est de retour !
Aryès ouvrit grand les yeux, stupéfait.
— Eh beh, je n’avais pas pensé à cette possibilité —reconnut-il.
— Elle le fait toujours, parfois pour s’amuser et d’autres fois parce qu’elle a besoin de mon aide. J’espère qu’elle n’est pas de nouveau malade… —fis-je en me souvenant des nuits de veille que j’avais passées à écouter ses conversations délirantes avec Ciel, sa dague bien-aimée.
— Peut-être qu’elle a bu le sang de tout un troupeau de vaches et que, maintenant, elle a une indigestion monstre —suggéra pensivement Aryès.
— Ou bien elle est revenue avec un message de Marévor Helith —pensai-je—. Quoique ceci n’empêche pas l’indigestion. Vraiment, si elle est encore malade, je lui mets un bâillon sur la bouche.
Aryès rit.
— J’aimerais bien te voir essayer de mettre un bâillon à une vampire. Moi, à ta place, je ne m’approcherais pas trop de ses crocs.
Je souris.
— Les mirols ont des dents plus terrifiantes —dis-je après un silence—. Je ne comprends pas pourquoi les vampires ont une pire réputation que les mirols.
— Bon, on ne peut pas dire que les mirols aient une très bonne réputation —répliqua Aryès—. Mais il y a une différence assez notable entre les deux : si un mirol ne mange pas pendant plusieurs semaines, il meurt, ce qui n’est pas le cas d’un vampire. J’ai lu dans un livre qu’ils étaient capables de survivre très longtemps sans rien boire.
Je n’eus pas d’autre solution que de lui donner raison. À vrai dire, cela devait être curieux d’être un vampire, pensai-je. Au moins, ils ne devaient pas se préoccuper beaucoup des vivres et de ce genre de choses. Plongée dans mes pensées, je ne remarquai que nous étions déjà arrivés près de la taverne que lorsqu’Aryès s’arrêta, dans la cour des sorédrips.
— Je t’attends ici —me dit-il.
J’acquiesçai, j’entrai dans la taverne, je saluai Kirlens, je vis que la taverne était bondée de clients, mais que Wiguy n’était pas encore rentrée, je montai dans ma chambre, je me changeai de vêtements, je défis le sortilège et je redescendis par les toits jusqu’à la rue.
Aryès était appuyé contre la barrière de l’étable contigüe à la taverne et je m’approchai silencieusement, un sourire espiègle sur le visage.
— Bouh ! —m’exclamai-je, en relâchant soudain tous mes sortilèges harmoniques de discrétion.
Aryès sursauta et vacilla, la bouche ouverte de frayeur.
— C’est malin —ronchonna-t-il.
— Voici les habits —lui dis-je, en lui tendant la tunique et le pantalon correctement pliés comme me l’avait enseigné Wiguy.
Aryès s’en empara, se limitant à acquiescer de la tête. Il sembla alors vouloir ajouter quelque chose, mais, comme il tardait à parler, je levai un sourcil.
— Tu vas rentrer à la maison maintenant ? —demandai-je.
— Ouf, oui, mais je crois que je ne vais pas pouvoir dormir, de toute façon. Tout le monde chante dans les rues. Les jours de fête ne sont pas précisément les plus tranquilles.
— Non —reconnus-je, en me rendant compte du brouhaha d’Ato.
— Je voulais… te demander quelque chose —dit soudain Aryès—. Je sais que je t’ai promis de ne pas parler de démons, mais… j’aimerais savoir si Aléria et Akyn sont au courant de…
Il se tut, mais je compris ce qu’il voulait dire et je fis non de la tête.
— Non, ils ne savent rien de tout ça. C’est que… j’ai mes raisons —dis-je, en pensant à la marque de la Sréda et à l’histoire d’Aléria. Si Aléria me voyait transformée, elle reconnaîtrait la Sréda et je préférais ne pas penser à ce qui se passerait alors.
Sans faire un seul commentaire sur ma décision de taire l’histoire de la potion de Seyrum et des démons, Aryès lança joyeusement :
— Bon ! Il vaudra mieux que je rende ça à ma sœur avant qu’elle ne s’en rende compte. Bonne nuit, Shaedra.
Il partit et je retournai dans ma chambre en me demandant si cette nuit je pourrais sortir sans que personne ne me voie, avec Frundis et Syu, pour aller chercher Drakvian. Car, dans un recoin de mon esprit, je craignais qu’il ne lui soit arrivé quelque malheur.
Le jour suivant, je ne fus pas la seule à me lever tard. La vérité, c’était que la plupart des gens dormirent jusqu’à onze ou douze heures du matin. J’avais passé presque deux heures, avec Frundis et Syu, à chercher Drakvian dans le bois de Roche-Grande, mais je n’avais pas réussi à la trouver, de sorte que j’étais rentrée à la taverne, et sur le chemin du retour j’avais rencontré Marelta, sa sœur et quelques autres amis de leur famille. Je n’avais pas eu le temps de me cacher avec les harmonies et Marelta se fit un plaisir de me jeter des propos humiliants devant ses amis.
— Tu te promènes seule dans le bois à la recherche de quelque dragon de terre, sans doute ? —me lança-t-elle nonchalamment.
— À moins qu’elle ne préfère la compagnie d’un singe à celle d’un saïjit —intervint sa sœur qui, bien qu’elle ait deux ans de moins, avait le même venin sur la langue.
— Elle est si bizarre que tout est possible —répliqua Marelta, un grand sourire malveillant sur les lèvres—. Mais je continue de penser que jamais on aurait dû lui permettre l’entrée en seconde année de snori. Qui sait si elle ne nous griffera pas le visage pendant une de ses crises. Au fait, qu’est-il arrivé à ton déguisement blanc ? On dirait qu’il a beaucoup plu à Galgarrios. Moi, je n’ai eu aucun mal à te reconnaître. Tu avais le même visage abruti.
La musique de Frundis se changea en un concert belliqueux de trompettes et Syu me conseilla de contourner cette “bande de chats furieux” et de ne pas chercher la bagarre.
« Il ne me viendrait jamais une idée aussi sotte que celle de me battre avec Marelta », lui répliquai-je avec fermeté.
Cependant, je ne trouvais pas non plus convenable de faire un détour, aussi je passai à côté d’eux, je les regardai fixement, je relevai fièrement la tête et je fis :
— Cela m’inquiétait que ta langue ait pu se congeler cet hiver. Mais je vois que le fait de te sentir entourée de gardes du corps te l’a déchaînée.
Marelta plissa les yeux.
— Et la tienne, à ce que je vois, est toujours aussi irrespectueuse. Je te rappelle que tu as devant toi des personnes importantes.
J’arquai un sourcil et, malgré l’obscurité, je tentai de détailler les visages des autres personnes. Celui qui portait la lampe était Tiel, le frère aîné de Marelta. Plus qu’autre chose, il avait l’air curieux d’écouter sa sœur proférer des insultes contre moi. Je ne pus reconnaître les deux autres, quoique le visage de la caïte me soit familier.
— Vraiment ? —répliquai-je sur un ton mauvais—. Et où ? Moi, je ne vois que cinq lâches qui s’en prennent à une seule personne.
— Écoute, petite, elle, tu peux l’insulter parce qu’elle adore qu’on l’insulte —intervint tranquillement l’humain, en se rapprochant de la lumière, pas suffisamment toutefois pour me permettre de bien voir son visage—, mais, moi, ne m’insulte pas, d’accord ? Je n’encaisse pas bien les insultes. Et maintenant, mes amis, poursuivons notre chemin. Et toi, terniane, disparais.
Une soudaine flamme de colère brûla en moi et je sentis, atterrée, que j’étais en train de me transformer de nouveau en démon. C’était la seconde fois que Marelta me mettait en colère au point de déclencher ma transformation. Parce que je ne doutais pas que le jour où elle avait indiqué mes dents en disant qu’elles étaient pointues, elles l’étaient bien réellement. Et, bien que mon premier mouvement instinctif ait été de lui jeter quelque saillie ou une de ces merveilleuses insultes que Sayn m’avait apprises, je fis demi-tour et je me mis à courir vers la rivière, cherchant un coin où me cacher et pouvoir m’assurer que je ne m’étais pas totalement transformée. Je commençais à en avoir assez de ne pas pouvoir contrôler mes transformations et j’avais envie d’apprendre, dès à présent, ce que Kwayat devait m’enseigner, puisque annuler mes transformations ne paraissait pas faisable ou, en tout cas, pas aussi évident que je l’aurais voulu. Et quoique Aryès se soit montré enthousiaste quand il m’avait vue transformée en démon, je doutais que les autres habitants d’Ato le prennent aussi bien. Je n’avais jamais entendu parler des démons à Ato, si ce n’est de ceux des histoires, et j’ignorais totalement le traitement que leur réservait le Livre d’Ato, mais, vu les précautions que prenait Kwayat, la prudence ne devait pas être de trop.
Le lendemain matin, je trouvai la fenêtre de nouveau fermée par un sortilège et je commençai à m’irriter sérieusement. Si Drakvian voulait me parler, pourquoi ne pas entrer directement dans ma chambre et cesser ces ridicules sortilèges qui ne servaient qu’à me faire perdre du temps et qui n’apportaient aucune information ? Mais il était vrai que je commençais à avoir de l’expérience pour défaire ces sortilèges. Drakvian utilisait toujours le même tracé et, après quelques essais, il ne me restait pas beaucoup à découvrir.
« Je vais faire une promenade », déclara Syu, en s’attachant la cape et en sortant par la fenêtre d’un saut élégant de gawalt.
« Bonne promenade », lui souhaitai-je, l’enviant un peu.
Lorsque je me fus habillée, je descendis tranquillement les escaliers et je trouvai Kirlens qui préparait le repas.
— Bonjour, petite marmotte ! —me dit-il, en souriant—. Il était temps que tu te réveilles.
— Quelle heure est-il ? —demandai-je, en bâillant.
— Onze heures et demie. Et tout de suite, on sert les derniers petits déjeuners. Beaucoup vont faire coïncider le petit déjeuner avec le déjeuner.
— Comment s’est passé le dîner hier soir ? Est-ce que Laynen est resté toute la nuit ?
Kirlens sourit.
— C’est incroyable comme ce jeune est travailleur. On voit bien qu’il vient de la campagne. Oui, il est resté là jusqu’à minuit. Après, je l’ai mis dehors, pour qu’il aille se divertir un peu. Après tout, ce n’était pas juste qu’il rate sa première Fête du Printemps à Ato.
Je lui rendis son sourire.
— À ce qu’il m’a dit, il a dansé avec toutes les jeunes d’Ato. Je crois qu’il a même dansé avec Wiguy —ajouta-t-il.
Je pensai soudain à ma robe blanche et mon sourire se tordit.
— Comment va Wiguy ? —demandai-je, tandis que je mangeais des biscuits et me servais un verre de lait chaud.
— Bien, elle est au comptoir. Elle est hyperactive —m’avertit-il, en roulant les yeux—. Par contre, j’ai fait une remontrance à Taroshi parce qu’il est rentré à trois heures du matin et non à dix, comme il me l’avait promis. Alors, je l’ai puni et je l’ai réveillé à six heures du matin pour aller chercher le lait et faire quelque autre tâche.
Je pouffai, en essayant de m’imaginer un Taroshi à moitié endormi, foudroyant son père et protestant toutes les dix secondes. Kirlens semblait enfin avoir décidé d’éduquer son fils, mais je doutais franchement que Taroshi puisse devenir un jour un enfant normal.
— Et Lénissu ? —demandai-je.
Kirlens fronça alors les sourcils. Tout son visage s’assombrit.
— Il ne t’a rien dit —fit-il, en secouant la tête—. Je m’en doutais. Il est parti.
Pour la première fois depuis plusieurs mois, je restai muette de stupeur.
— Parti ? —finis-je par articuler tant bien que mal.
Kirlens laissa échapper un soupir fatigué.
— Je savais qu’il ne te l’avait pas dit. Mais, quand je lui ai demandé s’il t’avait avertie, il m’a répondu que bien évidemment.
Je clignai des paupières quelques secondes puis je sursautai, comme si je me réveillais.
— Lénissu ! —fis-je, furieuse—. Ça, il va me le payer. Comment a-t-il pu s’en aller comme ça, si soudainement, et sans me prévenir ?
— De toutes façons, tu ne peux pas aller avec lui, où qu’il aille —me répliqua Kirlens—. Tu étudies à la Pagode. En plus, je lui ai promis de m’occuper de toi comme de ma propre fille, ce que tu es pour moi en fin de compte.
— Moi… eh bien… —répliquai-je, étrangement émue—. Et moi, je te considère comme un père, Kirlens… Mais… où est parti Lénissu ?
Kirlens me contempla quelques instants et secoua la tête.
— Il ne me l’a pas dit. Mais, en tout cas, j’ai perdu mon meilleur cuisinier —ajouta-t-il, avec une moue peinée.
— Il n’a pas dit où il allait ? —répétai-je, comme hébétée.
Le tavernier haussa les épaules.
— Il a dit qu’il avait des affaires à régler.
Je soupirai.
— Cela n’aide pas beaucoup, il a des affaires à résoudre partout.
— Eh bien, alors, ne lui crée pas davantage de problèmes —me répondit Kirlens, en posant un tas de rondelles de courgettes sur la table.
— Je vais aller le chercher, je dois lui parler —répétai-je, en me dirigeant vers la porte en courant.
— Shaedra —gronda Kirlens.
Je m’arrêtai, surprise par le ton de sa voix.
— Quoi ?
— Cela fait plus de quatre heures que Lénissu est parti. Tu ne peux pas le rattraper.
J’écarquillai les yeux, je fis demi-tour et je grimpai les escaliers en toute hâte. Un instant plus tard, j’ouvrais la porte de la chambre que Lénissu avait occupée pendant tout l’hiver et j’y entrais. L’intérieur était vide. Il n’y avait pas trace de Lénissu. Et, bien sûr, Corde, son épée, n’était pas là. Il n’y avait que les meubles typiques d’une chambre vide d’auberge.
Que Lénissu soit parti me peina profondément. Je ressentais la même impression de vide que lorsqu’il nous avait laissés, pendant quelques jours, aux abords de Dathrun. Je savais que Lénissu avait vraiment beaucoup d’affaires en cours, même s’il ne voulait pas me spécifier lesquelles, mais était-ce si urgent ? Je savais que je raisonnais à côté de la plaque et que Lénissu n’était pas fait pour rester à un même endroit bien longtemps… Un moment, je pensai qu’il avait été rendre visite à Murry et Laygra et je m’imaginai qu’il réussissait à les convaincre de venir à Ato. Nous aurions été si heureux, tous ensemble, à Ato ! Mais c’était une pensée égoïste. Après tout, moi aussi, je les avais laissés pour revenir avec mes amis.
Je secouai la tête, je jetai un dernier regard sur la chambre et je refermai la porte. J’espérais que Lénissu se portait bien et qu’il ne se cherchait pas trop d’ennuis. Pour une raison ou une autre, je retournai dans ma chambre. Sur le sol, près de la porte, je trouvai un morceau de papier plié. Je fronçai les sourcils et je le ramassai avec impatience. Et si c’était de Lénissu… ?
C’était de Lénissu. Le message était écrit en naïdrasien et disait ceci : « Vis heureuse, ma nièce, et prends soin de ma boîte. Je l’ai laissée dans ton recoin. »
Boîte ? Recoin ?, me répétai-je. Qu’est-ce que cela signifiait ? Je fermai la porte et je regardai dans tous les recoins de ma chambre, espérant trouver une boîte… la boîte de tranmur !, pensai-je soudain. Pouvait-il me l’avoir laissée ? Cela semblait un objet si important pour lui ! Ce qu’elle pouvait bien contenir m’avait toujours intriguée. Mais… de quel recoin parlait-il ? Je me posais la question et je compris : il parlait du recoin où j’avais l’habitude de jouer autrefois, de cette terrasse où s’entassaient les vieux tonneaux et tout un bric-à-brac, de ce même endroit où nous avions parlé, Lénissu et moi, le premier jour où je l’avais connu.
Je mis le papier dans ma poche d’un geste pressé, j’ouvris la fenêtre et je me glissai à l’extérieur. Discrètement, je parvins à la terrasse, mais il me fallut plus de dix minutes pour trouver la boîte de tranmur, cachée à l’intérieur d’un tonneau. Je l’en sortis et je la mis sur mes genoux, l’examinant en détail. C’était une simple boîte sans ornements, mais toutes les boîtes n’étaient pas en tranmur. Généralement, à l’intérieur des boîtes de tranmur, on gardait des objets que l’on souhaitait conserver intacts. Le contenu devait donc avoir une certaine importance.
Le message ne mentionnait pas si je pouvais l’ouvrir ou non, pensai-je. Et d’après ce que j’avais pu conclure de l’air jaloux de Lénissu chaque fois que je le questionnai sur la boîte, il n’avait pas l’intention que je fouine dans ses affaires. Mais pourquoi était-il parti sans rien dire ?, me demandai-je soudain, blessée. Je ne comprenais pas le comportement mystérieux de Lénissu. Il fallait toujours qu’il soit en train de faire quelque chose. La cuisine ne lui suffisait pas…
Je me levai d’un bond, en me souvenant soudain d’un détail. Lénissu m’avait avertie ! Enfin, il m’avait dit quelque chose d’étrange la veille, mais qu’avait-il dit exactement ? Je fis un effort pour me souvenir, mais je me rappelai seulement que ses paroles m’avaient semblé absurdes.
Après m’être assurée que personne ne m’épiait, je cachai de nouveau la boîte de tranmur au même endroit et je me mis à courir sur les toits en direction de la maison d’Aryès. Il vivait de l’autre côté de la colline et je dus descendre des toits pour continuer à courir. Sa maison avait un étage et était entourée d’un petit jardin de fleurs qui commençaient à fleurir. Les pots sur les balcons étaient magnifiques : la mère d’Aryès s’en occupait toujours. Au rez-de-chaussée, se trouvait la menuiserie de son père et la famille vivait au premier étage. En prenant de l’élan, je grimpai sur l’appentis puis, cherchant la chambre d’Aryès, j’escaladai le mur avec une agilité digne d’un gawalt. Par une des fenêtres ouvertes, je vis Aryès assis sur son lit, lisant tranquillement un livre. Je m’accrochai à la fenêtre et j’atterris à l’intérieur en vacillant.
— Shaedra ! —s’écria-t-il, stupéfait, les yeux ronds comme des assiettes.
— Aryès, j’ai besoin que tu m’aides ! Qu’est-ce que Lénissu a dit exactement hier, quand nous l’avons croisé ? Je ne me souviens plus de ses paroles et c’est très important.
— Quoi… ? —bafouilla-t-il, abasourdi.
Apparemment, Aryès ne s’était pas encore remis de sa frayeur. Alors je me rendis compte que ma conduite n’était pas particulièrement très classique et je me raclai la gorge.
— Je regrette d’être… entrée si brusquement. J’aurais dû passer par la porte d’entrée…
— Non, non, ça ne fait rien —m’assura Aryès, en refermant son livre et en se levant d’un bond—. Mais, à vrai dire, j’aurais besoin d’un moment de silence pour me souvenir des mots de Lénissu.
Il prit une mine concentrée et je m’abstins de parler pendant un bon moment. Alors, miraculeusement, Aryès répéta lentement les paroles de Lénissu :
— Prends soin de Shaedra comme tu me l’as promis il y a quelques mois. Et toi, Shaedra, tiens-toi tranquille, comme… d’habitude. Je crois —ajouta-t-il, en fronçant les sourcils.
J’acquiesçai de la tête, émerveillée.
— Comment fais-tu ?
Il haussa les épaules, avec modestie.
— Je ne sais pas.
Je fronçai les sourcils, pensive.
— Qu’est-ce que cela signifie “comme tu me l’as promis” ? —m’enquis-je.
— Je ne sais pas —répéta Aryès et, cette fois, j’eus la certitude qu’il mentait et cela me fit mal.
— Tu ne le sais pas ? —répétai-je, incrédule.
Aryès souffla.
— Pourquoi tout cet interrogatoire ? Il est arrivé quelque malheur ?
Oubliant soudain de me demander quelles raisons pouvait avoir Aryès pour me mentir, je serrai les dents et lui confiai :
— Lénissu est parti.
Aryès acquiesça de la tête.
— Cela ne me surprend pas. J’aurais dû m’imaginer qu’il ne disait pas ces mots à la légère. Mais il reviendra bientôt, tu peux en être sûre.
J’arquai un sourcil puis j’acquiesçai : à vrai dire, la boîte de tranmur était ce qui m’en convainquait le plus. Soudain, j’eus conscience d’avoir envahi l’intimité d’Aryès et je me raclai la gorge.
— Bon, je retourne à la taverne. Je n’arrive pas encore à croire que Lénissu soit parti —ajoutai-je, plus pour moi-même que pour lui.
Aryès acquiesça, songeur.
— Bonne lecture ! —fis-je, en sortant de nouveau par la fenêtre.
Lorsque j’entrai à la taverne, Wiguy, les mains jointes d’émotion, commença à me raconter toutes les merveilles de la nuit de fête et, à ce qu’elle me dit, elle avait passé des heures et des heures à danser. Le nom de Nakan apparaissait maintes fois et elle me raconta un incident qui avait eu lieu entre Nart et Nakan.
— Ce stupide Nart lui a fait un croche-pied et il nous a fait tomber tous les deux —fit-elle, avec une colère évidente—. Je ne vais plus adresser la parole à ce rustre de toute ma vie —jura-t-elle—, même s’il vient au comptoir me demander quelque chose.
— Nart n’est pas méchant —lui assurai-je—. Il est seulement… un peu jaloux.
— Pff, eh bien, pour moi, qu’il meure de jalousie, comme dans les livres et qu’il me laisse en paix avec Nakan.
Je ne lui répondis pas et elle continua à parler de la fête, toute émue, tandis que nous servions les clients. Ma tête était sur le point d’éclater quand, soudain, je croisai un regard bleu très familier et je restai paralysée pendant quelques secondes.
Il était assis à une petite table, entre un groupe de vieux qui étaient là depuis déjà des heures à jouer aux cartes et une famille paysanne qui discutait depuis plusieurs minutes sur je ne sais quoi à propos des tomates. Ses yeux étaient aussi bleus que la veille et ses cheveux étaient blancs comme la laine. Kwayat se leva quand il sut que je l’avais vu et il se dirigea vers moi avec un grand sourire théâtral.
— Shaedra, combien de temps a passé ! —me dit-il, en me saisissant amicalement par le bras. Un effluve de roses m’envahit. Pourquoi chaque fois que Kwayat était proche, il flottait un parfum de fleurs ?
Wiguy s’arrêta net au milieu de son interminable flux de paroles et elle nous regarda tour à tour, une assiette de lentilles dans les mains. Je souris, feignant la tranquillité.
— Sa… salut, comment ça va ?
Kwayat roula les yeux et m’entraîna vers la sortie, en me disant :
— Je dois te parler d’un tas de choses, petite, viens.
Je le suivis, nous sortîmes et, après un moment de silence, je n’en revenais toujours pas.
— Par tous les démons ! Pourquoi es-tu si peu discret ? —lui demandai-je, alors que nous descendions la pente.
Kwayat fronça les sourcils. Il avait repris son air dramatique habituel.
— Je n’ai pas l’intention de rester caché tout le temps que va durer ton apprentissage. J’ai décidé que ce n’était pas nécessaire de te séparer de tes amis. Parfois je le fais, mais, dans ce cas, au moins pour les premières étapes de ton apprentissage, nous ne gagnerions rien en t’écartant des saïjits. En plus, Zaïx ne veut pas que je t’impose d’aller où que ce soit et cela me convient. Apparemment, tu l’amuses.
— Je… l’amuse ? —répétai-je, sans comprendre.
— Oui, Zaïx est un démon qui s’ennuie beaucoup. À une époque c’était un démon de l’esprit, mais il a volé quelque chose qu’il n’aurait pas dû voler, quelque chose qui appartenait à Ashbinkhaï, le Démon Majeur de l’esprit. Les autres démons ne le tiennent pas en grande estime, mais, dans le fond, il n’a pas mauvais cœur. C’est pour cela que, chaque fois qu’il trouve un démon orphelin, il l’adopte. Comme dans ton cas.
Son histoire m’embrouillait les idées.
— Je suis un démon orphelin ?
— Eh bien. Aucun Démon Majeur ne s’est préoccupé de t’aider à te former, alors, lui, il t’a adoptée. Zaïx adore s’occuper des gens, mais parfois, il ne s’en occupe pas tout à fait bien —ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel.
— Et, toi aussi, tu es un démon orphelin ? —demandai-je, en essayant de comprendre.
— Moi… je suis instructeur de démons. J’ai passé un accord avec Zaïx. Mais je ne suis pas son serviteur.
— Alors, comme ça, tu instruis les nouveaux démons de Zaïx —conclus-je.
— Pas vraiment. Mais il est vrai que dernièrement les Démons Majeurs ne font pas appel à mes services.
— Et pourquoi ne le font-ils pas ?
— Les Démons Majeurs ont leurs propres communautés et leurs propres instructeurs. Ils n’ont pas besoin d’instructeurs indépendants, même s’ils s’avèrent meilleurs —ajouta-t-il, avec un léger sourire.
Nous arrivâmes à la lisière du bois et nous nous assîmes sur l’herbe. Les rumeurs de la ville nous parvenaient, étouffées ; par contre, le grondement de la rivière s’entendait clairement.
— Très bien —dis-je, les jambes croisées—. Tu instruis les démons… mais en échange de quoi ?
— Ceci ne fait pas partie de l’instruction —répliqua tranquillement Kwayat—. À partir de maintenant, ton but consiste à comprendre ce que je vais t’enseigner. Tu écouteras attentivement. Et tu feras tout ton possible pour faire ce que je te dis.
— C’est ce qu’est censé faire un élève —répliquai-je, sur un ton moqueur.
— Et tu ne parleras pas de façon ironique —ajouta Kwayat—. Quand l’enseignement est sérieux, l’élève doit être sérieux.
Je pris un air dubitatif, mais je fus bien obligée d’acquiescer. Kwayat, au lieu de commencer à m’apprendre à contrôler mes transformations, commença à me présenter le monde des démons. Il m’enseigna les noms des Démons Majeurs et de quelque autre démon connu. Il me les présenta en détail, puis il m’expliqua que l’appellation de Démon Majeur était un titre éminemment vieux qu’héritaient les familles à la tête des communautés importantes de démons. Il me fit aussi un bref résumé d’Histoire, et je compris que certains démons étaient capables d’allonger leur vie au prix de beaucoup de travail. Ce qui, tout compte fait, n’en valait peut-être pas la peine…
— N’as-tu pas remarqué, lorsque tu te transformes, que tu vibres d’énergie ? —disait mon instructeur—. Nous, les démons, nous sommes les créatures les plus vivantes de tout Haréka. Et certains d’entre nous sont capables d’utiliser leur énergie pour se régénérer. Et ceci n’a rien à voir avec ce que font les nakrus et autres monstres —ajouta-t-il, comme s’il devinait mes pensées—. Les marques qui apparaissent quand nous nous transformons sont la vie à l’état pur. Nous les appelons les marques de la Sréda.
— La Sréda —répétai-je, abasourdie.
Il acquiesça.
— Cela ne m’étonne pas que tu en aies entendu parler, mais les saïjits utilisent ce mot tout à fait hors de contexte. « Sréda » signifie « Vie ». Cela vient du tajal. C’est une langue qu’aujourd’hui tout le monde, à part les démons, a oubliée. Et encore, beaucoup de démons savent à peine le baragouiner. Mais, moi, je sais parler le tajal et je te l’apprendrai. C’est une langue très différente de toutes celles que tu connais. Elle n’a pas de verbes, seulement des idées. Il n’existe pas de temps comme le passé, le présent ou le futur. Et il est pratiquement impossible de traduire le tajal à une langue saïjit, parce que, tout simplement, les deux langues ne fonctionnent pas avec les mêmes notions.
— Attends, attends —intervins-je, les sourcils froncés—. La Sréda… Tu veux dire que, comme j’ai la Sréda, je vais vivre plus longtemps ?
— Non. Cela dépend de ton expérience. Certains démons qui tentent d’allonger leur vie ne font que la réduire —m’avertit-il, en haussant les épaules—. C’est un processus très délicat et qui, en réalité, est finalement assez peu rentable.
— Mais alors, les démons qui ne sont pas… euh… ceux qui ne savent pas revenir à leur forme saïjit… —Je plissai les yeux—. L’autre jour, tu leur as donné un nom.
— Les tahmars —m’aida-t-il.
— Voilà. Ceux qui ne sont pas des tahmars, ce sont des saïjits qui se transforment parfois en démons, n’est-ce pas ? Alors ce sont aussi des saïjits —raisonnai-je.
Kwayat fit non de la tête.
— Chacun a sa race. Mais ce qui prévaut, c’est d’être un démon —m’expliqua-t-il, très solennellement—. Lorsque la Sréda est réveillée, elle s’écoule dans le corps saïjit. Ne la sens-tu pas en ce moment même ? Elle se remarque moins, mais elle coule régulièrement et, lorsque tu te transformes, tout tourbillonne. Tu comprends ?
— Non. Je ne sens rien —répondis-je.
Je passai une demi-heure à essayer de sentir en moi la Sréda, conseillée par Kwayat, mais en vain. Et quand je lui dis que je ne savais pas pourquoi je me transformais, je crois que je devinai une lueur d’exaspération dans les yeux de l’instructeur. Apparemment, Zaïx ne l’avait pas informé de mon ignorance totale sur tout ce qui concernait les démons.
— Ce n’est pas habituel de se transformer en démon sans le vouloir —soupira Kwayat—. Ceci représente tout un défi, mais j’essaierai —prononça-t-il, comme pour s’encourager lui-même.
À ce moment, Syu apparut et se jeta sur moi en imitant le hurlement d’un loup.
« Mon hurlement est mieux réussi que celui de Frundis, pas vrai ? », fit-il, tout fier, alors que j’éclatai de rire.
« Ne me dis pas que tu veux être chanteur ? », lui répliquai-je.
« Et pourquoi pas ? », rétorqua-t-il, en se donnant des airs d’aristocrate.
C’est ainsi que commencèrent mes leçons avec Kwayat. Tous les matins, j’allais à la Pagode Bleue et, après manger, au lieu de me rendre à la bibliothèque, je sortais d’Ato pour le retrouver. Nous ne prétendions pas nous cacher, tous savaient que, Kwayat et moi, nous nous parlions et tous supposaient qu’il m’enseignait quelque chose, mais personne ne savait quoi, mis à part Aryès.
Sincèrement, j’aurais préféré garder ces leçons secrètes, parce qu’Aléria et Akyn ne cessaient de me demander qui était ce Kwayat avec qui je passais tant de temps. J’aurais aimé tout leur dire, mais, maintenant que je savais que Kwayat s’emporterait si je le trahissais, je ne pouvais pas faire une telle folie.
Les gens des alentours s’en furent de nouveau vers leurs terres et Ato redevint plus tranquille. Wiguy ne me questionna pas sur la robe et je m’en réjouis, mais je conservais toujours la crainte de savoir comment elle réagirait quand elle l’apprendrait. Parfois, je m’imaginais la robe blanche, flottant dans la Baie Bleue de Yurdas, comme un fantôme immergé. Et le visage furieux de Wiguy. C’était une image assez lugubre, mais je ne pouvais éviter d’y songer quelquefois. Quant à Drakvian, elle ne redonna pas signe de vie, et qu’elle n’ait fermé ma fenêtre que deux fois ces jours derniers me laissa un peu perplexe et inquiète, mais Déria assurait qu’elle l’avait aperçue une fois par la fenêtre, quoique pendant une brève seconde à peine.
Le jour de mon anniversaire se serait déroulé comme un jour normal sans la délicieuse tarte de Wiguy et le couteau de Kirlens. Lénissu, par contre, ne m’avait rien laissé, mais ce n’était pas étonnant, car les attentions n’étaient pas le point fort de Lénissu, contrairement à Wiguy et Kirlens. Les jours passèrent, les examens de première année de snori arrivèrent et nous savions que les nôtres ne tarderaient pas. Aussi, nous nous mîmes tous à étudier. Kwayat, cependant, ne se souciait pas des examens de snoris et, imperturbable, il continuait à m’enseigner les coutumes des démons, le tajal, le fonctionnement de la Sréda et des transformations, et jamais il ne lui vint à l’idée de suspendre un peu les leçons pour me laisser étudier. De sorte qu’à six heures de l’après-midi, je revenais épuisée à la taverne, je mangeais un peu et je me rendais à la bibliothèque. Je n’aurais jamais pensé qu’un jour je resterais jusqu’à dix heures dans ce lieu et que Runim devrait me mettre à la porte. On aurait dit que je rivalisais avec Aléria.
Je parvins à maintenir ce rythme pendant une semaine. Puis ma volonté se relâcha par manque de sommeil et le premier jour où je me couchai tôt fut une merveille : je dormis comme un loir durant plus de dix heures.
Les examens arrivèrent, le maître Jarp et le maître Aynorin nous demandèrent de ne pas perdre les étriers et lorsqu’ils nous distribuèrent les feuilles, nous nous attelâmes à la tâche avec le plus grand sérieux. Les écrits, comme toujours, se passèrent relativement bien, sauf celui d’endarsie et celui d’histoire, comme d’habitude. Les examens pratiques, par contre, me parurent assez difficiles, mais je ne le fis pas aussi mal que certains et je réussis particulièrement bien l’examen harmonique et l’examen brulique. Tous, même moi, nous restâmes ébahis lorsque je réussis une assez bonne invocation, même si elle ne correspondait pas à ce que l’on m’avait demandé de faire : au lieu d’invoquer de l’eau, j’invoquai un liquide gluant, ressemblant à du caramel fondu, qui tomba entre mon examinateur et moi, en nous éclaboussant tous deux. Il était clair que ma voie n’était pas celle d’une celmiste printaniste pour aider les agriculteurs, je leur aurais ruiné toute la récolte.
Nous devions attendre une semaine pour connaître les résultats et, en attendant, nous profitâmes de notre temps libre. Tous les matins, lorsque je me levais, je prenais Syu et Frundis et je partais dans les bois au nord d’Ato. Là, généralement, Akyn, Salkysso et Kajert m’attendaient. Aryès, Avend et Suminaria arrivaient un peu plus tard. Et Aléria étaient habituellement la dernière à venir et, chaque fois qu’elle avait l’air de mauvaise humeur, cela signifiait qu’elle avait discuté avec Stalius pour qu’il la laisse sortir seule : Stalius devenait de plus en plus pesant, d’après elle.
Le sixième jour, elle arriva d’une humeur massacrante.
— Je ne le supporte plus ! —s’exclama-t-elle devant nous tous—. Chaque fois que je sors seule de chez moi, Stalius croit que je vais mourir. Il est complètement fou !
— Ne te tracasse pas —la réconforta Suminaria avec un soupir—. Je sais ce que c’est que de vivre surveillée. Heureusement, maintenant, on me laisse un peu plus de liberté. Toutefois, je ne crois pas que Nandros soit bien loin. Il nous épie probablement en ce moment.
— C’est une étrange sensation —commenta Salkysso, en regardant autour de lui, avec un regard de défi.
— Mais au moins, chaque fois que tu sors, il ne te regarde pas comme s’il te culpabilisait de tout. Moi, s’il m’arrive réellement quelque chose, je peux être sûre que Stalius ne me laissera pas faire un seul pas sans me l’avoir permis avant.
À l’évidence, elle exagérait, mais son état d’âme désespéré était contagieux et nous partageâmes son sentiment d’injustice en lui apportant notre soutien inconditionnel. De mon côté, je savais qu’un des facteurs principaux de l’état d’esprit d’Aléria était la disparition de sa mère et, bien sûr, le stress accumulé des examens, et puis Stalius, sans aucun doute, devait accroître son anxiété, mais cela ne pouvait pas être si terrible, raisonnai-je.
Nous avions l’habitude, Akyn, Déria et moi, d’aller jouer dans la forêt, avec Salkysso et Kajert, et nous reprîmes nos vieux jeux en leur instillant de nouvelles idées pour continuer à nous amuser. Aléria, étonnamment, n’apporta pas un seul livre pendant toute la semaine. Ceci, davantage que ses regards assassins, était ce qui nous préoccupait le plus.
— Tu ne vas plus ouvrir un livre de ta vie, pas vrai ? —lui demandai-je, impressionnée, en feignant d’être sérieuse.
Aléria me foudroya du regard.
— Les livres ne te disent pas toute la vérité —répliqua-t-elle.
Elle devait sûrement penser aux gwarates et à leur tradition orale, pensai-je. J’acquiesçai de la tête, méditative.
— C’est vrai —approuva Kajert, s’arrêtant alors qu’il était en pleine course avec Salkysso, Akyn et Aryès, car, de toute façon, il était déjà loin en arrière—. À quoi servirait un livre de botanique si ensuite tu ne peux pas sentir l’arôme de la plante que tu étudies ?
Salkysso remporta la course, même si Akyn le suivait de près. Aryès faisait la course en lévitant et, apparemment, il avait eu des problèmes de concentration parce qu’il était tombé plusieurs fois par terre. Syu et moi avions décidé que nous avions assez fait de courses ce jour-là, et les autres n’avaient pas réussi à nous battre une seule fois.
« Nous pouvons être fiers », dit Syu, assis sur mon épaule, tout en me tressant les cheveux, l’air à moitié endormi.
« Tu es toujours fier, Syu », commentai-je, en souriant.
Peu après, Suminaria dut rentrer chez son oncle Garvel. Aryès, Salkysso et Kajert s’en allèrent manger chez eux et nous restâmes Akyn, Aléria et moi, assis dans l’herbe sous le soleil printanier. Je me réjouissais qu’il n’ait presque pas plu ces derniers jours et je contemplai le ciel bleu un long moment. On entendait les oiseaux chanter et le chuchotement de la brise entre les arbres. C’était une journée magnifique.
— J’adore les jours comme celui-ci —commenta Akyn, allongé sur l’herbe—. On a l’impression de se sentir plus vivant. Et, quand on se met à penser à la vie des saïjits, on en rit. Qu’est-ce qu’on vivrait bien sans règles ni obligations !
Je souris. J’étais d’accord avec lui : la vie en réalité était beaucoup plus simple que ce que nous avions l’habitude de penser.
— Les uniques obligations qui devraient exister sont celles de l’amour et de la dignité —intervins-je, après avoir médité un moment—. Si demain les lois écrites partaient en fumée, le monde irait beaucoup mieux, je peux vous l’assurer —soupirai-je.
— On adore arranger le monde —sourit Akyn—. Pourquoi ne nous laissent-ils pas changer la Terre Baie ? Nous ferions des merveilles !
— Nous la changeons déjà —dis-je, radieuse. Je pris une herbe et la montrai à Akyn et Aléria—. Si je n’avais pas été là, cette herbe aurait continué à pousser un peu plus longtemps. Je ne sais pas comment je vais pouvoir me pardonner ce crime —ajoutai-je, en souriant largement.
Aléria secoua la tête. Elle semblait préoccupée.
— Changer les choses n’est pas toujours aussi facile qu’arracher une herbe —dit-elle.
— Il s’est passé quelque chose —devina Akyn—, je m’en suis douté dès que je t’ai vue apparaître ce matin. Tu as… trouvé quelque chose sur la… la Sréda ?
Aléria fit non de la tête et avoua :
— Hier, je suis allée chez Dol.
J’ouvris grand les yeux et je la regardai fixement.
— Je lui ai demandé s’il savait quelque chose sur mon père. Et il m’a dit que mon père était un homme malhonnête. Quelques mois seulement après avoir épousé ma mère, il a disparu, sans laisser de trace. Ce serait pour ça que Daïan ne me parlait jamais de lui. Parce qu’il lui a brisé le cœur.
Elle avait les larmes aux yeux et je lui pris la main pour la consoler.
— Mais… Aléria —dis-je alors, en fronçant les sourcils—, Eskaïr était aussi alchimiste. C’était un Moine de la Lumière. Il y a des choses qui ne concordent pas.
Akyn acquiesça de la tête, d’accord avec moi.
— C’est vrai, Aléria. Ton père était un moine de la lumière. Selon la devise de cette confrérie, ils doivent toujours agir pour améliorer leur entourage. Il ne pouvait pas abandonner Daïan.
— Les devises des confréries ne concordent pas toujours avec le cœur d’un homme —répliqua Aléria, les yeux remplis de larmes—. Dolgy Vranc connaissait maman. Il parlait souvent avec elle quand j’étais toute petite. Je ne me souviens pas bien de cette époque, mais je sais qu’ils s’entendaient bien. Ma mère a dû lui raconter des choses.
— Et pourquoi Dol n’en a pas parlé avant ? —demandai-je—, quand il savait que nous cherchions Daïan ?
— Parce qu’il était sûr qu’Eskaïr n’avait rien à voir avec sa disparition —répondit-elle—. Il me l’a répété plusieurs fois. Il a dit aussi que, lorsqu’Eskaïr l’a abandonnée, Daïan est venue chez lui demander un prêt. Ils étaient déjà bons amis, parce qu’ils s’échangeaient souvent des ingrédients et des livres. Dol lui a offert un emprunt sans intérêt. À cette époque, à ce qu’il a dit, il ne fabriquait pas seulement des jouets, il faisait aussi de la contrebande de magaras. Il avait de l’argent plus qu’il ne lui en fallait. Mais, apparemment, il n’a jamais accepté de faire des prêts. Sauf à ma mère. Et ma mère lui a rendu jusqu’au dernier kétale, vous savez comment elle est.
Akyn et moi acquiesçâmes en même temps. Tous deux nous pensions la même chose : Daïan avait toujours respecté les règles presque de manière fanatique. Excepté s’il s’agissait d’obtenir certains produits illégaux, comme cela avait été le cas l’année précédente. Ce trafic illégal avait déjà coûté la vie à Sayn.
— Le passé est le passé —dis-je soudain—. Tu ne reverras probablement jamais Eskaïr, alors mieux vaut ne pas y penser. Nous disions juste à l’instant que le monde saïjit est rempli d’absurdités, non ? Regarde, moi, je ne me préoccupe pas de toutes les choses qui pourraient m’arriver. Les Hullinrots et ce genre de choses. —Je m’abstins prudemment d’ajouter les démons et les yédrays—. Il ne faut pas penser à ce qui pourrait arriver, mais à ce qui est en train d’arriver. Et essayer d’améliorer ce qui peut s’améliorer.
Aléria me regarda fixement, secoua la tête et se leva.
— Tu ne comprends pas, Shaedra. Tout cela m’arrive à moi. J’ai perdu mon unique famille. Et je n’ai même pas fait de véritable effort pour la retrouver. Je suis une lâche. Nous sommes tous des lâches —dit-elle avec amertume.
Elle fit demi-tour et partit en courant. Je restai bouche bée et, lorsque je me tournai vers Akyn, je vis que celui-ci me foudroyait du regard.
— Tu devrais avoir honte.
Il se leva et courut pour rattraper Aléria, sûrement pour la réconforter. Tous deux disparurent entre les arbres et me laissèrent seule et confuse. Tout s’était passé très vite. Moi qui avais tenté d’être philosophe, j’avais blessé les sentiments d’Aléria. Que diables arrivait-il à Aléria ? Je pouvais comprendre qu’elle soit anxieuse, parce que, chaque fois qu’il se passait quelque chose d’anormal, elle s’angoissait, mais je ne pouvais pas comprendre qu’elle s’en prenne à moi. J’avais seulement voulu lui remonter le moral. Lui dire qu’elle ne se replie pas trop sur elle-même et qu’elle fasse quelque chose. Et elle me traitait de lâche ! Et elle se traitait elle-même de lâche. Sincèrement, Aléria commençait à perdre les nerfs.
« Peut-être qu’elle a besoin d’une banane », suggéra Syu. « Les bananes affinent l’esprit. »
Je souris, amusée.
« D’où sors-tu que les bananes affinent l’esprit ? », répliquai-je. « Celui qui a dit ça doit sûrement être un singe gawalt qui a reçu un régime de bananes sur la tête. »
« Ou un commerçant de bananes », intervint Frundis.
Syu roula les yeux.
« Penses-tu. C’est moi qui le dis parce que je mange des bananes. »
« Eh bien, peut-être va-t-il s’avérer que la banane est la solution mondiale pour résoudre tous les problèmes », commentai-je, sur un ton faussement réfléchi. « Je savais que tu trouverais la solution, Syu ! », lui fis-je, moqueuse, en lui caressant le menton.
Alors Frundis réclama le droit de recevoir le même traitement et, avec un soupir amusé, je le grattai sous les pétales bleu et rouge. Nous restâmes allongés un long moment sur l’herbe, à étudier les nuages et à deviner des formes.
« Et celui-là, c’est un dragon ! », dis-je, en indiquant un nuage.
Syu fit non de la tête.
« Une banane à demi-épluchée », me corrigea-t-il.
« À moins que ce soit une guitare », dit Frundis. « Maintenant, il ressemble davantage à une flûte. »
Nous continuâmes ainsi un moment, en riant de nos idées farfelues. À un moment, je me rendis compte que j’étais en train de m’endormir et je me levai d’un bon agile.
— Debout, tout le monde —dis-je, en prenant le bâton—. Une longue après-midi nous attend et j’ai faim.
Cette après-midi-là, lorsque je sortis de la taverne, je rencontrai Nart qui montait le Couloir. Il me salua en joignant les mains.
— Salut, Shaedra. Salut, Syu —dit-il, en regardant le singe d’un air prudent. Les gens n’étaient pas encore habitués à voir une terniane et un singe gawalt ensemble.
Je souris.
— Salut, Nart.
Nart se mordit un peu la lèvre et s’approcha.
— Est-ce que je peux te parler un moment ?
Son ton bas m’intrigua. Qu’avait-il à me dire ?
— Bien sûr. Tout de suite, j’allais sortir de la ville. Si tu veux, nous pouvons faire le chemin ensemble.
— Bien —acquiesça Nart.
Nous commençâmes à marcher. En chemin, je saluai d’un geste de la main Lisdren qui montait la rue, chargé de deux grands seaux d’eau. Nous marchâmes un moment en silence et, finalement, je lui jetai un regard interrogatif.
— Que voulais-tu me dire ?
Nart leva la tête, comme s’il se réveillait d’un rêve, il remarqua que nous étions déjà en train de sortir de la ville et il se racla la gorge.
— Ce n’est pas facile à expliquer. Il s’agit de ton oncle.
Une subite peur m’envahit et je m’arrêtai net.
— Lénissu ? —répétai-je—. Il lui est arrivé quelque chose ? Tu sais… tu sais où il est ?
— Non. Je ne sais pas où il est. En fait, c’est mieux comme ça.
Je fronçai les sourcils et Nart se tourna vers moi, en me regardant dans les yeux d’un air sincère.
— On le recherche. On donne trois mille kétales pour sa tête à celui qui le trouvera. On dit que c’est un dangereux délinquant. Un espion et un contrebandier. Ils vont l’annoncer demain, à la Néria. Je suis venu t’avertir au cas où tu ne serais pas au courant.
Je le regardai fixement. Lénissu, un dangereux délinquant… un espion et un contrebandier… Je clignai des yeux, j’ouvris la bouche et je me sentis défaillir. Nart me prit par un bras pour m’empêcher de tomber.
— Lénissu… —murmurai-je, les yeux exorbités—. Ce n’est pas possible.
Nart me regarda avec une peine sincère.
— Je sais. Comme ça, on ne l’aurait pas cru. Mais trois personnes l’ont reconnu. Et quand ils ont enquêté, il s’est avéré que c’était lui. Ton oncle. C’est… incroyable. Mais… vraiment, tu ne savais rien ?
Je fis lentement non de la tête. Ce n’était pas un bon moment pour les propos sincères : je n’allais pas dire que Lénissu s’enorgueillissait même de ses aventures comme contrebandier.
— Ma pauvre —fit Nart—. Ne te tracasse pas. Pour le moment, ils ne l’ont pas attrapé. Mais… si c’est vraiment un criminel… peut-être qu’il vaut mieux qu’ils l’attrapent le plus tôt possible…
Je m’écartai de lui, en essayant de cacher ma soudaine répulsion pour ses paroles.
— Lénissu n’a jamais rien fait de mal —dis-je, en inspirant profondément—. Toutes ces accusations sont des mensonges. Ils ne peuvent l’accuser de rien.
— Pourtant, on l’accuse de choses très graves. Selon ce que m’a raconté mon père, il a été le chef des Chats Noirs. Il a volé d’immenses quantités d’argent, sous forme de bijoux surtout. Et il fait de la contrebande de magaras. On dit même qu’il a volé une relique : l’épée d’Alingar.
Il faisait référence à Corde, compris-je. Comment pouvaient-ils en savoir autant sur Lénissu ? Et qui étaient les Chats Noirs ? Nart dut me sentir très accablée par les évènements parce qu’il me donna un petit coup réconfortant sur l’épaule.
— À ce que je vois, tu connais à peine ton oncle. Cela me fait plaisir de savoir que toi, au moins, tu n’étais pas au courant de ses crimes. Mais, tu sais, les gens tirent des conclusions très vite et ta réputation…
— Je me fiche de ma réputation —répliquai-je fermement, recouvrant ma force de caractère—. Merci de m’avoir avertie de tout ça, Nart, mais, comme tu l’as dit toi-même, les gens tirent des conclusions très vite et jettent des calomnies sur n’importe qui. Ils n’ont pas le droit de parler ainsi de Lénissu et, si quelqu’un lui fait une seule insulte, je te jure qu’il le regrettera.
Je me tus, tremblant de la tête aux pieds, et je vis que Nart me contemplait avec un certain respect admiratif. Mais il secoua la tête lorsque j’eus terminé.
— Tu ne peux rien faire contre la Loi. Si quelqu’un a commis des crimes, on ne peut rien faire. Tu ne peux pas protéger Lénissu de ses propres actes.
— La Loi ne dit pas toujours la vérité —répliquai-je.
Nart fit une moue incrédule.
— Shaedra, réfléchis un peu, la contrebande n’est pas illégale pour rien. Et le vol non plus. Le Mahir ne fait pas d’exceptions. Alors, si ton oncle est réellement coupable de ce dont on l’accuse, tu ne pourras rien faire. Maintenant, j’espère qu’il est innocent, bien sûr. —Il secoua la tête en soupirant—. Je regrette que ce soit moi qui t’aie avertie. Tu sais que je n’aime pas donner de mauvaises nouvelles. Mais toi, ne fais rien d’insensé, d’accord ? Je te connais et je sais que tu pourrais commettre des folies.
— Comme quoi, par exemple ?
— Comme partir du jour au lendemain à la recherche de Lénissu, par exemple —me répondit-il—. Si tu veux vraiment qu’ils ne l’attrapent pas, ce serait une erreur. Tu les conduirais à lui.
— Conduire qui ? —demandai-je—. Les gardes ?
Nart fit une moue.
— Selon mon père, on n’envoie pas les gardes d’Ato, pour ce genre de recherches. Les mercenaires qui veulent ces trois mille kétales feront tout leur possible pour le trouver.
Je soufflai. Je ne savais pas ce qui était mieux, être poursuivi par des hommes droits et parfaitement entraînés ou par des mercenaires brutes, avares et sanguinaires.
— Trois mille kétales, ça fait beaucoup de kétales —observai-je, en essayant de penser avec clarté. C’est alors seulement que je me rendis compte que Syu n’était plus avec moi, mais qu’il était parti, probablement vers la forêt.
Nart acquiesça.
— La bande des Chats Noirs a fait de terribles ravages ces dernières années. Surtout sur les chemins entre les Communautés et Ajensoldra. Le chef de la bande a une réputation de sanguinaire. On ne l’appelle pas Sang Noir pour rien. Cela fait à peine deux ans, il a tué des aventuriers, dans les Hordes, C’étaient des aventuriers guerriers et, parmi eux, se trouvaient deux celmistes. Le Sang Noir les a tous tués et leur a volé leurs magaras et leur argent et, ensuite, il a pendu leurs cadavres au pas de Marp. On a à peine entendu parler de l’histoire, mais mon père me l’a racontée hier et j’en ai même fait des cauchemars.
— Mon oncle ne peut pas être le chef de cette bande, Nart —lui expliquai-je, avec calme—. Lénissu n’est à la Superficie que depuis un an et quelque. Le Sang Noir doit être quelqu’un d’autre. Et pour ce qui est des Chats Noirs, je n’en avais jamais entendu parler, mais s’ils existent vraiment, alors Lénissu n’a rien à voir avec eux. Tu le connais. Tu as même parlé avec lui, quelques fois. Il aime se donner des airs mystérieux et c’est un très bon cuisinier, mais il n’est rien de ce que tu dis.
— Moi, je ne dis rien —répliqua Nart, conciliant—. J’imagine seulement ce que les gens vont penser. Et je répète ce que mon père croit. Mon père est orilh. Et les autres orilhs penseront comme lui. S’ils l’attrapent, le jugement sera très sommaire. Alors, si tu as une idée d’où il est…
— Je n’en ai aucune idée et, si je le savais, je ne te le dirais pas —sifflai-je, outrée.
— Si tu as une idée d’où il est —reprit patiemment Nart—, ne le dis à personne, même pas à moi, parce que tu le condamnerais à mort.
Je le contemplai, surprise, et j’acquiesçai, émue.
— Je comprends. Merci, Nart.
Il me sourit et me salua de nouveau en joignant les mains.
— Je te souhaite toute la chance du monde, Shaedra.
Je répondis à son salut et mes yeux se remplirent de larmes tandis que je l’observais s’éloigner. À un moment, il se retourna et me demanda, presque en criant, en raison de la distance :
— De quoi parlez-vous, là-bas, sur la colline ?
Il faisait allusion à mes entrevues quotidiennes avec Kwayat. Je souris.
— Moi aussi, j’ai mes secrets, Nart ! —fis-je.
Nart secoua la tête, mais n’insista pas et s’éloigna rapidement vers Ato. De mon côté, je me mis à grimper la petite colline proche du bois. Dans quel pétrin s’était de nouveau fourré Lénissu ?, me demandai-je. J’essayai de me sentir en colère pour ne pas me laisser envahir par l’inquiétude, mais j’échouai lamentablement. J’imaginai Lénissu encerclé d’affreux mercenaires sanguinaires qui lui souriaient avec leurs dents en or et leurs yeux assassins.
— Rends-toi ! —lui criaient-ils.
— Nous te tuerons, chien galeux —disait un autre.
— Même si tu es innocent, tu verras comme nous te ferons saigner à flots, puis goutte à goutte, pour que tu souffres davantage —vociférait un homme, la bouche tordue par un rictus malveillant…
— On dirait que quelque chose te perturbe —dit soudain une voix paisible.
Je secouai la tête et revins au monde réel. Kwayat, assis sur l’herbe, les jambes croisées, m’observait avec son habituelle sérénité. J’avalai ma salive et j’essayai de mettre en pratique un des exercices mentaux parmi ceux qu’il m’avait enseignés. Je me centrai sur moi-même et je m’abstrayai du monde extérieur. Je sentis le jaïpu couler dans tout mon corps. Petit à petit, je sentis chaque flux du jaïpu et chaque vibration. Au bout de quelques minutes, je respirais normalement et j’avais l’impression que rien au monde n’était urgent.
Je relevai la tête et je vis que Kwayat contemplait le fleuve, un peu plus bas, courir rapidement dans son lit.
— Ce fleuve que tu vois, as-tu par hasard déjà vu ces eaux ? —demanda-t-il.
Je regardai la rivière. Les eaux étincelaient sous le soleil du jour. J’acquiesçai.
— Très souvent —répondis-je.
— Non. Ces eaux-là —continua Kwayat— s’en vont irrémédiablement vers la mer. Et tu ne les revois plus jamais. Le fleuve se renouvelle. Si tu prends dans tes mains un peu d’eau du fleuve et tu l’y rejettes, tu verras ce que tu tenais entre les mains durant quelques secondes, puis cela disparaîtra et le courant l’emportera vers la mer. Toujours vers la mer. —Il se tourna vers moi—. Le jaïpu se comporte comme un fleuve. Et la Sréda est la mer. Tu comprends ?
Kwayat essayait depuis le début de me faire comprendre ce qu’était la Sréda et, moi, je n’y parvenais jamais complètement. Je sentais que cette nouvelle métaphore était censée m’aider et je m’efforçai de la comprendre.
— Le jaïpu est un flux avec des trous —dis-je—, et la Sréda est pleine, c’est ça que je dois savoir ?
Kwayat fit un mouvement de la tête, pensif, puis il dit :
— Non. Ce n’est pas exactement ça. La Sréda aussi contient des flux. Elle est beaucoup plus compliquée que le jaïpu.
— Ce qui me laisse peu d’espoir de la comprendre parce que je connais à peine le jaïpu —fis-je en soupirant.
Kwayat eut un sourire ironique.
— C’est une preuve de sagesse d’accepter que toutes les choses ne peuvent pas être saisies dans leur totalité. Mais je te rappelle que le temps ne résout rien : si tu ne fais pas d’efforts pour apprendre, tu n’apprendras pas. Tu peux vivre deux cents ans, si tu ne fais pas preuve de bonne volonté, ton éducation sera un échec.
Je rougis.
— Oui, je le sais. Je fais tout ce que je peux. Mais, au moins, maintenant, je sais mieux contrôler mes transformations. Et je me souviens de tout ce que tu m’as dit sur les démons. J’ai une bonne mémoire —ajoutai-je, avec un sourire d’ange.
Kwayat acquiesça.
— Eh bien, je m’en réjouis, parce que tu dois retenir quelque chose de très important, dès aujourd’hui. J’ai pensé qu’il valait mieux attendre avant de te le dire, mais apparemment tu as déjà reçu une mauvaise nouvelle, aujourd’hui, alors c’est un bon moment pour te donner… une autre mauvaise nouvelle.
J’ouvris grand les yeux, alarmée.
— Une mauvaise nouvelle ? —répétai-je—. Cela a un rapport avec la fin du monde et nous allons tous mourir, n’est-ce pas ? —fis-je, amèrement.
— Il ne s’agit pas de cela. La fin du monde, la Sréda en décidera. Mais ici, il ne s’agit pas de la vie de tous, mais de la vie d’une personne en particulier.
— Vas-y, tant qu’on y est, qui va mourir maintenant ? —répliquai-je avec naturel.
Il y eut un silence que Kwayat passa à admirer le fleuve et les Hordes, au loin, tandis que je commençais à bouillir.
— Il s’agit d’une ancienne tradition —dit-il en fin—. Les Démons Majeurs ont chacun une congrégation loyale, comme tu le sais. Chaque congrégation a ses règles. Et il existe aussi des règles entre elles. La tradition veut que tous les démons orphelins soient accueillis par une communauté de démons. Et, chaque fois que les Démons Majeurs apprennent l’existence d’un nouveau démon dans ce monde, l’un d’eux le prend en charge. Accepter un démon dans sa communauté signifie le protéger, s’occuper de son éducation, en définitive, en faire un bon citoyen et un bon fils. Ils considèrent nécessaires d’avoir une bonne organisation, parce que, normalement, il faut se charger d’élever des enfants très jeunes. En fait, certains saïjits naissent avec la Sréda éveillée, et, quand les parents n’en savent rien et voient un enfant difforme avec des marques étranges, ils l’abandonnent de sorte qu’il ne revienne plus jamais.
— Mais c’est terrible ! —m’écriai-je, horrifiée.
— Terrible… oui. Mais, si un nouveau-né venait à tomber entre les mains de quelques saïjits avertis, le sentiment que les démons ne sont pas aussi éteints qu’il n’y paraît ressurgirait et les démons ne souhaitent pas cela. —Il fit une pause et fronça les sourcils—. Ton cas, cependant, est différent. Tu t’es transformée en démon quand tu avais déjà vécu treize ans de ton existence. Comme je te l’ai dit, ce n’est pas courant. Ensuite, lorsque l’on a su que c’était la faute d’un certain Seyrum qui t’avait fait boire une potion qu’il réservait au fils d’Ashbinkhaï…
— Quoi ? —exclamai-je, atterrée.
— Oui, Seyrum est un bon alchimiste, et cette fameuse potion était censée redonner la stabilité à la Sréda de ce garçon maladroit pour qu’il ne lui arrive aucune catastrophe.
— Tu crois qu’il lui est arrivé une catastrophe parce qu’il n’a pas bu la potion ? —soufflai-je, préoccupée.
— Ne te tracasse pas pour lui. Seyrum a dû lui donner une autre potion. En tout cas, il se trouve que Zaïx, entretemps, t’avait trouvée. Et il a dit qu’il s’occuperait de toi. Sa décision n’a pas plu à Ashbinkhaï, à ce que j’ai entendu dire. Il a une grande aversion pour Zaïx à cause de ce qu’il lui a volé.
— Qu’est-ce qu’il lui a volé exactement ? —demandai-je, curieuse.
— Les chaînes d’Azbhel —répondit Kwayat, après un silence—. Ces mêmes chaînes qu’il porte maintenant et qui l’empêchent d’être vraiment libre.
— Les chaînes d’Azbhel… Je n’en ai jamais entendu parler.
— Elles font parties de ces sortes de magaras que certains appellent reliques. Les chaînes d’Azbhel sont des magaras bréjiques. Elles emprisonnent l’esprit et, théoriquement, celui qui est sous leur domination ne peut utiliser aucun sortilège de l’esprit. Ashbinkhaï n’a jamais compris comment Zaïx réussit à passer au travers de la malédiction de cette relique. On dirait même que cela l’aide à réaliser des sortilèges bréjiques.
— C’est vrai —méditai-je—. Zaïx m’a parlé par voie mentale. Cela signifie que la chaîne ne l’affecte pas.
— Elle l’affecte —rétorqua Kwayat, en rivant ses yeux bleus sur les miens—. Mais dans le sens inverse de celui qu’elle devrait. De toutes façons, les légendes des reliques sont toujours très peu explicites. Ce qui est clair, c’est que Zaïx n’a pas réussi à employer les chaînes d’Azbhel comme il le souhaitait réellement, puisque, maintenant, il ne sait pas comment s’en débarrasser. Sa fin est un peu ironique —ajouta-t-il, en souriant.
Je fronçai les sourcils.
— Tu crois qu’il pourrait être en train de nous écouter en ce moment ? —demandai-je.
Kwayat fit non de la tête.
— Je m’en rendrais compte. Et, en plus, je lui ai demandé de ne pas s’immiscer dans mes leçons. En cela du moins, Zaïx sait tenir sa parole.
— Hum… —dis-je—, mais tu ne m’as pas encore annoncé la mauvaise nouvelle.
Kwayat acquiesça de la tête.
— La mauvaise nouvelle… oui. Tout cela a à voir avec ton instruction. Tous les nouveaux démons doivent apprendre à contrôler la Sréda. Aucun démon ne serait capable d’apprendre cela tout seul. Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est de déstabiliser ta Sréda au point de pouvoir perdre ta conscience et de te transformer en un kandak et, malheureusement, ce genre de chose arrive.
— Un kandak ? —répétai-je, en plissant les yeux.
— Les kandaks sont des abominations. On les appelle aussi les sanvildars. Lorsque la Sréda s’active et que tu te transformes en démon, tu dois bien connaître certaines bases pour éviter de perdre bêtement le contrôle de la Sréda et disperser tes énergies. Tu dois te concentrer et apprendre ce que je t’enseigne, parce que si, par malheur, tu devenais un kandak, on t’exilerait.
J’essayai d’assimiler tout ça avec philosophie et j’acquiesçai.
— On m’exilerait… où ?
— Eh bien, en des lieux très retirés, où personne ne puisse te voir. On appelle ces lieux des puits. Normalement, ils sont dans les Souterrains. Tous les kandaks finissent là, pour ne pas perturber la paix.
— Ils sont si monstrueux que ça ? —dis-je avec une moue de frayeur.
— Ils ont perdu toute conscience, ou presque. Mais ils regorgent de vie. Ils sont… monstrueux en tout point. Je préfère les squelettes à ces êtres dénaturés. Au moins, les squelettes sont morts.
— Et pourquoi on les bannit ? Pourquoi on ne les… ?
— Tue pas ? —termina Kwayat—. Parce que ce serait un crime horrible. Ce ne sont pas tous des démons qui n’ont pas su comprendre la Sréda. Certains vivaient depuis de nombreuses années avec les autres démons. Et, soudain, ils perdent ou oublient quelque chose et ils commencent à se transformer et à oublier qui ils sont. Ils connaissent des gens, ils ont des amis… Serais-tu capable de tuer un ami même s’il est devenu un monstre vide ?
L’horreur m’envahit et je fis non de la tête.
— Alors… tu veux dire que, si tu n’avais pas été là… je serais devenue un monstre ?
Kwayat sourit.
— Il n’est pas encore impossible que tu deviennes un kandak si tu ne te dépêches pas d’apprendre. Ta transformation est peu ordinaire. —Il y eut une courte pause—. C’était ça, la mauvaise nouvelle —déclara-t-il.
Je restai la bouche ouverte. Ce jour de désastres n’allait-il jamais se terminer ?, me demandai-je, désespérée.
— Je travaillerai dur —assurai-je, en joignant les mains avec ferveur—. Et j’apprendrai comme ne l’a jamais fait un de tes élèves.
Kwayat accueillit mes paroles d’un geste de tête.
— C’était ce que je souhaitais entendre. Garde l’esprit serein. Et maintenant, ne perdons pas de temps.
Je rêvais d’une énorme cascade. J’étais en haut et je me jetais et tombais et tombais éternellement ; soudain, je déployais des ailes et je volais au-dessus des bois et des montagnes. Et une voix ne cessait de me répéter : « je vais acheter une truite, je reviens tout de suite ». Mais cette voix ne semblait pas partir acheter des truites parce qu’elle était toujours là, à parler. C’est seulement lorsque je me réveillai que je cessai de l’entendre et je pensai, à moitié endormie, qu’elle devait enfin être partie au marché.
J’ouvris les yeux, je vis la lumière du jour, je bâillai et je m’arrêtai en plein bâillement. Aujourd’hui, c’était le jour des résultats des examens ! Je me levai d’un bond, j’enfilai la tunique et le pantalon et, sans le vouloir, je réveillai Syu.
« Où vas-tu ? », me demanda-t-il.
Sa voix était pâteuse et je soupçonnai qu’il avait passé la nuit à courir les alentours.
« Voir mes notes », répondis-je. « Et écouter ce qu’ils disent sur la Néria », ajoutai-je, en pensant soudain que le Daïlerrin allait déclarer Lénissu indésirable.
La veille, Syu s’était éclipsé avant la conversation avec Nart et j’avais dû lui expliquer tout ce qui s’était passé quelques heures après, lorsqu’il était revenu de ses explorations. Je savais qu’il évitait les leçons de Kwayat. Contrairement à celles de Daelgar, les leçons de Kwayat l’ennuyaient parce que, lui, il n’avait pas de Sréda ni rien de semblable. Et, au passage, je lui avais expliqué l’histoire des démons kandaks, mais Syu se contenta de hausser les épaules, en disant que je m’inquiétais quand ça n’en valait pas la peine. Malgré tout, la révélation de Kwayat avait commencé à sérieusement me préoccuper et je m’étais efforcée de comprendre ses explications, bien que je n’arrive pas encore à bien me représenter le compliqué tissage de la Sréda. Je supposais que la Sréda était quelque chose qui ressemblait à une énergie, selon ce que j’avais pu déduire, mais Kwayat refusait de l’appeler ainsi, en disant que l’énergie des démons s’appelait le sryho et que la Sréda contenait ce sryho. Comment savoir ce qu’était réellement la Sréda, soupirai-je.
Je sortis précipitamment de la taverne, une brioche dans une main et enfilant la cape de l’autre. Il pleuvait à verse, mais je ne ralentis pas pour cela. Je grimpai la côte en courant et j’arrivai à la Pagode Bleue en même temps qu’Aryès.
— Salut, Aryès !
— Salut, courons nous mettre à l’abri —me dit-il.
Nous nous réfugiâmes à l’intérieur et nous vîmes qu’Ozwil, Salkysso, Laya et Marelta étaient déjà là.
— Bonjour à tous —lançâmes-nous, Aryès et moi.
Marelta me jeta un regard sarcastique et dédaigneux.
— Tu es encore en vie ? Je croyais que tu serais morte de honte. Je vois qu’il ne te reste même pas un brin de ce que l’on appelle l’honneur. C’est infâme.
Laya et Ozwil me regardaient, le visage renfermé, et Salkysso avait les yeux écarquillés.
— C’est vrai ce que disent les gens ? —demanda Salkysso—. Que ton oncle est le Sang Noir ?
J’ouvris la bouche, mais Marelta me devança, en laissant échapper un petit rire malveillant.
— Évidemment que c’est vrai. Je vous l’avais dit, mais vous ne vouliez pas m’écouter. Cette famille terniane est infecte. Et elle, elle peut être aussi dangereuse que son oncle. Vous avez vu ce qu’elle a fait à Suminaria Ashar. Une famille aussi respectable attaquée par une terniane sauvage et étrangère, c’est outrageant.
Ma colère bouillonnait à l’intérieur.
— Je ne sais pas ce que tu as contre moi depuis que tu me connais, Marelta —sifflai-je—, mais, en tout cas, tu es un poison pour la bonté dans ce monde.
— Ah ? Tu es sérieuse ? —répliqua Marelta avec une désinvolture odieuse—. Tu ne sais que lancer des insultes, tu es un serpent. Tu n’as aucune idée de ce qu’est la bonté. Tu portes le crime dans le sang. Ton oncle coupe les têtes des voyageurs. Toutes ces années, c’était lui le seul coupable de toutes ces morts dans les Hordes. Et ce frère et cette sœur que tu dis avoir sont ses complices et toi aussi. Tu ne pouvais pas ignorer ce que faisait ton oncle. C’est odieux, misérable, infecte, exécrable.
Je haussai un sourcil.
— Infâme, ignoble, repoussant ? —suggérai-je, sarcastiquement—. Écoute, Marelta. Si tu crois vraiment ce que disent les gens, ton esprit critique me fait de la peine. Ah, si tu dis tout cela seulement pour me blesser, tu n’y arriveras pas. Tes paroles sont loin de parvenir jusqu’à mon cœur.
— Ah ! —bondit Marelta, en regardant les autres—. Parce qu’elle n’a pas de cœur ! C’est clair comme de l’eau, Shaedra, n’essaie pas de nous tromper. Le Daïlerrin va le publier en milieu de matinée. Là, nous obtiendrons tous les détails et, après, tu me raconteras tes mensonges. Il ne te convient pas de mentir —ajouta-t-elle, sur un air triomphal.
Moi, debout devant elle, je commençais à m’énerver. Un moment, je sentis la Sréda s’agiter à l’intérieur de moi et j’éprouvai un mélange de satisfaction et de peur : la satisfaction de sentir la Sréda pour la première fois et la peur de me transformer. Je vis les yeux de Marelta s’écarquiller, je fermai les yeux et je me concentrai pour me tranquilliser, comme me l’avait enseigné Kwayat. Je ne devais pas perdre le contrôle. Je devais maintenir l’équilibre. La Sréda devait se calmer. Lorsque je rouvris les yeux, j’effectuai un salut raide en direction de Marelta en joignant les mains.
— La vérité finira par te faire ravaler ces mots empoisonnés —prononçai-je.
Je lui tournai le dos et je m’approchai de la porte grand ouverte, pour contempler la pluie tomber. C’était difficile de maintenir la sérénité, remarquai-je, mais c’était possible. Et cela imposait beaucoup plus de respect au public, pensai-je, amusée. Je devrais pratiquer davantage et imiter Kwayat quand cela était nécessaire, décidai-je. Et quelque chose me disait que Marelta allait me donner quantité d’occasions pour pratiquer les nouvelles techniques que m’enseignait Kwayat.
Je sentis qu’Aryès était à côté de moi, mais je gardai le silence.
— Que se passe-t-il avec Lénissu ? —me demanda-t-il cependant, à voix basse—. Il… il a fait quelque chose de mal ? La vérité c’est que… je ne suis au courant de rien.
— La tête de Lénissu vaut trois mille kétales, Aryès —l’informai-je sans cesser de regarder la pluie—. On l’accuse de choses qu’il n’a pas faites, comme d’être le Sang Noir, le chef des Chats Noirs. C’est tout.
Aryès souffla, abasourdi.
— Ce n’est pas possible —articula-t-il—. Le Sang Noir, c’est ce type qui tue les voyageurs dans les Hordes, n’est-ce pas ? C’est évident que Lénissu n’est pas le Sang Noir, comment vont-ils l’accuser de ça ? C’est ridicule, qui t’a dit ça ?
Je me tournai vers lui, je vérifiai que personne ne pouvait nous entendre et je murmurai :
— Nart. Son père est orilh. Il sait ce genre de choses avant nous. Il est venu m’avertir.
Aryès fronça les sourcils et admit :
— C’est une source assez fiable. Parce que Marelta, par contre, aurait très bien pu tout inventer. Elle a une imagination débordante.
— Pas autant que tu crois —répliquai-je—. Tu as sûrement remarqué qu’elle répète toujours la même chose. Que je suis étrangère. Que je ne devrais pas étudier à la Pagode Bleue. Que je suis une paria et une indécente. Des insultes au ras des pâquerettes. Si j’étais comme elle, je pourrais lui envoyer des insultes pendant des heures sans me répéter. Elle n’a pas d’imagination —conclus-je.
— Bon, mais n’oublions pas qu’elle est d’une famille influente. Alors, mieux vaut ne pas lui lancer ces insultes dont tu parles, hein ? —dit Aryès.
Je souris.
— Parfois, Syu et toi, vous vous ressemblez beaucoup. Vous me donnez toujours de sages conseils.
Aryès prit un air surpris, puis sourit.
— Eh bien, je me réjouis que Syu aussi t’invite à la prudence. Surtout maintenant que tant de langues parlent de toi à cause de… —Il roula les yeux d’une façon éloquente.
J’acquiesçai, découragée.
— Hier, cela a été une journée horrible, Aryès. D’abord, Aléria s’est fâchée avec moi. Après, il y a eu l’histoire de Lénissu et… bah. Ça a été un jour cauchemardesque. Et le comble, ce matin je me suis réveillée en rêvant que je volais dans les airs et que quelqu’un me parlait de truites. Qu’est-ce que je peux faire ? —fis-je, désespérée.
Aryès me donna de petites tapes réconfortantes sur l’avant-bras.
— Ne te préoccupe pas. Tout s’arrangera. Pour le moment, tout s’est toujours arrangé.
J’arquai un sourcil.
— Vraiment ? Moi, j’ai plutôt l’impression que tous les malheurs me poursuivent.
Aryès fronça les sourcils.
— Allez, ce n’est pas si grave. Pour le moment il ne s’est rien passé d’irrévocable. Lénissu sait se défendre. C’est un bon orateur.
Je secouai la tête.
— Tout le monde est convaincu que c’est lui. Il y a même des témoins. Moi, je prie pour que les mercenaires ne le trouvent pas. Et j’espère qu’il se rendra compte qu’on le poursuit avant qu’on ne lui tende un piège. Mais peut-être qu’ils l’ont déjà capturé…
— Shaedra ! —protesta Aryès, embarrassé—, arrête de penser à des malheurs. Lénissu n’est pas stupide. Il saura se débrouiller, ne te tracasse pas. Quoi qu’il arrive.
J’acquiesçai et cela me réconforta qu’il me soutienne, alors que les autres, dès qu’il se passait quelque chose, devenaient plus méfiants et doutaient de moi, comme s’ils ne me connaissaient pas depuis des années déjà.
À ce moment, les autres arrivèrent. Aléria arriva à ma hauteur et me prit par le bras pour attirer mon attention.
— Shaedra… je voulais te dire que je regrette.
J’arquai un sourcil, sans comprendre.
— Quoi ?
— Je regrette ce que je t’ai dit hier. Je me suis fâchée bêtement. Et je crois… que je t’ai blessée —dit-elle, honteuse.
— Oh —répondis-je. Elle m’avait prise au dépourvu—. Ce n’est pas grave. Moi non plus, je ne voulais pas te blesser, Aléria. Je voulais seulement que tu te sentes mieux.
— Je le sais —soupira-t-elle—. C’est que, ces derniers temps, je suis un peu sur les nerfs et…
— Bonjour ! —gronda une voix.
Nous nous tournâmes tous vers la silhouette du maître Yinur qui s’était arrêté dans l’embrasure de l’entrée.
— Bonjour, maître Yinur —répondîmes-nous tous, en nous asseyant sur le sol, de façon ordonnée, comme nous le faisions d’habitude.
Le maître Yinur nous sourit, inclina la tête et se rapprocha de quelques pas.
— Le jury a évalué vos compétences, tant théoriques que pratiques, et a décidé selon vos aptitudes d’approfondir vos spécialisations dans différentes branches. Pour commencer, vous avez tous été acceptés au rang de kal, même si Révis ne s’est pas beaucoup appliqué, à ce que j’ai vu —ajouta-t-il avec une expression de reproche. Révis, qui avait tant prêché contre les études, rougit comme un néru, pendant que, les autres, nous souriions, soulagés—. Je vais vous informer —poursuivit-il, en sortant un papier— de vos spécialisations.
Il éloigna suffisamment le papier pour mieux lire et se racla la gorge au milieu d’un silence attentif.
— Akyn, spécialisation en enchantement. Aléria, spécialisation en endarsie. Aryès, spécialisation en énergie bréjique. —Le kadaelfe écarquilla les yeux, et nous fûmes tous surpris, pourquoi diables ne l’avait-on pas dirigé vers l’énergie orique ? Tout le monde savait que c’était en énergie orique qu’Aryès réussissait le mieux… mais le maître Yinur continuait avec sa liste, imperturbable—. Salkysso et Avend, spécialisation en énergie arikbète, vous travaillerez aussi à la bibliothèque à la section d’Histoire. Kajert, spécialisation en morjas et botanique. —Le caïte sourit, satisfait—. Révis, Laya, Ozwil, Shaedra, Galgarrios, spécialisation en combat. —J’ouvris grands les yeux, sans pouvoir y croire—. Marelta, Yori et Suminaria, spécialisation en énergie brulique.
Le maître Yinur enroula le papier et nous sourit.
— Je suis fier de vous. Être kal, c’est avoir une véritable responsabilité. Le peuple d’Ato doit vous respecter et toutes vos actions doivent avoir pour objectif de servir au mieux votre peuple.
Je pensai aux actions de Nart durant ses années de kal et je réprimai un sourire : on ne pouvait pas dire que Nart se soit forgé une auréole de respect.
— Tout cela, le Daïlerrin vous l’expliquera plus en détail demain, pour le moment, je souhaite seulement que, tout ce que vous avez appris à la Pagode Bleue, vous l’utilisiez honorablement et pour le peuple d’Ato et que vous continuiez à apprendre les arts d’un celmiste comme vous l’avez fait ces dernières années, et même avec plus de dévouement et de volonté : le kal, comme je vous ai dit, est responsable de ce qu’il fait. Vous pouvez sortir —ajouta-t-il.
Nous nous levâmes tous et nous saluâmes le maître Yinur avant de sortir de la Pagode. Moi, je ne pouvais toujours pas le croire. Spécialisation en combat ! Pouvait-on savoir qui diable avait décidé ça ?
Dehors, le déluge s’était réduit à une pluie très fine, quoique régulière.
— Je ne comprends pas pourquoi on lui a donné la spécialisation en énergie bréjique —dit Aléria, en faisant un signe du menton.
Je me tournai en suivant son regard et je vis Aryès, les mains derrière le dos, marchant pensivement sur la place pavée. Je secouai la tête. Avec lui non plus, ils n’avaient pas été justes.
— Moi, j’aurais préféré l’énergie brulique à l’enchantement —intervint Akyn, en descendant les escaliers en bois—. Mais ce n’est pas si mal, non plus.
— Au cas où tu ne le saurais pas, on utilise l’énergie brulique pour beaucoup d’enchantements —répliqua Aléria.
— Mais sur quoi se basent-ils pour décider les spécialisations ? —fis-je avec une moue.
— Généralement, ils sont assez logiques —dit Salkysso—. Regarde, Aléria s’y connaît beaucoup en endarsie, et c’est la spécialisation qu’on lui a donnée. Moi, l’énergie où je me débrouille le mieux c’est l’arikbète, quoique je ne m’en sorte pas si mal en endarsie non plus, mais comme ils avaient déjà choisi Aléria, je suppose que c’était trop. Ils doivent regarder leurs effectifs et, s’il manque des celmistes de telle ou telle branche, cela doit compter aussi. Je suppose —ajouta-t-il.
Je soupirai et levai la tête.
— Aryès semble déçu —remarquai-je.
— Tu devrais aller le réconforter —intervint Aléria.
— Moi ? —m’étonnai-je.
— Bien sûr, toi. Tu le connais mieux que n’importe qui. Dis-lui que l’énergie bréjique est intéressante, aussi, par exemple.
Je haussai un sourcil. Que voulait dire Aléria en affirmant que je le connaissais mieux que n’importe qui ? Je ne pensais pas que j’étais la meilleure personne pour réconforter qui que ce soit. Rien que la veille, avec mes paroles peu judicieuses, j’avais réussi à mettre Aléria en colère.
Malgré cela, je fis un geste de la tête et je me mis à courir pour rejoindre Aryès. Je l’appelai et il se tourna vers moi. Je remarquai alors qu’il semblait plus pensif que découragé. Je le rattrapai.
— Pourquoi es-tu parti si vite ? —lui demandai-je.
— Bah. Je me posai juste quelques questions —répondit-il.
— Comme quoi ? —l’encourageai-je, tandis que nous descendions la rue de l’Érable.
— Ah —fit Aryès, en souriant, et après une courte pause il ajouta— : Pourquoi n’allons-nous pas écouter ce que le Daïlerrin va dire ? Maintenant, rien ne me semble plus important.
Je fronçai les sourcils. Il était clair qu’Aryès se posait d’autres questions que celle-là. Mais il avait déjà fait demi-tour et je le suivis, soudain inquiète en pensant à Lénissu.
— Tu sais… Aléria dit que l’énergie bréjique est intéressante aussi. Et Daelgar savait également beaucoup de choses là-dessus. Si tu te souviens, il a même lancé un sortilège de frayeur pour faire fuir des hommes qui allaient l’attaquer. Et le docteur Bazundir m’a appris pas mal de chose sur l’énergie bréjique pour que je la compare avec… —je fis une pause, me rendant compte que j’allais gaffer— avec les autres énergies.
Aryès prit un air surpris.
— Comparer l’énergie bréjique avec les autres énergies ? —répéta-t-il—, c’est une idée étrange. L’énergie bréjique n’a rien à voir avec l’énergie brulique, par exemple. C’est… bon, de toute façon, cela n’a pas d’importance. La spécialisation qu’ils m’ont donnée ne me tracasse pas. Mais je reconnais que j’ai été surpris qu’ils t’aient donnée la spécialisation en combat. Parce que tu m’as dit que tu ne voulais pas être Garde, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai, mal à l’aise.
— Je suppose qu’ils ont besoin de gens. Qu’ils aient pris Révis et Ozwil, je le comprends. Laya… bon. Cela a un certain sens parce que le reste non plus ne lui réussit pas. Quant à moi, eh bien, je suppose qu’ils n’ont pas besoin d’une celmiste harmonique, alors, vu comme ça, ce n’est pas surprenant non plus —conclus-je, objectivement.
Aryès se mit soudain à rire et je le regardai, avec étonnement.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il secoua la tête, en souriant encore.
— Cela me paraît amusant que nous prenions si au sérieux toutes ces choses, alors que, dans quelques mois, nous serons probablement de nouveau en train de parcourir la Terre Baie à affronter des dragons et ce genre de choses. Et toi, bien sûr, tu traverseras un monolithe et nous devrons aller te chercher, après avoir retrouvé Lénissu, naturellement.
Je fis une moue et j’acquiesçai.
— Ne le dis pas tant sur le ton de la plaisanterie, cela pourrait être vrai. S’il s’avère que Lénissu est réellement en danger, je devrais faire quelque chose…
— “Tiens-toi tranquille, comme d’habitude” —cita Aryès, moqueur—, c’est ce que t’a dit Lénissu la veille de son départ. Je vois que tu as l’intention de suivre son conseil à la lettre.
Je plissai les yeux.
— Se tenir tranquille n’est pas si facile —protestai-je—. Surtout que Lénissu, lui, ne reste jamais tranquille. Quoique, tout bien réfléchi, je suppose qu’il a beaucoup de chances de bien s’en tirer. Comme toujours.
— Je crois que tu as raison —approuva Aryès—. Lénissu semble avoir plein d’atouts dans la manche.
— Hum —dis-je—. Allons voir le Daïlerrin. J’espère que Marelta ne sera pas là pour me faire un autre de ses discours maladroits parce que je suis sur le point d’éclater —ronchonnai-je.
Lorsque nous entrâmes dans la Néria, comme tous les Lubas, il y avait beaucoup de monde impatient d’écouter les nouvelles d’Ato. Le Daïlerrin, Eddyl Zasur nouvellement élu, était déjà en train de faire un discours sur les attaques de créatures de l’autre côté du fleuve et sur les flux de l’Insaride. Les gens, debout, dans les allées, ou assis sur l’herbe, auprès des arbres, prêtaient l’oreille.
— La situation devient dangereuse, surtout pour les habitants de l’autre rive. C’est pourquoi, les orilhs, le Mahir et moi, nous avons décidé d’entreprendre dès maintenant la construction d’un pont résistant, en pierre de Léen, directement importée des Hautes Terres. Aujourd’hui, les premiers chargements viennent d’arriver et, comme vous le savez, les kals et les cékals se sont unis aux ouvriers pour aider la communauté. Nous pensons construire deux tours, une de chaque côté du fleuve, près du pont, pour renforcer la sécurité de la ville. Le trésor d’Ato couvrira tous les frais et nous avons même reçu plusieurs donations, en particulier de l’orilh Tzirun Eiben, de sieur Farrigan Zerfskit, de la famille Lahries, de la famille Pagdem et de la famille Ashar.
Et en disant cela, il inclina la tête d’un côté et je vis que Garvel Ashar était présent et écoutait le discours, assis sur une chaise et protégé de la pluie fine qui tombait. Derrière lui, se trouvait Nandros. Et Suminaria, debout à côté de lui, semblait plongée dans ses pensées, mais, à cet instant, elle leva la tête et, un bref moment, je croisai son regard. Elle paraissait plus pâle que d’habitude. Son oncle, par contre, semblait pleinement satisfait de son existence. Avec ses soixante-dix neuf ans, il était toujours en assez bonne forme et ses cheveux blonds brillaient malgré l’obscurité du jour. Je ne pouvais faire autrement, chaque fois que je le voyais, je me rappelais que, l’année précédente, c’était lui qui avait réclamé qu’on me sectionne les griffes. Et Mullpir m’avait raconté, il n’y avait pas longtemps, que Garvel Ashar considérait les ternians comme une race inférieure qui avait du sang de trolls. En me souvenant de ces détails, j’étais surprise que Suminaria ait appris à me respecter et à respecter les gens en général : Garvel Ashar était un de ces hommes qui n’avaient de respect pour rien d’autre que l’argent, l’honneur et le pouvoir.
Le Daïlerrin poursuivit en racontant d’autres évènements de la ville et il aborda finalement la question de la Garde d’Ato et de son labeur honorable et indispensable.
— Mais ils ne nous protègent pas seulement des bêtes —disait-il—, ils nous protègent aussi des personnes qui ne respectent rien. Les voleurs, les délinquants, les criminels, les contrebandiers et les escrocs. Aujourd’hui, je voudrais vous avertir que nous avons hébergé, dans notre ville, un criminel et je vous demande de me pardonner. Son nom est Lénissu Hareldyn, plus connu sous le nom de Sang Noir. Peut-être que quelques-uns d’entre vous se souviennent des activités méprisables des Chats Noirs dans les Hordes. Le Sang Noir, comme chef de cette bande criminelle de brigands, a été identifié et reconnu au niveau du Pas de Marp, il y a cinq jours. On offre trois mille kétales à qui le ramènera vivant au Mahir. La nouvelle s’est répandue dans toute la région et nous pensons que plusieurs groupes de volontaires sont déjà partis à la recherche de ce criminel. Tout habitant d’Ato qui décide de participer à cette mission recevra l’aide de la Garde pour l’équiper et lui fournir des vivres. Espérons que le dangereux criminel Lénissu Hareldyn soit capturé le plus tôt possible pour éviter qu’il ne commette d’autres méfaits. Tout habitant d’Ato doit faire son possible pour protéger sa ville. Pour Ato ! Et merci à tous —conclut-il. Eddyl Zasur joignit les mains, s’inclina et descendit de son piédestal.
Aryès me prit par le bras et je vacillai.
— Shaedra, ça va ? —me murmura-t-il.
Je tendis une main à l’aveuglette et je m’appuyai contre un tronc, mais il s’avéra que ce tronc n’était autre que Dolgy Vranc.
— Dol ! —m’exclamai-je.
Le semi-orc fit une moue inquiète et me prit par l’autre bras pour me soutenir.
— Quelle vie intense il mène, ce Lénissu —commenta-t-il.
— Lénissu, ils vont le tuer ! —gémis-je.
— Ils ne vont pas le tuer, Shaedra —m’assura la voix rauque du semi-orc.
Je me mis à sangloter sans pouvoir m’arrêter et j’étreignis le semi-orc, tandis que Déria et Aryès me donnaient de petites tapes apaisantes sur l’épaule et me conduisaient hors de la Néria.
Je commençai sérieusement à douter de la capacité de justice du Mahir. D’abord, il avait pendu Sayn, ensuite il avait arraché mes griffes et, maintenant, il voulait condamner Lénissu…
— Cela suffit —décidai-je, à voix haute—. Je dois faire quelque chose.
J’étais assise sur le sofa, chez Dolgy Vranc, et, à dire vrai, je ne savais depuis combien de temps j’étais là, plongée dans mes pensées, mais, lorsque je parlai, tous se tournèrent vers moi, surpris.
— Tu ne peux pas faire grand-chose —me dit Akyn, réaliste. Aléria et lui nous avaient rejoints, lorsqu’ils m’avaient vue éclater en sanglots, et je crois qu’être entourée des êtres que j’aimais, m’aida à me remettre plus rapidement—. La seule chose que tu peux faire, c’est témoigner et dire que Lénissu était dans les Souterrains quand les crimes des Chats Noirs ont été commis et qu’il ne pouvait pas être là pour les organiser.
— Cela ne suffira pas —répliquai-je, en faisant non de la tête—. Je n’en ai aucune preuve.
— Shaedra a raison, Akyn —intervint Dolgy Vranc, sur un ton peiné—. Je regrette de devoir dire ça, Shaedra, mais Lénissu est dans une situation très délicate. Tu ne peux pas agir à la légère ou tu pourrais faire empirer les choses. Nous devons réfléchir.
Il y eut un silence. Dol, assis dans son fauteuil, jouait avec un bracelet de couleur, le regard perdu. Aryès, assis sur une chaise, appuyait le menton sur ses deux bras et semblait très sombre. Akyn avait le visage abasourdi et il était évident qu’il ne trouvait aucune solution. Et Aléria, assise sur le sofa, avait les yeux fermés, mais, loin de paraître endormie, elle semblait se concentrer sur quelque chose, comme si elle essayait de se tranquilliser.
Quant à moi, je promenai mon regard sur chaque visage, songeuse.
— Je voudrais savoir quelque chose —dit soudain Aléria, en ouvrant les yeux—. Mais ne te fâche pas contre moi, d’accord ?
Je roulai les yeux.
— Vas-y.
— Pourquoi dit-on que Lénissu est le chef des Chats Noirs ? Cela n’a pas de sens qu’ils aient tout inventé. Lénissu, comme nous le savons, avait des relations… douteuses. Peut-être que c’est le chef d’une organisation de contrebandiers appelée les Chats Noirs et que le Mahir les confond avec les Chats Noirs des Hordes…
— Cela n’a pas de sens —l’interrompis-je—. Deux organisations des Hordes qui porteraient le nom de Chats Noirs ? Ils se seraient dévorés entre eux pour défendre leur nom. Non, non, Lénissu n’est le chef de rien de tout cela —affirmai-je, têtue.
— D’accord, c’était seulement une hypothèse —répliqua Aléria—, mais tu devrais être plus ouverte aux hypothèses parce qu’il est clair que Lénissu n’a pas fait que des choses légales.
— Mais il n’a tué personne —dis-je, en m’appuyant contre le sofa.
— Même s’il en a cabossé plus d’un, selon ses propres dires —fit remarquer Aryès—. Mais la question n’est pas là.
— Juste —approuva Dol—. Il faut prouver que Lénissu est innocent. C’est là-dessus qu’il faut que nous nous centrions.
Je croisai les bras.
— D’accord. Cela peut s’avérer une tâche ardue. Si vous avez des propositions…
Je laissai la phrase en suspens. Déria arrêta de jouer avec les rideaux de la fenêtre et se tourna vers nous.
— Moi, je propose que nous allions chez les volontaires qui veulent partir à la recherche de Lénissu. Nous les endormons avec Endormeuse et, comme ça, nous gagnons assez de temps pour penser.
Dol et moi, nous sourîmes.
— Ce n’est pas une mauvaise idée —reconnus-je—. Le problème, c’est qu’il n’y a pas seulement les volontaires d’Ato. Il y a plus de gens, tu as bien entendu le Daïlerrin.
— C’est vrai —admit Déria, avec une moue de contrariété.
— Bon, et si nous prenions quelque chose pendant que nous réfléchissons ? —proposa Dol après un silence, en se levant de son fauteuil.
Nous approuvâmes tous d’un geste et, dix minutes plus tard, nous étions tous une tasse entre les mains, songeurs. Je pris une gorgée de mon infusion.
— Si nous trouvions le véritable chef de cette organisation —réfléchit Akyn au bout d’un moment—, nous pourrions alors démontrer que Lénissu n’est pas le coupable.
— Ça, c’est une idée magnifique ! —approuva Déria, radieuse.
— Magnifique, sans aucun doute —acquiesça Dol—, mais nous avons un problème : ce chef ne se laissera pas découvrir si facilement.
— Je suppose —fis-je, en terminant mon infusion d’un trait.
— Nous allons faire une chose —dit Dol—. Laissez-moi douze jours. Ne faites rien de stupide entretemps. Je vais essayer d’en apprendre davantage sur les Chats Noirs. Et si j’apprends quelque chose, j’irai voir le Mahir et je lui dirai où est-ce que je crois que les Chats Noirs se cachent. L’idéal serait qu’il envoie des gens assez entraînés, parce que j’ai cru comprendre que cette organisation est pleine de guerriers aguerris. Et si le Mahir m’écoute, alors le Sang Noir tombera dans les griffes d’Ato et nous pourrons prouver que Lénissu est innocent.
— Douze jours —répétai-je—. Et si, entretemps, on le capture et on le ramène à Ato ?
— Alors, nous devrons trouver un plan pour organiser une évasion —intervint Aryès.
Je le contemplai, bouche bée.
— Une évasion du quartier général ? —fis-je—. Ce n’est pas… comment dire… un peu téméraire ? Vous m’aideriez vraiment à faire quelque chose contre la Loi d’Ato ? —soufflai-je.
Aryès sourit.
— Je crains que ce soit ce que je viens de dire. Il existe une vieille tradition que mon père me raconte souvent, et, selon cette tradition, le peuple, lorsque la Loi devient injuste, ne doit pas s’y soumettre. Et maintenant, c’est ce qu’il se passe —déclara-t-il.
— On dirait Révis prêchant sur l’injustice du travail forcé —répliquai-je, en riant.
— Bon, j’ai du travail à faire —dit le semi-orc, en se levant—. Vous autres, ne faites rien. Et félicitations à tous pour les résultats —ajouta-t-il avec un sourire.
Nous sortîmes tous de chez lui et Aléria nous invita à manger chez elle. Nous laissâmes donc le semi-orc seul, avec, en tête, des plans qu’il n’avait pas voulu nous détailler.
Stalius n’était pas à la maison quand nous arrivâmes et nous cuisinâmes des pâtes avec des légumes et une tarte aux framboises légèrement cramée. Nous mangeâmes le tout, en parlant à qui mieux mieux de choses sans importance, pour fêter les résultats.
Je passai toute l’après-midi avec Kwayat et, lorsque je lui dis que j’avais senti la Sréda pour la première fois, il se contenta d’incliner la tête, imperturbable. On ne pouvait pas dire que c’était un maître de ceux qui félicitent leurs élèves au moindre succès. Mais il fallait le reconnaître : il était efficace. Il passa toute l’après-midi à varier les sujets et, quand il dit « Cela suffit pour aujourd’hui » j’eus l’impression que ma tête allait oublier tout ce qu’il m’avait appris. Aussi, sur le chemin du retour, je me mis à tout repasser, en essayant de mettre de l’ordre dans tout cela.
Lorsque je revins au Cerf ailé, Kirlens m’assaillit, agité et m’emmena précipitamment dans la cuisine.
— Shaedra, où étais-tu passée ? —me demanda-t-il, presque en colère—. Pourquoi tu n’es pas revenue à midi ?
Je clignai des yeux, perplexe. Mon esprit était encore en train de réviser les différentes façons d’insulter un démon. Kwayat disait que c’était très important, surtout pour savoir les éviter ou les reconnaître.
— Je… je suis désolée. J’ai mangé chez Aléria.
— Ah —dit Kirlens, plus tranquille—. Je suppose… que tu es au courant. Pour Lénissu, je veux dire.
J’acquiesçai lentement de la tête.
— Oui.
— C’est… incroyable —fit Kirlens, consterné—. Mais… je savais que cet homme cachait quelque chose. Les personnes les plus sympathiques peuvent s’avérer être de véritables démons.
J’écarquillai les yeux, stupéfaite. Comment Kirlens pouvait-il croire que Lénissu était réellement mauvais ? Mais je lui souris largement.
— Eh bien, regarde, moi, je suis très sympathique et je suis un véritable démon —dis-je, les yeux brillants d’espièglerie.
Kirlens secoua la tête, incrédule.
— Comment peux-tu tout prendre à la légère ? C’est ton oncle, après tout. Je croyais que tu l’aimais.
Je soufflai, suffoquant presque.
— Bien sûr que je l’aime. Beaucoup plus que ce que tu crois. Ce qu’il y a, c’est que tout cette histoire ne tient pas debout. Lénissu n’est pas un criminel. Et je pense le prouver —conclus-je.
Kirlens fronça les sourcils et me désigna de l’index.
— Je ne veux pas que tu te crées des ennuis. Si Lénissu est innocent, la justice d’Ato se chargera de le remettre en liberté.
— Je n’ai pas une très grande confiance dans la justice d’Ato —murmurai-je.
L’aubergiste secoua la tête.
— Eh bien, tu devrais. En fin de compte, jusqu’à présent, elle a toujours bien fait les choses. Elle met les voleurs au travail et elle donne des amendes aux escrocs.
— Et les criminels, on les pend ou on leur coupe la tête —grognai-je—. Et regarde ce qu’ils ont fait avec mes griffes, je ne méritais pas ça. On me les a arrachées uniquement parce que c’est ce que voulait l’oncle de Suminaria.
Kirlens soupira.
— Les griffes peuvent blesser sans qu’on le veuille —rétorqua-t-il—. Je ne justifie pas ce qu’ils t’ont fait, mais la majorité des gens n’ont pas trouvé l’idée si mauvaise. Les gens sont méfiants par nature.
Je ne pouvais pas croire ce qu’il me disait. Je savais qu’il ne le disait pas par méchanceté… mais, malgré tout, cela me blessa profondément qu’il puisse en arriver à justifier la sauvage opinion de la « majorité ».
— Et si Lénissu est innocent, ils l’absoudront —ajouta Kirlens avec ferveur.
J’acquiesçai et je me dirigeai vers les escaliers.
— Je crois qu’aujourd’hui je vais sauter le repas —dis-je, en me mordant la lèvre.
— Je comprends. Je comprends que toute cette histoire te pèse. Mais tu verras. Quoi qu’il arrive, ce sera le mieux pour toi.
Je doutais sérieusement qu’il arrive quelque chose de bon, s’ils capturaient Lénissu. Lorsque j’entrai dans la chambre, je trouvai Syu en train de danser joyeusement sur le lit.
« Syu ! », m’étonnai-je, en souriant à demi. « D’où te vient cette humeur joyeuse ? »
« Frundis a fini sa composition et il me l’a fait écouter ! », m’expliqua-t-il.
« Ça, c’est une surprise ! », répondis-je, joyeusement. « Je commençais à me demander quand je pourrais l’entendre. »
Je pris le bâton dans mes mains.
« Bonjour, Frundis, me ferais-tu l’honneur de me faire découvrir ta nouvelle composition ? », demandai-je, avec le tact qui était nécessaire en ces occasions.
Frundis émit un bruit de cloches.
« Pourquoi veux-tu l’entendre ? », répliqua-t-il, grandiloquent.
« Pour voir si tu es réellement un compositeur », lui dis-je, moqueuse.
Frundis laissa échapper un son de défi.
« Eh bien, en voici la preuve ! », s’écria-t-il.
Et un flux de sons au rythme gai et rapide m’assaillit. Je souris et j’écoutai la composition jusqu’à la fin. Lorsque le bâton joua la dernière salve de notes, je soufflai.
« Ça alors, Frundis, tu es un artiste ! »
Le bâton rit, flatté.
« Je sais. Je t’ai déjà dit que j’étais le meilleur compositeur au monde. Et le meilleur musicien. Et un des meilleurs conteurs. Je suis génial. »
Syu et moi éclatâmes de rire bruyamment. Comment Frundis pouvait-il être aussi pédant et en même temps sympathique ?
Après avoir écouté la musique plusieurs fois de suite, Frundis se lassa et je leur racontai à tous deux tout ce qui s’était passé pendant la journée et Syu haussa les épaules lorsque je lui racontai mon agréable conversation avec Marelta.
« Il vaut mieux ne pas se fâcher et ne pas faire empirer les choses », dit-il.
« Je sais, mais Marelta me met à bout de nerfs », soupirai-je. « Et pourtant elle n’est pas si méchante », méditai-je. « Avec les autres, elle n’en a pas l’air. À moins que ce soit une hypocrite. Les personnes mauvaises sont souvent hypocrites », ajoutai-je.
« Hum », grogna Syu. « Je crois que, de nouveau, tu penses trop. Les saïjits pensent toujours trop. Au fait, j’ai vu Drakvian, dans le bois. »
Je sursautai.
« Quoi ? »
« Et elle m’a demandé si je pouvais te dire d’aller dans la forêt cette nuit. Mais en faisant très attention, elle a dit », précisa Syu. « En plus, elle me l’a répété plusieurs fois parce qu’elle croyait que je ne l’avais pas comprise. Les vampires aussi sont un peu lents d’esprit quand ils veulent parler à un singe gawalt », fit-il avec un sourire espiègle.
Je fronçai les sourcils. Drakvian était revenue et elle voulait me parler.
« Ça alors… Elle n’est pas malade, au moins ? »
« En tout cas, elle n’en avait pas l’air », dit Syu. « Bien que je ne me sois pas trop approché d’elle. On ne sait jamais… »
« Oh, voyons, Syu. Drakvian est une amie. Elle ne va pas t’attaquer », lui répliquai-je, amusée.
Syu prit un air têtu.
« Les singes gawalts ont leurs raisons pour rester à distance des vampires. Il existe des légendes », dit-il, énigmatique.
« Hum, je ne dis pas qu’il n’y ait pas de mauvais vampires. Mais Drakvian est infiniment plus gentille que Marelta, je peux te l’assurer. »
« Il faudra que tu me montres qui est cette Marelta », dit Syu, pensif. « Pourquoi tu ne me laisses jamais aller à la Pagode Bleue ? »
« Parce que… » Je me tus et je fronçai les sourcils. « Eh bien… à vrai dire… Je crois que mon intention était que l’on ne me regarde pas d’un mauvais œil, mais, de toutes façons, tout le monde sait déjà que tu es ici. »
Les yeux de Syu s’illuminèrent.
« Alors je pourrai aller à la Pagode Bleue ? », demanda-t-il, enthousiaste, tout en remuant la queue comme un chien.
Je ris et j’acquiesçai.
« Si c’est ce que tu souhaites… Mais je te rappelle que maintenant toutes mes études vont se centrer sur les techniques du jaïpu et de combat corps à corps. Cela ne va pas te plaire. »
Syu réfléchit quelques secondes puis sourit.
« Je suis curieux de voir », avoua-t-il, en croisant les mains dans le dos, l’air sérieux.
Cette nuit, je sortis avec Syu, mais je laissai Frundis dans la chambre, malgré ses protestations. Drakvian devait avoir une bonne raison pour me dire de faire très attention et, cette nuit, il y avait plus de gardes éveillés, car on avait annoncé la présence d’écailles-néfandes au sud et on ne savait pas exactement quand ils arriveraient. Et ce n’était pas précisément le meilleur moment pour que l’on me surprenne en train de vagabonder, de nuit, dans Ato. Cela pourrait donner lieu à des commérages.
Pendant tout le trajet, je ne cessai de m’envelopper d’un nuage harmonique assez efficace. Et je crois que personne ne me vit entrer dans la forêt.
Je continuai à marcher un moment, en silence, tandis que Syu me conduisait à l’endroit où il avait vu Drakvian pour la dernière fois.
« C’était là », dit-il alors, en s’arrêtant.
À peine eut-il prononcé ces mots que Drakvian apparut, sortant de sa cachette et découvrant son abondante chevelure verte, sa peau translucide et ses yeux profonds.
— Shaedra —murmura-t-elle, sur un ton inhabituellement bas—, viens, éloignons-nous un peu plus.
Je la suivis pendant un bon quart d’heure et je commençai à prier pour que les écailles-néfandes ne nous attaquent pas à cet instant précis : nous étions trop loin d’Ato.
Nous nous arrêtâmes non loin du Tonnerre, sous de grands arbres touffus qui déployaient leurs énormes racines tout autour d’eux, comme des araignées géantes.
— Que se passe-t-il ? —demandai-je, lorsque Drakvian s’arrêta.
La vampire posa ses deux mains sur les hanches et me regarda fixement.
— Je suis venue t’aider —déclara-t-elle, étrangement solennelle.
J’arquai un sourcil.
— M’aider ? —répétai-je, incrédule.
— Oui. N’est-ce pas vrai que des gens veulent se débarrasser de Lénissu ? Eh bien, je les en empêcherai. Je sais où il est.
Un moment, je restai sans voix. Je me raclai la gorge.
— Où ? —articulai-je.
— Lorsqu’il est parti, j’ai suivi sa trace —dit-elle—. Il est allé à Ombay puis à Acaraüs récupérer son cheval.
— Trikos ? —soufflai-je.
— Ouais. Il y est très attaché, à ce que j’ai pu voir —fit-elle, en grinçant des dents.
— Et où est-il allé ? —insistai-je.
— Cela fait deux semaines que j’ai arrêté de le suivre.
Je laissai échapper un soupir de découragement.
— En deux semaines, il peut lui être arrivé toutes sortes de choses.
— Oui, mais on ne le poursuit que depuis quelques jours. Il est sûrement sain et sauf.
Je secouai la tête, perplexe.
— Et tu dis que tu veux m’aider ? Je ne vois pas comment. Lénissu est à un endroit que nous ne connaissons pas et, toi, tu ne peux pas changer les lois d’Ato. Mais je te remercie de tes bonnes intentions.
— Mes bonnes intentions ! —s’écria Drakvian, en se tordant de rire—. C’est la première fois qu’un saïjit me dit que j’ai de bonnes intentions. Normalement, nous, les vampires, nous avons toujours de mauvaises intentions.
— Ça, ce n’est pas vrai —répliquai-je—. Ça, cela dépend de chacun. Toi, tu as l’air d’une personne pleine de bonnes intentions. Et alors, qu’est-ce que tu proposes que nous fassions ?
Les yeux de Drakvian brillèrent de malice.
— Je propose un marché. Moi, je cherche Lénissu et je lui dis qu’il est recherché et je fais tout mon possible pour qu’il ne soit pas capturé, s’il y consent. Et toi, en échange, tu me dois une faveur.
Je souris, incrédule.
— Une faveur ?
— Rien d’exceptionnel, je t’assure.
— Ce serait plus facile si tu me disais en quoi consiste cette faveur —lui dis-je.
La vampire haussa les épaules sans répondre et nous nous regardâmes un long moment jusqu’à ce que je sourie largement.
— Marché conclu. Mais s’il arrive un malheur à Lénissu, la faveur que je te dois ne vaudra plus.
La vampire acquiesça énergiquement de la tête.
— Cela me paraît juste.
Je lui tendis la main pour conclure le marché et la vampire eut un sourire ironique.
— Moi, je ne conclus pas les marchés de cette façon. Sais-tu comment je fais un marché ? —demanda-t-elle, avec désinvolture.
Je laissai retomber ma main.
— En partageant le sang d’une vache ? —suggérai-je, moqueuse.
La vampire se mit à rire.
— Non. Quoique ce ne soit pas une mauvaise idée. Non, j’échange des objets de valeur. Toi, tu me donnes un objet et, moi, je t’en donne un autre. Un objet dont on ne se séparerait pas à moins d’avoir une très bonne raison pour ça.
— Et là, c’est une bonne raison —approuvai-je, pensive.
Je révisai mentalement mes possessions. Quel objet pouvais-je avoir qui ne soit pas tout à fait banal ? J’avais un sac orange, des parchemins, des plumes, un miroir et un couteau, cadeaux de Kirlens, le ruban bleu que m’avait offert Wiguy, deux tuniques et deux pantalons, une robe blanche dans l’océan Dolique…
Je secouai la tête, plus qu’étonnée.
— Je n’ai rien qui me soit réellement indispensable.
La vampire écarquilla les yeux, surprise.
— Vraiment ? Tout le monde possède quelque chose de valeur.
— Eh bien, moi, non. Écoute, Drakvian, tu ne crois pas que ce n’est pas très pratique, cette façon de faire un pacte ? Moi, je suis une terniane d’honneur, toi, une vampire d’honneur, que pouvons-nous perdre ?
Drakvian eut une expression dubitative.
— Eh ben… avoue que tu as de la chance, dans ce marché, car je te fais une faveur avant et toi seulement après. Je n’aime pas les pactes si peu substantiels fondé sur l’honneur. Et puis, je ne suis pas toujours une “vampire d’honneur”, comme tu dis —fit-elle avec un sourire espiègle.
Je roulai les yeux et il me vint une idée.
— Frundis ! Mais… Non, je ne peux pas m’en séparer, nous avons fait un pacte —expliquai-je—. Et c’est mon ami.
Drakvian grogna.
— Je n’ai pas la moindre intention de me promener avec un bâton bouffon qui chante pendant tout le voyage. Tu dois trouver un objet. Un objet muet. Qui ait de la valeur pour toi. Moi, je fais toujours des marchés avec des objets.
Je levai un sourcil.
— Toujours ? Et avec qui, si on peut le savoir ?
— Si on peut le savoir, tu le sauras —répliqua la vampire—. Demain, à la même heure, reviens avec l’objet et nous conclurons le marché.
— Demain ? —protestai-je, altérée—. Mais… pourquoi perdre plus de temps ! Lénissu est peut-être prisonnier en ce moment même.
— Il n’y a pas de marché sans échange d’objets —insista la vampire, têtue, en croisant les bras.
Je la contemplai, stupéfaite.
— Alors… en réalité, toi, ça t’est égal qu’il arrive quelque chose à Lénissu, n’est-ce pas ? —fis-je, un peu irritée par ses principes ridicules. Je soufflai bruyamment—. D’accord, je trouverai un objet.
— Parfait ! —exclama Drakvian.
Je roulai les yeux.
— Allons-y, Syu, rentrons à la maison —soupirai-je.
Le chemin du retour fut plus long, parce que nous nous étions tellement éloignés d’Ato que cette zone ne m’était pas familière et j’étais un peu désorientée. Dans le ciel, brillaient l’astre de la Bougie et celui de la Lune et il y avait plus de luminosité que d’habitude, ce qui était à la fois utile et gênant. Lorsque j’aperçus les lumières d’Ato, je redoublai de prudence et, lorsque j’entrai dans la ville, deux gardes et un veilleur faillirent me voir, mais je réussis à me cacher dans un coin plus sombre de la rue. Finalement, je grimpai sur le toit et je restai immobile un moment, indécise. Je pris alors une décision et, suivie de Syu, je me dirigeai vers la terrasse remplie de bric-à-brac. Avec une extrême prudence pour ne réveiller personne, j’ouvris le tonneau qui contenait la boîte de tranmur. Cette boîte était la seule chose que j’avais, que je ne voulais absolument pas perdre. Pour la simple raison que cette boîte était celle de Lénissu et non la mienne.
C’était une idée horrible. Comment pouvais-je conclure un marché avec quelque chose qui ne m’appartenait pas ? Mais, raisonnai-je, cette boîte était à Lénissu. Et, avec ce marché, Drakvian s’engageait à protéger Lénissu. Finalement, c’était logique que Lénissu contribue à sa propre protection, pensai-je. Je savais que c’était un raisonnement un peu forcé, mais je n’avais rien d’autre de valeur qui ne soit pas en chair et en os ou, dans le cas de Frundis, un bâton vivant. Avec un soupir, je me souvins du shuamir que m’avait rendu Marévor Helith et je regrettai de l’avoir perdu d’une manière si absurde.
« Ce qui est fait est fait », me dit Syu, en me répétant une des formules que j’avais l’habitude d’utiliser.
J’acquiesçai sombrement et je transportai la boîte en bois de tranmur jusque dans ma chambre, en essayant de la cacher sous ma tunique, au cas où.
Cette nuit-là, j’eus assez de mal à m’endormir, et je ne cessai de me tourner et retourner dans mon lit, jusqu’au moment où je sentis quelque chose contre ma main et j’entendis une musique tranquille et le paisible son d’une rivière ou d’une fontaine. J’ouvris légèrement les yeux et je vis Syu, roulé en boule entre Frundis et moi, fatigué par l’effort d’avoir traîné Frundis jusqu’au lit. Je souris, émue.
« Merci, Syu. »
« Bonne nuit », répondit le singe en fermant paisiblement les yeux.
Bercée par la douce musique de Frundis, je plongeai bientôt dans un profond sommeil.
* * *
Le jour suivant fut aussi fatigant que le précédent. Le matin, tous les nouveaux kals, nous écoutâmes le discours du Daïlerrin tandis qu’au dehors il pleuvait de nouveau modérément, après des heures d’accalmie. Nous fûmes répartis entre différents maîtres. Le maître Dinyu s’occupait de la spécialisation en combats. C’était un maître récemment arrivé d’Aefna. On disait qu’il venait d’une famille étrangère, qu’il était né dans l’Empire d’Iskamangra et que c’était un très bon lutteur et un bon bréjiste, mais, à part ça, on ne savait pas grand-chose de lui. Lorsque les maîtres de la Pagode Bleue entrèrent pour s’adresser à leurs nouveaux élèves, je vis le Grand Archiviste et, j’ignore pourquoi, je fus surprise de penser que lui aussi était celmiste.
— Le grand archiviste donnera les cours d’énergie arikbète et d’histoire —déclara Eddyl Zasur rapidement—, le maître Jarp enseignera l’énergie brulique, le maître Yinur s’occupera de l’endarsie, le maître Juryun du combat armé et le maître Dinyu enseignera les techniques de combat et l’énergie bréjique.
Le dernier maître à incliner la tête et sourire était un petit bélarque mince avec une tunique noire au col relevé et un pantalon noir. Les bélarques étaient réputés pour leur souplesse et je ne doutai pas une minute de ses capacités. Son visage calme et souriant incitait à la sympathie et il me plut aussitôt.
— Le maître Dinyu, comme vous devez le savoir, est nouveau dans notre Pagode et j’espère que vous l’accueillerez avec amabilité —ajouta le Daïlerrin—. Si je ne me trompe pas, deux élèves n’ont toujours pas de maître, n’est-ce pas ? —Akyn et Kajert acquiescèrent, troublés, et le Daïlerrin sourit hypocritement—. Ne vous préoccupez pas, on ne vous a pas oubliés. La spécialisation en enchantement, c’est le maître Daï qui la dirige, je suppose que vous savez déjà où se trouve son bureau, à côté de la Pagode. Tout le monde a entendu parler de ses expériences. —Dans ses yeux, on voyait qu’il n’avait pas beaucoup de respect pour le maître Daï—. Quant à la spécialisation du morjas, le maître Tabrel a voulu s’en occuper personnellement.
Le Daïlerrin ne resta pas plus de temps que celui nécessaire aux présentations et nous répondîmes à son salut lorsqu’il sortit, vêtu de sa tunique blanche de cérémonie.
Chaque kal s’en fut avec son maître respectif. Suminaria, Yori et Marelta s’en furent avec le maître Jarp, Aléria avec le maître Yinur, Avend et Salkysso, la mine sombre, suivirent le Grand Archiviste et ainsi de suite. Lorsque le maître Dinyu appela ceux qui allaient se spécialiser en combat et énergie bréjique, nous fûmes six à le suivre : Révis, Laya, Ozwil, Galgarrios, Aryès et moi.
— Il a l’air sympathique —murmura Laya.
Nous acquiesçâmes de la tête.
Le maître Dinyu nous conduisit hors de la Pagode, nous descendîmes du côté ouest d’Ato par la rue de l’Érable et nous nous retrouvâmes dans un petit terrain de terre battue qui, vu son état, avait dû être préparé récemment. L’unique problème, c’était qu’il n’y avait pas de toit, et le terrain s’était donc transformé en un énorme bourbier. Une fois arrivés là, le maître Dinyu se tourna vers nous et, sans que lui importent ni la pluie ni la boue, il nous adressa un grand sourire. Je me sentis immédiatement plus détendue et à l’aise.
— Je me suis informé sur les coutumes de la Pagode Bleue et apparemment on entraîne les nouveaux guerriers avec les kals de deuxième année et quelques cékals volontaires. Cependant, pour les deux premiers jours, j’ai décidé de vous prendre à part pour vous enseigner les bases des techniques de combat et du har-kar. Mais avant de…
— Maître —intervint Ozwil sur un ton un peu irrité—, nous connaissons déjà les bases des techniques de combat. Nous apprenons depuis l’âge de huit ans le combat corps à corps ou avec un bâton.
Je roulai les yeux et j’échangeai un regard amusé avec Aryès. Le maître Dinyu fronça les sourcils.
— Vraiment ? Alors, je dirai aux autres élèves qu’ils viennent dès demain. Et maintenant, j’aimerais que vous vous présentiez un peu et que vous me disiez pourquoi vous avez choisi la spécialisation de combat.
J’écarquillai les yeux. Qui diables lui avait dit que les élèves choisissaient quoi que ce soit ?
— Voyons voir, toi —dit le maître Dinyu, en me regardant—. Présente-toi, s’il te plaît.
J’acquiesçai de la tête et j’obéis.
— Je m’appelle Shaedra, j’ai quatorze ans… à vrai dire, nous avons tous quatorze ans… j’aime le jaïpu et la vitesse, mais… je n’ai pas choisi la spécialité de combat. On l’a choisie pour moi.
— Ici, le jury décide selon les notes —acquiesça Aryès.
Le maître Dinyu haussa un sourcil, indigné.
— Vraiment ? Alors, tu ne veux pas apprendre le har-kar et les autres techniques de combat ?
Je haussai les épaules.
— La vérité, c’est que… —j’hésitai et je pensai que ce n’était pas précisément le moment idéal pour être sincère—. Je crois que, malgré tout, c’était ce que je voulais, maître Dinyu.
— Je comprends —dit-il ; néanmoins, il ne paraissait pas du tout comprendre—. Bien. Continuons avec les présentations.
— Moi, c’est Aryès —se présenta mon ami—, et je suis votre élève d’énergie bréjique.
— Ah ! Oui, bien sûr. Je t’apprendrai l’énergie bréjique pendant que les autres lutteront et peut-être quelque heure l’après-midi, si tu es d’accord, bien sûr.
Aryès ouvrit grand les yeux, surpris qu’on lui demande son opinion sur le sujet. Il acquiesça énergiquement.
— Bien sûr, maître Dinyu.
— Je suppose que tu dois avoir acquis de bonnes bases pour avoir choisi… ou avoir été choisi —se corrigea-t-il— pour cette spécialisation. Tu dois savoir que c’est une énergie très difficile et que l’apprentissage, c’est principalement l’élève lui-même qui le fait. L’énergie bréjique n’est pas seulement une énergie extérieure. C’est pourquoi, les élèves de har-kar aussi, vous apprendrez l’énergie bréjique. Un esprit distrait ne réussira pas à exécuter des mouvements précis. L’énergie bréjique vous aidera.
Il se tourna vers Ozwil.
— Et toi, quel est ton nom ?
— Ozwil Berreni —répondit celui-ci—. Et je veux apprendre à lutter.
Le maître Dinyu sourit.
— Alors, tu apprendras.
— Moi, c’est Laya. Je veux aussi apprendre, maître Dinyu. J’ai une question, est-ce que nous allons tout le temps nous entraîner ici ? Parce qu’à ce qu’on dit, il nous vient un Cycle des Marais et, ici, il n’y a pas de toiture —articula-t-elle, en rougissant.
Le maître regarda le ciel gris et pluvieux, puis fixa de nouveau ses yeux sur son élève.
— Eh bien, pour le moment nous resterons là. Mais je verrai si je peux trouver une salle à la Pagode Bleue.
— Merci, maître Dinyu, ma mère me dit que se mouiller n’est pas bon pour la santé —remercia Laya en inclinant la tête.
Je réprimai difficilement un éclat de rire et je me concentrai pour garder mon sérieux tandis que Révis se présentait, enthousiaste :
— Je suis Révis et je veux être maître d’armes.
— Moi, je m’appelle Galgarrios —dit Galgarrios, avec sa voix sympathique accoutumée—. Et je suis très heureux de pouvoir apprendre avec les kals de deuxième année.
— On m’a dit qu’ils ont un bon niveau —approuva le maître Dinyu—. J’espère être à la hauteur du maître Dakley.
— À ce propos, qu’est-il arrivé au maître Dakley ? —demanda Ozwil.
— Il a pris sa retraite —répondit Laya, grognonne, avant que le maître Dinyu n’ait pu répondre—. Tu n’es au courant de rien, ou quoi ?
— Bon —fit le maître Dinyu, en fronçant les sourcils—. Nous allons commencer. Mettez-vous tous en ligne et suivez mes mouvements. Aryès, toi aussi, ces mouvements aident à se concentrer.
Aryès parut soulagé de ne pas être oublié et nous nous rangeâmes tous en ligne. Le maître Dinyu leva les deux mains et les plaça d’une manière qui ne m’était pas familière. Je l’imitai, néanmoins, et il dut passer de l’un à l’autre pour rectifier nos postures.
— La paume de la main ne doit pas être totalement tendue ni pliée. Vous devez la laisser sans tension, détendue. Les bras doivent contenir toute la force. C’est bien —dit-il, lorsque notre position initiale lui sembla acceptable—. Maintenant, voyons les jambes. Elles doivent être légèrement pliées —signala-t-il, en voyant que Laya prenait la position d’un flamand.
Il nous apprit plusieurs positions différentes, une avec les bras tendus, une autre avec les jambes pliées touchant presque le sol, et chaque fois qu’il lui semblait que nous avions bien imité ses mouvements, il nous demandait de rester dans cette position pendant dix longues minutes. Cela me donnait l’impression de répéter une danse et d’être restée figée au premier pas. Au moins, cet exercice me laissait le temps de penser, mais je ne savais pas si c’était une bonne idée, parce que penser à Lénissu ou à la boîte de tranmur que j’avais cachée sous mon lit n’était pas précisément une pensée très relaxante et le maître Dinyu nous avait invités à penser au temps et au mouvement ou à l’immobilité. Toutes ces choses me paraissaient très intéressantes, mais elles ne me semblaient pas donner matière à penser pendant plus d’une ou deux minutes.
Peu à peu, je me rendis compte que le maître Dinyu prétendait nous enseigner purement et logiquement ce qu’était la concentration. Il disait que la concentration était comme une bulle qui éclatait pour un rien et se reformait facilement si l’on savait comment agir. Sincèrement, au début j’avais cru que la spécialisation en combat allait s’avérer très ennuyeuse, mais, finalement, ce fut tout le contraire, et pendant toute la matinée, nous ne nous donnâmes pas un seul coup. Et nous ne nous touchâmes même pas : au bout de deux heures, il nous fit mettre en cercle, les mains à quelques centimètres les uns des autres, une main sous l’autre. L’objectif était de ne pas nous toucher et de demeurer comme des statues. Puis les choses se compliquèrent et il nous demanda de bouger les jambes en maintenant nos mains figées.
Au bout des cinq heures d’exercices, nous étions restés la plupart du temps immobiles, mais nous étions exténués.
— Vous devez trouver l’équilibre du jaïpu —nous répéta le maître Dinyu—. Cet après-midi, je veux que vous lisiez Histoire du har-kar pour que vous connaissiez les plus importantes personnalités du har-kar. C’est un livre assez court. J’ai regardé à la bibliothèque, vous trouverez des exemplaires en nombre suffisant. Et demain, lorsque vous observerez les techniques qu’utilisent les kals de deuxième année, vous me direz comment s’appellent ces techniques. Le cours est terminé. Merci de m’avoir écouté.
Le maître Dinyu était beaucoup plus courtois que les autres professeurs, quoique moins protocolaire, pensai-je. Le maître Jarp était beaucoup plus succinct, et le maître Aynorin était toujours plus détendu et semblait presque se considérer comme un élève parmi les autres qui en savait davantage que ses compagnons. Le maître Dinyu était différent. Je n’avais remarqué à aucun moment cet accent pédant typique de certains maîtres et, à tout moment, il avait gardé son expression sereine. Il était comme Kwayat, mais en plus gai. Parce que le visage de Kwayat, reflétait l’imperturbabilité, plus que la sérénité, comme s’il gardait à l’intérieur quelque chose qu’il ne voulait montrer à personne ou comme si sa vie antérieure l’avait laissé indifférent envers son entourage. Le maître Dinyu, au contraire, semblait très attentif à tout ce qui l’entourait et son expression inspirait la confiance et donnait l’impression qu’il avait bon cœur.
Soudainement, alors que nous revenions à Ato, je me rendis compte qu’il nous avait demandé de lire. Lire un livre !, me dis-je, désespérée. Comment diables allais-je avoir le temps de lire un livre en un jour si je devais passer toute l’après-midi avec Kwayat ?
Je sentis que la tête me tournait et, tandis que je courais vers la taverne, j’eus la certitude que, si je continuais à apprendre des choses à ce rythme, je finirais aussi folle que ce Tuanesar le Fou dont m’avait parlé une fois Daelgar.
Lorsque j’entrai à la taverne, je sentis que les gens étaient plus altérés que d’habitude. Je saluai les personnes connues et certaines me répondirent avec hésitation, sûrement à la pensée que j’étais la nièce du Sang Noir, mais Taetheruilin le nain, lui, me dit en donnant un fort coup de poing sur la table :
— Diables, jeune fille ! Tu n’es pas au courant ? Le fils de Kirlens ressuscité est entré par cette porte ! Va, et vois par toi-même.
Je fronçai les sourcils, en pensant qu’il s’agissait d’une plaisanterie.
— De quoi parles-tu ? Qu’est-il arrivé à Taroshi ?
Le forgeron nain s’esclaffa bruyamment et signala deux étrangers.
— Ceux-là sont venus avec lui.
Je me tournai vers les étrangers et je restai pétrifiée. Je connaissais ces deux personnes. Une sibilienne rousse et un humain aux cheveux châtain foncé… Des images embrouillées ressurgirent de ma mémoire. Mais je ne réussissais pas à me rappeler…
— Mille sorcières sacrées, Wundail ! —m’exclamai-je, bouche bée—. Par Ruyalé, est-ce possible ?
L’humain sourit tandis que les habitués se taisaient, curieux, pour suivre la conversation.
— Je crois bien que c’est possible, oui —répondit-il.
Je me précipitai vers eux, remplie de joie. Je n’avais pas oublié que c’étaient eux qui m’avaient sauvé la vie.
— Je suis content de te voir, Shaedra —dit alors Wundail, tandis que je l’embrassais, comme un vieil ami—. Je me demandais comment s’était passé tout ce temps pour toi.
— J’essaie de ne pas me créer d’ennuis —répliquai-je, avec un large sourire—. Salut, Djaïra —ajoutai-je, en m’adressant à la rousse.
La sibilienne se racla la gorge.
— Tu te souviens de moi ? —me demanda-t-elle, surprise.
— Bien sûr —dis-je, étonnée—, comment pourrais-je oublier ? Vous m’avez sauvé la vie.
— Euh… —souffla Djaïra, en remarquant les regards curieux autour d’elle—. C’est vrai. Je me souviens que tu as presque provoqué un désastre pendant la bataille contre les harpïettes.
— Kahisso m’a sauvée —me rappelai-je, avec émotion.
— Oui. Et, moi, je l’ai sauvé, lui.
— Djaïra —la coupa Wundail, en se raclant la gorge—. Je ne crois pas que ce soit le meilleur moment pour parler des problèmes passés.
Soudain, je compris tout.
— Kahisso est dans la cuisine, n’est-ce pas ? —fis-je, abasourdie.
Wundail acquiesça de la tête.
— Tout à fait. Son père s’est évanoui.
— Ça a été impressionnant à voir —reconnut Djaïra, avec un sourire narquois—. Un homme si robuste… Il pèse une tonne.
Les rires éclatèrent dans toute la taverne et les gens se mirent de nouveau à commenter l’évènement avec animation.
— Il faut que j’aille le voir —dis-je soudain—. Je vous revois après.
C’était inédit qu’il n’y ait personne au comptoir… Contournant les tables en toute hâte, j’atteignis la porte de la cuisine, je la poussai et je vis Kirlens assis ou plutôt effondré sur une chaise tandis que Kahisso, à genoux devant lui, avait l’air très préoccupé. Wiguy, par contre, donnait de petits tapes sur la joue de l’aubergiste et grognait et vociférait.
— Tu penses que c’est normal d’apparaître comme ça, si soudainement, sans avertir ? Tu vois ! Le choc l’a tué ! Avoir des enfants pour ça ! Pauvre Kirlens !
Je refermai la porte, craignant que les autres entendent les cris de Wiguy et je me précipitai vers eux.
— Wiguy, arrête de le martyriser, tu ne vois pas que tu le tortures ? —fis-je, tout en signalant d’un geste Kahisso qui, les yeux exorbités, contemplait son père, livide comme la mort.
Cependant, en entendant ma voix, il sursauta.
— Shaedra !
— Salut, Kahisso. —Je souris—. Ne te tracasse pas pour Kirlens. C’est sûrement une commotion. Il va se remettre en un rien de temps.
— Il est dans cet état depuis vingt minutes —répliqua Wiguy, assénant une autre claque au pauvre évanoui.
Kahisso nous regardait tour à tour, un peu étourdi.
— As-tu essayé de lui jeter un seau d’eau ? —suggérai-je, en voyant que les petites claques ne fonctionnaient pas.
Wiguy se mordit la lèvre, le regard posé sur Kirlens.
— Bonne idée. Et toi —dit-elle, en pointant un doigt menaçant sur Kahisso—, il vaudra mieux que tu ne t’en ailles pas maintenant que tu l’as mis dans cet état, parce que je ne te le pardonnerais jamais.
Et elle rentra dans le débarras pour aller chercher un seau d’eau. Kahisso, les yeux rivés sur son père, lui prit la main avec force.
— Je regrette —fit-il, inquiet—. Je regrette tant. Il y a tant de choses que j’aurais dû faire et que je n’ai…
— Arrête donc de pleurnicher ! —gronda Wiguy en réapparaissant avec un seau d’eau à moitié rempli.
Elle s’approcha de Kirlens, leva le seau, le retourna et l’eau tomba d’un coup, réveillant l’aubergiste, cependant le seau échappa des mains de Wiguy de sorte que Kirlens eut droit non seulement à une cascade froide, mais aussi au seau entier qui s’enchâssa sur sa tête, l’occultant totalement.
Kirlens cracha de l’eau et, moi, examinant mes griffes, je me raclai la gorge.
— Quand j’ai dit que tu lui jettes un seau d’eau, je ne le disais pas littéralement —marmonnai-je, en me retenant de rire.
Alors que Kahisso souriait, soulagé de voir que son père revenait à la vie, Wiguy retira et écarta discrètement le seau, l’expression honteuse, elle donna une serviette à Kirlens, qui se sécha le visage en grognant, puis elle se mit un peu en retrait, laissant père et fils se retrouver.
— Que diable… ? —fit Kirlens. Sa phrase resta en suspens et son visage s’illumina—. Kahisso ! Mon fils ! Et moi qui pensais que j’avais fait un rêve merveilleux ! Tu es vraiment revenu !
Ils s’étreignirent fortement et Kahisso ouvrit grand les yeux, surpris, par l’étreinte de fer de son père.
— Comme tu m’as manqué —grognait Kirlens, ému, en lui posant ses deux paluches sur les épaules—. Je ne cessais de me demander où tu étais.
— Père… —murmura celui-ci, en baissant la tête, un peu confus—. Je regrette d’avoir…
— Ne dis pas de bêtises ! Je sais que tu étais très occupé. Et maintenant, qu’est-ce que tu en dis si tu manges une de mes bonnes soupes, hein ? Les voyages à Ato ne sont pas très sûrs dernièrement, tu as sûrement dû avoir un horrible voyage. Je t’ai pourtant toujours dit qu’il ne faut jamais voyager seul.
— Eh bien, en réalité… je n’ai pas voyagé seul. Je suis venu avec deux compagnons, Wundail et Djaïra, ils sont à la taverne.
Aussitôt, Kirlens fronça les sourcils.
— Des compagnons ? —répéta-t-il—. Ce ne sont pas des… ?
Il ne termina pas sa phrase, mais je compris sans difficulté qu’il se demandait s’ils faisaient partie des raendays ou non et la vraie question que se posait Kirlens était de savoir si son fils, Kahisso, était toujours l’un d’eux. Les raendays, à proprement parler, n’avaient pas vraiment une mauvaise réputation, mais si, celle d’être des malotrus brutes et grossiers. Il existait un dicton qui disait ceci : « Le raenday qui frappe à votre porte, entre deux fois », ce qui signifiait que si vous faisiez une faveur à un raenday, celui-ci allait profiter de votre générosité jusqu’au bout, ce qui n’était pas très respectueux. Et Kirlens avait une aversion spéciale à l’égard de cette confrérie, pour des raisons personnelles. Par deux fois déjà, un groupe de raendays avait détruit l’intérieur de la taverne après une bagarre et, surtout, les raendays avaient pris son fils, le condamnant à errer dans ce monde sans pouvoir rester auprès de sa famille. Mais je savais que les raendays n’étaient pas responsables de cela : Kahisso avait choisi son propre destin.
Remarquant les assiettes de riz qui refroidissaient sur la table, je demandai à Wiguy à voix basse :
— Ces assiettes… il faut les servir, n’est-ce pas ?
Wiguy, comme si elle s’éveillait d’un long rêve, détourna son attention de la conversation de Kirlens et Kahisso, et consternée, ouvrit des yeux exorbités.
— Diantre ! —chuchota-t-elle—. Vite, allons servir. Les clients doivent être furieux…
— Ne te tracasse pas —répliquai-je, en roulant les yeux—. Je crois que les clients s’amusent comme des petits fous à commenter le retour de Kahisso.
En moins de dix minutes, cependant, nous servîmes toutes les assiettes aux clients, qui nous demandèrent cent fois avec un grand sourire comment se portaient les nerfs du pauvre Kirlens.
— Il est heureux comme un roi —répliquai-je à voix haute, quand j’en eus assez de tant de questions—. Ce n’est pas tous les jours qu’on retrouve un fils.
— Bon appétit —fit Wiguy.
— Du riz froid —commenta une voix grognonne—, quel festin.
Wiguy se tourna comme une flèche vers celui qui avait parlé et le signala de l’index.
— Mange et, si ça ne te plaît pas, laisse-le, mais ne critique pas avant d’avoir goûté —rugit-elle.
Certains laissèrent échapper des rires amusés en voyant le visage autoritaire de Wiguy.
— Sacré caractère !
— Elle ne tient pas de notre Kirlens, en tout cas.
— Il a bien dû goûter le riz s’il dit qu’il est froid, non ? —rétorqua Nart, assis avec Mullpir et Sayos dans un coin, près de la fenêtre.
En entendant la voix de Nart, les yeux de Wiguy semblèrent jeter des éclairs et je posai ma main sur son bras, un peu appréhensive.
— Du calme —lui dis-je—, tu t’emportes alors que personne ne t’a rien dit de mal. Tu es énervée, retourne à la cuisine, je m’occupe de tout.
Miraculeusement, cela fonctionna. Wiguy soupira, acquiesça et partit comme une flèche vers la cuisine, en claquant la porte, ce qui fit redoubler les rires. Je secouai la tête, en soupirant, et je m’approchai de Nart et de ses deux amis.
— Pourquoi tu t’en prends toujours à elle, Nart ? —lui demandai-je, sur un ton fatigué.
Nart prit un air innocent.
— Moi, m’en prendre à elle ? Cela ne me viendrait pas à l’idée !
Mullpir et Sayos s’esclaffèrent et je laissai échapper un grognement.
— Tu devrais avoir plus de considération pour les nerfs de Wiguy. Tu sais dans quel état elle se met quand elle se fâche. Après, c’est impossible de la calmer. Le seul qui peut la tranquilliser, c’est Kirlens et, tout de suite, il est occupé. Ce n’est pas juste que tu t’en prennes à elle et cela devient répétitif.
Nart haussa les épaules, mal à l’aise.
— Je sais. Je ne peux pas faire autrement. C’est comme quand tu as une piqûre de moustique et que tu ne peux pas t’empêcher de la gratter.
Je fronçai les sourcils.
— Une chance, alors, qu’une piqûre ne soit pas éternelle.
Nart me fit un grand sourire.
— Qui a dit que celle-ci ne l’est pas ? Oh, allez, Shaedra, arrête de te préoccuper pour Wiguy, elle sait se défendre, tu l’as bien vu.
Ils rirent et je m’éloignai d’eux en secouant la tête, hallucinée. Nart ne changerait jamais.
Lorsque je revins à la cuisine, je vis que Kahisso était assis et parlait, pendant que Kirlens avait mis la soupe à chauffer et écoutait attentivement son fils. Wiguy n’était nulle part.
— Shaedra ! —s’exclama Kahisso, interrompant son récit—, je ne t’ai encore rien dit, comment vas-tu ?
— Bien —fis-je, en souriant—. Toi, par contre, tu es très maigre.
— Et toi alors ? —répliqua-t-il, moqueur—. Personne ne dirait que tu vis dans une taverne et que tu as des plats à portée de la main.
— Elle mange comme deux —assura Kirlens, avec un sourire heureux auquel ses yeux souriants faisaient écho—, mais elle bouge comme quatre.
Je m’esclaffai.
— Au fait, je n’ai pas encore mangé —dis-je—. Et je suis morte de faim, ce matin, le maître Dinyu nous a tués avec son har-kar.
— Har-kar ? Tu apprends le har-kar ? —Kahisso semblait réellement impressionné.
— Ouaip —répondis-je, modestement.
Kirlens remplit deux bols et les posa sur la table.
— Mangez, tous les deux. Shaedra apprend les techniques de combat, et ça ne me dit rien qui vaille, parce que Shaedra ne veut pas être Garde d’Ato.
— Non —approuvai-je, en avalant une cuillerée de soupe—. Mais ça ne fait rien. Le maître Dinyu est un très bon maître et je le trouve sympathique. Mais… je ne voulais pas vous interrompre. De toutes façons, il faut que je mange à toute vitesse parce que je dois lire un livre et aller voir Kwayat et…
— Par tous les dieux ! —s’écria soudain Kirlens—, qui s’occupe du comptoir ?
Je sursautai. Ouïe.
— Euh… pour le moment il n’y a personne —avouai-je, en rougissant—. J’ai dit à Wiguy que je m’occuperais de tout, parce qu’elle s’est encore mise en colère et, quand elle se fâche, elle est beaucoup plus maladroite.
— J’y vais ! —cria alors Wiguy, en descendant rapidement les escaliers—. J’y vais. Ne dis pas de bêtises sur moi, Shaedra. Surtout devant Kahisso, il va me prendre pour une écervelée. Maintenant, c’est moi qui m’occupe de tout —dit-elle, lorsqu’elle vit que Kirlens allait intervenir—. Ne vous préoccupez de rien. Shaedra, tu ne devrais pas être déjà partie ?
— Quelle heure est-il ?
— Presque deux heures.
J’écarquillai les yeux, je remuai rapidement la soupe qu’il me restait et je l’avalai d’un trait. J’allais laver le bol et la cuillère quand Kirlens me dit :
— Laisse ça. Je le laverai. Toi, fais ce que tu as à faire.
J’acquiesçai rapidement et je partis en toute hâte vers le fond de la cuisine. Je sortis par la porte arrière, je traversai la cour des sorédrips qui se couvraient rapidement de fleurs blanches gorgées de pluie et, pour aller plus vite, je descendis le Couloir en courant, prenant le raccourci en tournant à droite. J’arrivai à la colline, trempée et inquiète parce que j’étais en retard. Si Aléria avait été là, elle m’aurait foudroyée du regard, prête à me sermonner. Mais Kwayat était beaucoup plus compréhensif.
En haut, sur la colline, il m’attendait debout, sous un parapluie couleur sable.
— Bonjour, Kwayat —fis-je, en haletant.
— Bonjour. Suis-moi. J’ai trouvé une maison abandonnée dans la forêt. J’en ai plus qu’assez de cette pluie —ajouta-t-il, en jetant un regard sombre sur le ciel gris sombre.
Cette nouvelle me parut fantastique et nous pénétrâmes dans la forêt. Nous cheminâmes vers le sud-ouest. Cette forêt ne m’avait jamais été aussi familière que les bois du nord d’Ato, mais, cet hiver, j’y avais passé beaucoup de temps avec Syu et Frundis et je commençais à connaître assez de recoins. C’est pourquoi cela m’intrigua que Kwayat ait trouvé une maison, parce que je n’en avais aperçu aucune jusqu’alors.
Mais il s’avéra que la maison était une petite grotte incrustée dans la colline. Apparemment, elle avait été autrefois occupée, car la terre était battue et il y avait même des conduites pour recueillir les infiltrations et les renvoyer dehors, de sorte que la terre était sèche.
La grotte était si bien masquée que je fus même étonnée que quelqu’un ait pu la trouver sans connaître son existence. Kwayat s’assit dans un coin, tout en repliant son parapluie et, moi, je m’assis en face de lui, attendant qu’il parle. Dehors, la pluie continuait à tomber, doucement, mais avec insistance.
— Aujourd’hui, je vais t’apprendre quelque chose de très important —dit alors Kwayat, sur un ton cérémonieux. Ses cheveux blancs tombaient autour de son visage en mèches pointues.
J’arquai un sourcil.
— Plus important qu’apprendre à me transformer correctement ?
Kwayat me regarda fixement de ses yeux bleus.
— C’est quelque chose que tout démon a besoin de savoir. Tu sais que la Sréda est synonyme de vie. La Sréda est pour ainsi dire presque sacrée.
— C’est ce que tu m’as dit —acquiesçai-je—. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi, dans ce cas, il y a tant de querelles entre démons. Si la Sréda est aussi sacrée, ils devraient être plus pacifiques, n’est-ce pas ?
— Ça, dis-le aux saïjits —se moqua-t-il, avec un sourire sarcastique.
Il se mit alors à m’expliquer toutes les croyances qui tournaient autour de la Sréda, parmi lesquelles Kwayat semblait prendre au sérieux un certain nombre.
— Par curiosité, y a-t-il d’autres créatures qui utilisent la Sréda ? —demandai-je à un moment.
— N’importe quelle créature peut utiliser la Sréda —répliqua Kwayat—. Mais seulement lorsqu’elle est active. Certains disent que l’on se transforme en démon en raison d’une sorte de mutation, mais cette explication me semble très grossière. Mutation est un terme trop commun.
Avec le temps, j’avais compris que Kwayat aimait présenter les démons comme des êtres spéciaux, et non comme des êtres difformes qui avaient souffert une mutation brutale pour une raison ou une autre.
— Ce que je ne comprends pas, c’est comment les tahmars peuvent avoir perdu leur capacité à récupérer leur forme saïjit —dis-je, après une pause.
— Oh. C’est simple. Ils ne sont pas capables de contrôler la Sréda correctement. Cela a à voir avec la transformation en démon. C’est-à-dire qu’ils mutent différemment. Les tahmars disent que les yirs, nous ne sommes qu’à moitié démons —ajouta-t-il, avec un sourire ironique.
— Mais… ces tahmars, où vivent-ils ?
— Un peu partout. Dans les forêts, les montagnes, les Souterrains… et même dans la mer. Enfin, ils ne sont pas plus malins que nous, ni nous plus intelligents que les saïjits, malheureusement —soupira Kwayat.
Je me mordis la lèvre, méditative, et le démon sourit.
— Vas-y, pose ta question —m’encouragea-t-il.
Je me raclai la gorge.
— Tu as dit qu’au total, il y avait plus de deux mille démons dans la Terre Baie, en contant les tahmars —commençai-je à dire—, ce n’est pas beaucoup si l’on considère que la Terre Baie s’étend depuis Iskamangra jusqu’aux communautés, n’est-ce pas ?
Kwayat haussa les épaules.
— Le nombre n’est pas notre point fort. Et notre division non plus. Mais les démons existent depuis les temps immémoriaux. Et nous arrivons au point important dont je voulais te parler : comment faut-il traiter la Sréda.
J’acquiesçai et Kwayat continua à parler et parler et je l’écoutais en essayant d’être aussi attentive que je le pouvais. Ce n’était pas manifeste, mais on devinait que Kwayat voulait accélérer mon apprentissage le plus vite possible pour éviter qu’il ne puisse arriver un malheur. Moi, évidemment, je ne souhaitais pas me transformer en un kandak et j’étais soulagée de savoir qu’il était possible de contrôler les transformations.
Cette après-midi, tous deux nous fîmes le chemin du retour à Ato ensemble, en silence. Le silence de Kwayat n’était pas comme ces silences éloquents qui incommodent ou rendent nerveux. Kwayat tout simplement ne parlait pas lorsqu’il n’avait rien d’important à dire. Et chaque fois qu’il se taisait, son visage imperturbable demeurait sérieux et indéchiffrable.
Je pris congé de lui en arrivant à la taverne et je me souvins alors que je devais aller à la bibliothèque prendre Histoire du har-kar. Mais je ne pouvais pas y aller dans l’état où j’étais, toute boueuse, trempée et les mains sales. Runim m’écorcherait vive si elle me voyait toucher un de ses livres avec les mains boueuses.
Aussi, j’entrai au Cerf ailé. La taverne était presque vide. Je ne vis que Wundail et Djaïra, assis à la même table qu’avant, en train de parler avec animation.
Wundail leva la tête en me voyant.
— Salut de nouveau ! —fit-il joyeusement—. Djaïra et moi, nous étions en train de discuter, comme d’habitude. Elle n’est jamais d’accord, et moi non plus. —Il sourit puis m’examina—. Diable, chaque fois que tu apparais, tu es encore plus trempée. Il pleut encore dehors ?
J’acquiesçai en grimaçant.
— Pourtant, le Daïlorilh dit, maintenant, qu’il n’est pas si sûr que nous allions avoir un Cycle des Marais —commentai-je—. Il n’est jamais sûr de rien.
— Certains cycles sont très difficiles à prévoir —répliqua Wundail—. Je me souviens encore du cycle précédent, les gens hésitaient entre un Cycle de l’Or et un Cycle des Glaces. Et ils n’arrêtaient pas de nous rebattre les oreilles avec ça —soupira-t-il.
Je souris.
— Je vais me laver. Et je vais directement à la bibliothèque. Je dois prendre un livre.
Djaïra haussa un sourcil.
— Tu n’es pas de celles qui restent très longtemps tranquilles, n’est-ce pas ?
— Malheureusement, on ne m’en laisse pas la possibilité —répliquai-je avec un sourire fatigué.
Et je partis à la cuisine me laver un peu avec une cuvette d’eau. Là, je trouvai Wiguy assise, en train de recoudre une petite déchirure d’une de ses robes. Elle prit un air de reproche quand elle me vit et, lorsque je lui demandai où étaient Kahisso et Kirlens, elle me dit qu’ils étaient montés dans la chambre de ce dernier.
— Je n’avais jamais vu Kirlens aussi ému —me révéla Wiguy, sans cesser de coudre—. Par contre, son fils, n’est pas quelqu’un de très affable, j’ai l’impression, il n’a même pas eu le détail de lui envoyer de ses nouvelles ces dernières années. Moi, à la place de Kirlens, je lui aurais fermé la porte au nez. Au moins jusqu’à ce qu’il se soit excusé convenablement —ajouta-t-elle, comme je la regardais, stupéfaite—. Moi, je désapprouve totalement son comportement. Et, maintenant, va savoir quand est-ce qu’il pense repartir. Kirlens sait parfaitement que s’il n’a pas renoncé à être un raenday, c’est qu’il continuera à mendier de porte en porte et à jouer avec cette épée qu’il a.
— C’est un cimeterre —lui dis-je, en me séchant les mains avec un torchon.
— Peu importe. Être raenday n’apporte rien. Tu ne peux même pas mener une vie normale.
J’acquiesçai de la tête, tout en réfléchissant.
— Peut-être que Kahisso pense arrêter —suggérai-je.
Wiguy laissa échapper un grognement.
— Je n’y crois pas beaucoup. Mais, si c’est le cas, alors, je m’en réjouirai pour Kirlens, même si vivre sous le même toit que ce type ne va pas être facile. Est-ce que tu imagines toutes les créatures qu’il a dû tuer ? Pour ne pas parler de choses bien pires encore. Les raendays ont de très mauvaises manières —déclara-t-elle, en m’interrompant avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit.
— Wiguy, tu devrais mieux le connaître avant de donner ton opinion. Kahisso m’a sauvé la vie.
Wiguy haussa les épaules.
— Une bonne action ne rend pas un homme bon.
— En cela, tu as tout à fait raison —répliquai-je, en souriant.
« L’année suivante, Duyneb le provoqua en duel avec la ferme intention de le vaincre. Il essuya une cuisante défaite sous les attaques de Kiujal. »
Je me frottai les yeux, épuisée, avec l’impression de voir double. Les lettres du livre dansaient et s’embrouillaient devant mes yeux.
« Tu devrais dormir », me conseilla un Syu à moitié endormi.
Je fis non de la tête.
« Je dois aller voir Drakvian cette nuit. Pour conclure le marché », lui rappelai-je.
« Tu es sûre que tu veux faire ce pacte ? », me demanda-t-il. « Parce que chaque fois que tu fais un pacte, les choses se compliquent. »
« Quand est-ce que j’ai fait un pacte, moi ? », demandai-je, en fronçant les sourcils.
« Je ne dis pas que tous les pactes aient été mauvais. Par exemple, celui avec Frundis, c’était un bon pacte. Mais celui du démon ne me convainc pas. »
« Ce dernier, malheureusement, n’était pas un pacte, Syu. Ça a été une terrible erreur. »
« Appelle-le comme tu voudras, mais, maintenant, tu t’es engagée à faire plus de choses. Et si tu passes un accord avec la vampire, tu devras faire encore plus de choses, tu vois ce que je veux dire ? »
Le singe gawalt parlait sagement, mais, malgré tout, je soupirai.
« Je vois ce que tu veux dire, mais tu ne vas pas me convaincre. Tu as vu comment Drakvian a épouvanté l’ours sanfurient. Je serai plus tranquille si elle aide Lénissu. »
« À moins que Lénissu n’ait un sang particulièrement délicieux », dit le singe, blagueur.
Je roulai les yeux.
« Ne te tracasse pas. Ce pacte ne tournera pas mal. Et si c’est le cas, eh bien… qu’il tourne mal. Dans la vie tout ne peut pas toujours bien se terminer. »
Syu fit une moue, dubitatif, mais il retourna sur sa paillasse et, moi, à la lecture du livre Histoire du har-kar. J’en étais à la moitié, mais j’avais l’impression de le survoler. Cela faisait plus de quatre heures que je lisais et le livre s’avérait intéressant, aussi, cela m’énervait de ne pas pouvoir prendre tout mon temps pour le lire. Parce que je devais dormir et, avant de dormir, je devais aller voir Drakvian. Il y avait tant de choses à faire et auxquelles penser ! Apprendre le har-kar avait tout l’air d’être un exercice exténuant, Kwayat me pressait pour que j’apprenne plus vite, Lénissu était en danger, Aléria était déprimée… J’oubliais quelque chose ? Ah, oui, les Hullinrots et Jaïxel, mais, ça, c’était le moindre de mes soucis à présent. Enfin, au moins, Kirlens était plus heureux que jamais.
Je fermai le livre d’un coup sec et j’éteignis la lumière de la lampe.
« Bon, j’arrête », fis-je, en me levant. « De toutes façons, je ne suis plus concentrée. »
Syu se leva d’un bond et s’approcha de la fenêtre.
« Eh bien, tu devrais te concentrer, les écailles-néfandes continuent de rôder dans les parages, que je sache. Et ils ont mauvais caractère. »
J’écarquillai les yeux.
« Ceux-là, je les avais oubliés », avouai-je, en attachant ma cape. « J’essaierai d’être prudente », promis-je. Et je rabattis la capuche.
Je pris la boîte de tranmur et j’ouvris la fenêtre. Heureusement, il avait cessé de pleuvoir, mais tout devait être détrempé.
J’eus plus de mal que jamais à sortir d’Ato. Ce n’était pas commode du tout de porter une boîte cachée sous la cape et, en même temps, de grimper discrètement sur les toits. Syu prenait des mines atterrées chaque fois que je glissais ou que je perdais l’équilibre une seconde.
« Sois un gawalt », me dit-il gravement, à un moment.
« Un gawalt ne pourrait pas transporter une boîte comme ça et être discret », rétorquai-je.
Le singe grogna, sceptique.
A mi-chemin, je perdis le contrôle sur la Sréda et je me transformai. Cela m’empêcha d’utiliser mes harmonies pour me cacher, mais cela ne m’effraya pas : après tout, pendant tout l’hiver, j’étais sortie d’Ato sans pouvoir utiliser les énergies. Cependant, je tentai d’appliquer les leçons de Kwayat et, en restant couchée contre le toit, je fermai les yeux et je me concentrai. J’avais pratiqué plusieurs fois avec Kwayat, alors, théoriquement, cela devait fonctionner.
Mais j’étais trop préoccupée par l’idée d’arriver en retard ou d’être surprise sur le toit, de sorte qu’au bout d’un bref moment, j’abandonnai et je continuai mon chemin, transformée. Après tout, Drakvian était déjà au courant de tout, cela n’avait pas d’importance qu’elle me voie de nouveau sous cette forme, n’est-ce pas ?
Je dus éviter deux gardes qui causaient tranquillement, assis sur un banc de pierre, à l’entrée de la ville. Cela m’amusa de les voir assis à cet endroit, parce que généralement, pendant la journée, c’étaient trois petits vieux d’Ato qui venaient s’asseoir là, à l’ombre d’un orme.
« Enfin », dis-je, quelques minutes après, en atteignant la forêt.
« Tu as été diablement lente », répliqua Syu.
« Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, les jours de printemps, il y a plus de gardes qu’en hiver », grognai-je. « Pour la simple raison qu’il y a plus d’attaques de créatures. »
« Oui, oui. Mais, en tout cas, moi, je serais arrivé ici bien avant toi, si je ne t’avais pas attendue », répondit orgueilleusement le singe.
Je roulai les yeux, mais ne répondis pas. Un quart d’heure après, j’arrivai à l’endroit où, la veille, nous avions parlé, Drakvian et moi. Je ne vis pas Drakvian et je fronçai les sourcils.
« Elle n’est pas encore arrivée », remarquai-je.
On entendait couler l’eau du Tonnerre. Et, à un moment, j’entendis le cri aigu d’un oiseau nocturne. Et le bruit d’une branche qui se brisait. Lentement, je reculai vers l’ombre d’un arbre, appréhensive. Syu, sur mon épaule, regardait autour de lui, inquiet.
« Je n’aime pas ça », dit-il.
« Moi non plus », avouai-je, en m’accroupissant près de l’arbre.
J’attendis ainsi un moment, écoutant les bruits nocturnes et m’imaginant que des écailles-néfandes m’encerclaient sans que je le sache, ou des nadres rouges, ou des harpïettes…
— Ah ! —s’exclama soudain la voix de Drakvian—. Tu es là.
La vampire se détacha de l’ombre d’un arbre et surgit comme du néant. Je me levai aussitôt, soulagée.
— J’ai cru que tu n’allais pas venir !
Drakvian souriait, très amusée.
— Cela faisait déjà plus de cinq minutes que j’étais là, à t’attendre. Et nous étions à quelques mètres ! —dit-elle, en riant.
Son rire n’était pas spécialement silencieux et il résonna bruyamment aux alentours.
— Chut ! —murmurai-je—. Il pourrait y avoir des écailles-néfandes.
— C’est vrai, il y en a. J’en ai croisé un —avoua Drakvian. Ses yeux brillaient d’espièglerie—. Très appétissant.
J’écarquillai les yeux, incrédule.
— Tu as tué un écaille-néfande et tu as… bu son sang ?
Drakvian m’adressa un énorme sourire.
— J’ai bu son sang jusqu’à la dernière goutte —chuchota-t-elle, en montrant ses canines, puis elle rit, en voyant la tête que je faisais—. Voyons ! Comment vais-je boire de l’écaille-néfande ? Leur sang est du pur poison. Par contre, c’est vrai qu’il a une odeur délicieuse, mais les vampires, nous connaissons très bien ces pièges. Alors, j’ai grimpé à un arbre et je lui ai jeté des crachats jusqu’à ce qu’il s’ennuie et s’en aille. Ils ne sont pas très agiles, mais ils courent très vite. Et peu de temps après, je ne sentais plus son sang.
Je soufflai, impressionnée.
— Tu lui as craché dessus et il est parti ?
Drakvian m’adressa un sourire désinvolte.
— Hé, hé, oui. Les crachats des vampires viennent à bout de la patience de n’importe qui. Apparemment, ils empestent.
En s’apercevant de mon intérêt, elle se mit à m’expliquer que, parfois, il lui suffisait de lancer quelques crachats autour d’elle pour dormir tranquille toute la nuit.
— Seules quelques créatures sans un odorat délicat auraient envie de m’attaquer si ma présence les rend nerveux —dit-elle—. Comme les rats ou les nadres rouges. Ils sentent tout, mais ça leur est égal si ça empeste.
Lorsqu’elle me fit une petite démonstration, nous dûmes changer d’endroit parce qu’il s’en dégageait un effluve qui sentait plus mauvais que la pourriture et la mort. Drakvian ne percevait pas l’odeur de la même façon, à ce qu’elle me dit, et je me demandai comment il était possible qu’une odeur soit ressentie si différemment. Je m’étais rendu compte que Drakvian adorait me rappeler à chaque instant qu’elle était une vampire et qu’elle était très différente de moi et des autres saïjits.
— Tu as apporté l’objet ? —demanda-t-elle alors, après avoir trouvé un endroit plus approprié et moins fétide.
J’acquiesçai et je sortis la boîte de tranmur.
— C’est à Lénissu. Je ne sais pas ce qu’il y a à l’intérieur, mais en tout cas c’est très important.
— À Lénissu ? —répéta la vampire, en poussant un grognement—. Et tu ne sais pas ce qu’il y a dedans ?
— Je n’ai pas osé l’ouvrir —répliquai-je dignement—. Lénissu n’a jamais voulu me dire ce qu’elle contenait.
Les yeux de Drakvian brillèrent de curiosité et elle prit la boîte de tranmur avec précaution, en la soupesant.
— Ne casse pas la boîte et ne l’ouvre sous aucun prétexte —dis-je, en réprimant l’envie de reprendre la boîte.
Drakvian me regarda en plissant les yeux, l’air contrariée.
— D’accord —décida-t-elle finalement—. Maintenant, je vais te donner le mien. —Au début, je craignis qu’elle ne pense à Ciel, sa dague, mais je me tranquillisai en voyant qu’elle portait les mains à son cou et ôtait un collier, qui, jusqu’alors, était caché sous sa cape. C’était un petit objet—. Je conclurai le pacte avec ça —déclara-t-elle.
Elle me le donna comme à contrecœur. Le pendentif était une sorte de pierre plate et triangulaire avec des signes inscrits sur sa superficie. Je passai la main sur la pierre, en essayant de trouver quelque fil d’enchantement, en vain.
— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je, curieuse.
— Quelque chose de très important pour moi —répliqua la vampire—. Prends-en soin comme de ta propre vie.
— Mais… quels sont ces signes ?
Drakvian laissa échapper un grognement ennuyé.
— Si je ne peux pas ouvrir la boîte, toi non plus, tu ne sauras pas à quoi sert ce que je t’ai donné. Comme ça, nous sommes quittes —raisonna-t-elle.
Je ne pus qu’être d’accord avec elle. Je passai le collier de corde autour de mon cou et je le cachai sous mes vêtements. Drakvian m’observa en penchant la tête de côté.
— Je vois que tu n’as toujours pas mis le shuamir de maître Helith.
Je pâlis.
— Le shuamir ? —répétai-je faiblement.
— Il peut t’éviter de mauvaises surprises si quelqu’un essaie d’examiner ton esprit par exemple.
Je secouai la tête, sans oser lui raconter la vérité. Après tout, si je la lui disais, elle le raconterait à Marévor Helith…
— Ne te tracasse pas, personne ne va rien examiner. Et si tu veux parler des Hullinrots, ils sont sûrement très occupés avec d’autres affaires plus importantes. Après tout, Jaïxel a peut-être d’autres phylactères dispersés dans les souterrains —plaisantai-je.
— Cela m’étonnerait —répliqua la vampire—. Si son esprit était coupé en morceaux, il ne causerait pas autant de problèmes aux Hullinrots. De toute façon, moi, à ta place, je le mettrais.
Sans pouvoir m’en empêcher, je fis :
— Je ne l’ai pas. Je l’ai perdu.
Drakvian eut une expression éberluée puis elle sourit sarcastiquement comme à son habitude.
— Ha ! Elle est bonne, celle-là. Mais comment tu as fait ?
— Pendant le voyage vers Ato —répondis-je, en baissant la tête, honteuse—. C’est sûrement arrivé dans les montagnes, ou dans la descente, à moins que ça ait été après… La nouvelle ne va pas plaire à Marévor Helith.
Drakvian laissa échapper un gros éclat de rire.
— Sûrement pas, non ! Il prend soin de ses shuamirs comme si c’étaient ses enfants. Mais bon, si tu l’as perdu, il doit déjà s’en être aperçu. Je suppose que tu savais déjà qu’il se servait de l’amulette pour te localiser.
— Je m’en doutais —répondis-je.
— Mais peut-être qu’il n’en sait rien si tu l’as perdu près d’Ato —réfléchit-elle—. Après tout, il sait que tu es à Ato. Et si le shuamir ne bouge pas, cela signifie seulement que tu ne le portes pas sur toi… Il faudra que je me renseigne sur ce sujet —dit-elle, en se donnant des petits coups sur les lèvres avec l’index.
— Alors, marché conclu ? —intervins-je—. Tu vas protéger Lénissu ?
Drakvian acquiesça et me foudroya du regard, en relevant la tête.
— Et toi, tu as intérêt à mieux protéger ce que je t’ai donné que le shuamir, ou je te jure que tu ne reverras pas briller le ciel, ni la Lune, ni la Bougie, ni la Gemme.
J’acquiesçai énergiquement, en portant la main sur le pendentif.
— Je ne m’en séparerai pas, je te le promets. Et toi, promets-moi… de prendre soin de la boîte, hein ?
— Je la laisserai dans un endroit sûr —affirma-t-elle—. Et maintenant, j’ai un long voyage à faire, alors…
— Attends —l’interrompis-je—. Tu ne m’as rien dit de la faveur que je te devrai après ça.
Drakvian souffla, avec ennui, et elle partit en courant sans m’en dire davantage. Je fus tentée de courir après elle, mais Syu fit non de la tête et m’en dissuada.
« Elle court plus vite que nous. Je l’ai vue. Elle va à toute vitesse. Un bon gawalt doit savoir reconnaître qui est plus rapide que lui. »
« Alors, rentrons à la maison avant que les écailles-néfandes ne nous mangent tout crus. »
Syu acquiesça énergiquement et nous rentrâmes comme si une bande de loups affamés nous poursuivait.
* * *
— Bonjour —salua maître Dinyu, lorsque nous arrivâmes sur le terrain d’apprentissage.
Nous répondîmes tous à l’unisson. Ozwil portait, comme toujours, ses bottes bondissantes et je me demandai pourquoi le maître Dinyu ne lui avait pas dit de les enlever pour apprendre le har-kar : ce n’était pas du tout pratique pour réaliser les mouvements qu’il nous demandait. Mais, après tout, ceci était le problème d’Ozwil, pas du maître.
Les kals de deuxième année étaient arrivés. Ils étaient seulement trois, et je commençais à comprendre qu’ils avaient besoin d’accroître un peu les effectifs de combattants. Il y avait une humaine grande et musclée, qui s’appelait Yeysa, un elfe noir très laid, mais très rapide, du nom de Zahg et une petite bélarque agile nommée Sotkins. Au total, nous étions huit, plus Aryès, qui, la veille, avait déjà commencé les leçons de bréjique.
Nous formâmes deux rangs. Pour commencer, le maître Dinyu nous fit répéter les mouvements du jour précédent et il nous enseigna cinq nouvelles tactiques d’attaque, avant de nous interroger sur l’Histoire du har-kar.
— Vous avez aimé le livre ? —demanda-t-il.
— Oui —répondîmes-nous tous, avec plus ou moins d’enthousiasme.
Le maître Dinyu sourit, satisfait.
— Je m’en réjouis. Et quelle est la partie que vous avez préférée ?
— Lorsqu’on parle du duel entre Haydaros et le Daïlerrin de Neiram —répondit aussitôt Ozwil.
— Ah, oui, ce fut un duel historique. Vous devez savoir que le meilleur disciple de Haydaros est considéré comme l’un des meilleurs har-karistes d’Ajensoldra, pour ne pas dire le meilleur.
— Haydaros est toujours le meilleur —répliqua Sotkins.
Le maître Dinyu, les mains dans le dos, sourit de nouveau, découvrant ses dents blanches.
— Haydaros est un peu vieux maintenant pour les duels.
Tout cela me surprit beaucoup parce que j’étais convaincue que Haydaros, ce har-kariste si célèbre, était mort depuis longtemps. Apparemment, je me trompais. Je supposai que, si j’avais pu lire le livre en entier, je l’aurais su. Mais, lorsque j’étais revenue après ma conversation avec Drakvian, j’avais seulement pu me dévêtir et me glisser sous la couverture avant de plonger dans un profond sommeil. Et même ainsi, je n’avais pas pu dormir aussi longtemps que j’aurais voulu.
Les questions sur le livre se terminèrent là et, au moins, je n’eus pas à avouer que je n’avais pas fait les devoirs qu’il nous avait demandés. Avec détermination, je me promis que je terminerais le livre l’après-midi.
Au bout d’un moment, après nous avoir donné un certain nombre d’indications, plus philosophiques qu’autre chose, le maître Dinyu nous demanda de lui montrer ce que nous savions faire dans un combat corps à corps.
Les premiers à combattre furent Zahg et Yeysa. Le combat se termina très rapidement parce que Yeysa donna un coup de poing dans le ventre de l’elfe et celui-ci vacilla et perdit l’équilibre, en s’écroulant bruyamment. La terre sous le soleil chaud, commençait à sécher, mais malgré tout, l’elfe se retrouva tout boueux.
Yeysa, cependant, ne montra pas un brin de compassion. Elle se tourna vers le maître et salua en joignant les mains, comme si elle s’enorgueillissait d’avoir laissé son compagnon comme un torchon.
Le maître Dinyu se leva de la chaise de paille qu’il avait apportée et s’approcha des deux kals.
— Maître ! Elle n’avait pas le droit de faire ça ! —disait Zahg, en se massant le ventre et foudroyant Yeysa d’un regard assassin.
— Dans un combat réel, toutes les tactiques sont possibles —répliqua tranquillement le maître Dinyu—. Cependant, tout de suite nous ne sommes pas dans un combat réel, mais dans un entraînement —ajouta-t-il, en s’adressant à l’humaine brutale—. Il n’était pas nécessaire de le frapper si fort. Ce que tu as fait n’était pas une attaque de har-kar ; toutefois, je reconnais que c’est efficace. Allez vous asseoir. Quel kal de première année veut se battre avec Sotkins ? —demanda-t-il.
— Moi ! —exclamèrent Ozwil et Révis, en se levant d’un bond. J’avais été sur le point de dire la même chose, mais j’étais encore à moitié endormie et je ne réagis pas.
— Tous les deux —dit le maître Dinyu, amusé—. Ozwil, tu seras le premier. Et ensuite, Sotkins, tu lutteras avec Révis, d’accord ?
— Oui, maître Dinyu —répliqua la bélarque, en s’avançant sur le terrain d’un pas sûr. Dans ses yeux, brillait une lueur de moquerie présomptueuse.
Ozwil et Sotkins firent le salut habituel pour un duel, en s’inclinant avec les mains jointes, puis ils se mirent en position. Ce combat me laissa pantoise. Sotkins était un véritable démon. Elle était extrêmement rapide et elle bougeait les mains et les pieds à une vitesse époustouflante. Mais Ozwil aussi me surprit en durant aussi longtemps. Sotkins se défendait et Ozwil attaquait. Ozwil reçut pas mal de coups, mais il réussissait toujours à se rétablir, jusqu’à ce que Sotkins se mette à attaquer réellement. Alors, le duel termina en deux secondes. Ozwil, fatigué de lutter, reçut un coup de pied dans le genou et tomba par terre, presque surpris.
— Un bon combat ! —approuva le maître Dinyu, en se levant de nouveau et en aidant Ozwil à se relever—. Ozwil, tu devrais contrôler davantage tes mouvements. Tu te fatigues inutilement. Révis !
Le caïte s’approcha, mais il ne paraissait pas aussi sûr de lui qu’avant. Sotkins lui donna une raclée. Puis, la gagnante lutta contre Galgarrios et ce dernier réussit à lui saisir une main pour l’immobiliser, mais il n’avait pas pensé aux jambes et il reçut un coup de pied de la bélarque sur le menton qui lui laissa une moue sombre et déçue qui m’amusa beaucoup. La vérité, c’est que Sotkins m’impressionnait de plus en plus.
— Quelqu’un d’autre veut-il lutter avec moi ? —demanda Sotkins, fanfaronne.
Il ne restait plus que Laya et moi. Et Laya ne semblait pas être très disposée à lutter contre Sotkins. Alors…
— J’y vais —fis-je, en me levant.
La bélarque haussa un sourcil et me reconnut sans difficulté : j’étais la seule terniane d’Ato, celle qui avait disparu par un monolithe, la terniane dont l’oncle était le Sang Noir, comment ne pouvait-elle pas avoir entendu parler de moi ?, me dis-je, en souriant, sarcastique.
— Eh bien, allons-y —répliqua-t-elle avec un petit sourire.
— Souviens-toi de garder l’esprit clair —me dit le maître Dinyu—, et de te centrer sur ton jaïpu.
J’acquiesçai et j’entrai sur le terrain, appréhensive. Je n’avais pas envie de recevoir les mêmes coups que les autres. J’avais vu combien Sotkins était rapide. Mais, moi aussi, j’étais rapide, et plus mince. Je savais moins bien lutter, ça oui. Alors, je serais prudente, décidai-je.
Je joignis les mains et je m’inclinai en même temps qu’elle, sans cesser de la regarder fixement. Je ne voulus pas attaquer la première et Sotkins attendait que je le fasse, mais, lorsqu’elle se rendit compte que mes tentatives n’étaient que des tâtonnements, elle s’impatienta et attaqua comme une furie.
Elle bougeait les bras à toute allure et elle me frappa à l’épaule, puis à la hanche, avant que je ne parvienne enfin à lui faire un croche-pied qu’elle évita par miracle en faisant un bond en arrière. Je ne la laissai pas respirer et, cette fois, j’attaquai. Les enseignements du maître Dinyu étaient trop frais pour que je puisse les utiliser instinctivement et je me battais comme me l’avait enseigné le maître Aynorin. Je faisais des tours, je parais les attaques avec le bras et, à un moment donné, je faillis réussir à lui saisir la main et à lui écraser le pied en même temps, mais elle réagit plus vite, fit un saut et envoya ses deux pieds vers mon thorax, de sorte que je lui lâchai la main et je bondis en arrière pour éviter le coup. Je réussis à moitié et je restai étourdie, la respiration entrecoupée.
— Démons —soufflai-je—. Je me rends.
Sotkins éclata de rire et écarta des mèches noires de son petit visage.
— J’ai encore gagné —déclara-t-elle.
— Bon combat —dit le maître Dinyu—. Je suis heureux de vous voir si enthousiastes. Laya, veux-tu lutter contre Sotkins ou préfères-tu choisir une autre personne ?
Laya se racla la gorge, mal à l’aise.
— Je crois que je lutterai contre Shaedra.
Elle se leva, le regard rivé sur moi et, quand je lui souris, elle se troubla un peu, comme si elle manquait d’assurance. Je l’emportais sans problème, bien que je sois à moitié endormie, faute de sommeil. Le problème était que Laya manquait de vitesse.
Après les duels, le maître Dinyu se consacra à nous enseigner intensivement les positions d’attaque et de défense du har-kar. À la fin, nous revînmes tous ensemble à Ato, et le maître Dinyu nous conduisit jusqu’à des bancs puis nous donna toute une liste de livres que nous pouvions lire sur le contrôle mental, le har-kar et le jaïpu. Nous en connaissions déjà certains, et je me réjouis d’en avoir lu quelques uns que je n’étais pas censée étudier étant snori, parce que je commençais à me sentir débordée par toutes les choses que je devais faire en un seul jour.
Lorsque notre groupe se dispersa, Aryès s’approcha de moi.
— Comment tu te débrouilles ? —me demanda-t-il, l’air inquiet.
La question me surprit.
— Comment je me débrouille avec quoi ? —répliquai-je.
— Eh bien… —Il secoua la tête en soupirant—. Laisse tomber. Cet après-midi, tu dois aller voir Kwayat ?
Je grognai.
— Comme tous les jours. Aryès, il t’est déjà arrivé de sentir que tu n’as plus un seul moment à toi ?
Aryès fronça les sourcils.
— Peut-être.
— Eh bien, c’est comme ça que je me sens depuis quelques jours. Je n’ai même pas eu le temps d’aller voir Aléria et Akyn, ni Déria ni personne. Syu dit que je devrais dormir comme les gawalts parce que, visiblement, je ne peux pas dormir plus de cinq heures de suite, je n’ai pas le temps. En fait, le problème, ce ne sont pas les leçons du maître Dinyu, ni celles de Kwayat. Mais tout ça réuni, plus Lénissu…
Aryès leva une main tranquillisante et je me tus, agitée.
— On dirait que tu as besoin de prendre de bonnes vacances —fit-il.
— Ou alors d’accepter tout ce qui se passe sans penser —l’interrompis-je—. Syu dit que je pense trop.
— Shaedra —m’interrompit Aryès, en se raclant la gorge—. Calme-toi. Tout va s’arranger. Dol va tout arranger —corrigea-t-il—. Et je suis sûr que tu n’as aucun souci à te faire, mais je comprends que tu te tracasses —ajouta-t-il—. Au fait, j’ai entendu que le fils de Kirlens est revenu, c’est vrai ?
— Ah ! —exclamai-je—, oui, j’avais oublié ça. Tu vois ? Je ne raisonne plus correctement. Je devrais dormir, mais il faut que j’aille manger et, après, je dois aller voir Kwayat et, après, lire un tas de livres et… —Je gémis et Aryès roula les yeux.
— Allons, réfléchis. Je suppose que tu as dû être contente de revoir le fils de Kirlens, non ? Toutes les nouvelles ne sont pas de mauvaises nouvelles.
— Non —concédai-je—. Mais, avec tout ça, j’ai davantage parlé avec Wundail et Djaïra qu’avec Kahisso. Bien que, hier, nous ayons dîné tous ensemble, et je leur ai raconté, pour Lénissu.
— Mais… les raendays connaissaient déjà Lénissu ? —fit Aryès, surpris.
— Non, pas du tout. Mais Lénissu les connaît ou, du moins, il les a vus une fois, il y a… six ans, juste avant de traverser le monolithe qui l’a envoyé dans les souterrains. Démons ! —grognai-je—. On dirait que des siècles ont passé depuis que Lénissu est venu à Ato la première fois —soupirai-je—. Quand Kahisso a appris l’histoire, hier, et que je lui ai expliqué la situation, il a dit que Lénissu était peut-être un contrebandier, parce que le nom lui disait quelque chose, mais il doutait beaucoup que ce soit un criminel.
— Ce Kahisso a un bon flair —approuva Aryès.
Je le foudroyai du regard.
— Quoi ? —protesta-t-il, surpris.
— Lénissu ne peut pas non plus être accusé de contrebande parce que, sinon, on l’emprisonnera pour un bout de temps ou on l’enverra à l’Insaride, qui sait. Il faut le sauver de toute cette embrouille.
— Bien sûr. Mais pour le moment nous avons promis à Dol de ne rien faire.
J’acquiesçai, fatiguée, et je sentis soudain un flux d’énergie me parcourir les veines. La Sréda, compris-je, horrifiée.
Je m’arrêtai au milieu de la place et je regardai Aryès, avec un air plus qu’alarmé.
— Qu’est-ce qui se passe ? —demanda-t-il aussitôt, en remarquant mon expression d’horreur.
— Je suis en train de… me transformer —marmonnai-je entre mes dents, sans presque oser ouvrir la bouche.
J’essayais de retenir le flux d’énergie, mais je n’étais pas encore très douée pour contrôler la Sréda, bien que Kwayat m’ait répété la théorie des dizaines de fois, et contrôler la Sréda lorsque l’on était totalement exténuée semblait être encore plus difficile, à moins que je ne sache pas me concentrer pour quelqu’autre raison, mais le fait est que j’étais en train de me transformer, et en plein milieu de la place d’Ato qui plus est. Kwayat allait me faire rôtir à petit feu.
Aryès me prit par la main.
— Couvre-toi le visage —siffla-t-il.
Je remontai le col de la tunique jusqu’aux yeux, je couvris mes mains avec les manches et je suivis Aryès sans broncher. Il me conduisit à la Néria, qui était l’endroit le plus proche et où il y aurait probablement le moins de monde. Nous nous arrêtâmes près d’un arbuste et je me cachai, les yeux dilatés par la peur.
— Par Ruyalé —soufflai-je—. Pourquoi ?
— Tu es fatiguée —m’expliqua Aryès, en s’asseyant à côté de moi—. Tu devrais dire à Kwayat qu’il te laisse plus de temps pour dormir.
Je fis non de la tête.
— Ce n’est pas sa faute. Cette nuit, j’aurais bien dormi s’il n’y avait pas eu l’Histoire du har-kar et Drakvian.
— Drakvian ? Elle est revenue ?
— Ouais. Mais, maintenant, elle est partie protéger Lénissu, comme je le lui ai demandé ou plutôt comme elle me l’a proposé.
Et, alors, je lui racontai à voix basse ma conversation avec la vampire et le marché que j’avais conclu avec elle. Aryès prit une expression pensive pendant que je lui parlais.
— Eh bien ça —dit-il finalement—, ça, c’est une bonne nouvelle.
J’hésitai et j’acquiesçai. Puis je remuai, nerveuse.
— Je suis toujours transformée, n’est-ce pas ? —demandai-je, confuse, les yeux fermés, priant pour que je ne le sois pas.
— Comment pourrais-tu ne pas le savoir ? —demanda Aryès, avec un étonnement manifeste.
Je sentais le flux de la Sréda, oui, mais, ce matin, je l’avais déjà senti plusieurs fois sans être transformée.
— Parfois, ce n’est pas si facile —expliquai-je, en ouvrant les yeux et en constatant qu’effectivement mes mains étaient toujours couvertes de marques et que ma vue était encore étrange. Je soupirai—. Je crois qu’aujourd’hui je vais me passer de repas.
Aryès fit énergiquement non de la tête.
— Je vais t’apporter quelque chose à manger. Toi, reste ici et que personne ne te voie.
Je le regardai, bouche bée, puis je me mis à bâiller.
— Merci, Aryès.
Il sourit, amusé.
— De rien. Je reviens tout de suite.
Il disparut au milieu du feuillage et je restai, seule et affamée, mais immobile comme une pierre. Je préférais ne pas penser à ce qui arriverait si quelqu’un me voyait à cet instant-là, mais je le fis tout de même, et je me représentai très clairement la scène : moi, devant l’échafaud et entourée de gardes atterrés par mon aspect et Kwayat me regardant, le visage de pierre. Je fermai les yeux et j’inspirai profondément. Non, je devais récupérer ma forme saïjit, décidai-je. Je ne pouvais laisser libre cours à mon imagination et me complaire avec des idées noires.
Soudain, j’entendis un bruit de feuilles et je restai livide de peur. Était-ce Aryès qui était de retour ? J’essayai de me calmer, mais alors quelque chose me tomba dessus et, bêtement, je poussai un cri.
« Ne crie pas, c’est moi ! », fit Syu, jetant des éclats de rire de singe.
J’étais si tendue que je me mis à rire comme une hystérique et, lorsqu’Aryès revint avec un casse-croûte de pâte de riz au fromage, j’avais récupéré ma forme normale et j’étais beaucoup plus tranquille.
Aryès, Syu et moi mangeâmes à la Néria, puis je pris congé d’Aryès et je me dirigeai vers la taverne. J’y passai juste pour les assurer que personne ne m’avait enlevée et qu’aucun monolithe ne m’était apparu, mais les pensées de Kirlens de toutes façons semblaient être assez focalisées sur Kahisso et il ne semblait pas aussi attentif à ce que je faisais. Je jouai donc seulement une partie de cartes avec Kahisso, Wundail et Djaïra et je me rendis à ma leçon journalière avec Kwayat. Lorsque Kahisso me demanda quel genre de leçons me donnait ce dernier, je souris, hésitant à répondre ou non, et, finalement, je me contentai de dire :
— Il m’apprend à contrôler mon esprit, un peu comme le maître Dinyu —pensai-je à voix haute—. Il est convaincu que je réussirai à apprendre ce qu’il m’enseigne —ajoutai-je avec un grand sourire.
— Eh bien, alors, essaie de ne pas le décevoir —me répondit Kahisso joyeusement. Mais une lueur dans ses yeux me fit comprendre qu’il soupçonnait que Kwayat n’était pas un maître ordinaire. Mais, bien sûr, ses suppositions ne pouvaient être que très éloignées de la vérité.
Sotkins bougea légèrement les mains et se déplaça. Nous tournâmes autour du terrain et je perçus alors un léger mouvement et je n’hésitai pas : je bondis sur la gauche en faisant une pirouette oblique pour attaquer avec le pied, mais Sotkins avait aussitôt esquivé l’attaque et, cette fois, c’était elle qui m’attaquait. J’évitai miraculeusement le coup et, toutes deux, nous retombâmes sur nos pieds. Nous nous regardâmes dans les yeux, d’un air de défi, et nous nous reconcentrâmes.
Non loin, Ozwil et Zahg faisaient de grands mouvements et s’affrontaient avec acharnement. Galgarrios essayait de ne pas faire mal à Laya tandis que celle-ci se décourageait, lui assénant des coups qu’il ressentait à peine. Yeysa et Révis, par contre, étaient très concentrés parce que Révis, quoique robuste, ne l’était pas autant que la monstrueuse humaine et il ne souhaitait pas mordre la poussière, de sorte qu’il avait été obligé de suivre correctement les conseils du maître Dinyu sur l’évasion dans le combat. Quant à moi, Sotkins était en train de me laisser sans souffle et elle ne semblait jamais se fatiguer. Lorsqu’elle décida d’attaquer, je me préparai, je me baissai et je réalisai un mouvement compliqué de mon invention qui la prit totalement au dépourvu. Mon coup sur la cheville la fit vaciller, mais elle ne tomba pas. Par contre, moi, je dus faire une culbute pour m’éloigner d’elle. Sotkins n’attendit pas, mais je réussis à éviter son coup de pied et je me relevai d’un bond, en contre-attaquant pour qu’elle se calme un peu.
Alors, à l’improviste, Sotkins m’attrapa par les cheveux et me les tira. Je criai de douleur et elle en profita pour me donner un coup de genou.
— Je me rends ! —fis-je, en haletant, me prenant les cheveux pour qu’elle cesse de me les tirer.
Sotkins me lâcha les cheveux et sourit tranquillement.
— Tu es rapide, mais pas suffisamment. Et tu devrais t’attacher les cheveux —dit-elle, en me tournant le dos.
Je fis un pas de côté, pour éviter un coup qu’Ozwil pensait adresser à Zahg, et je me dirigeai vers le bord du terrain. De l’autre côté, je vis Sotkins s’arrêter près du maître Dinyu et lui parler. Va savoir ce qu’elle pouvait bien lui dire, pensai-je.
Avec un sourire, je vis que Laya était appuyée sur l’épaule de Galgarrios, en train d’essayer de récupérer un rythme de respiration normal. Apprendre à combattre n’était pas ce qui me plaisait le plus, mais, heureusement pour moi, je me débrouillais mieux que Laya. Je vis Aryès assis sur l’herbe, le regard perdu, occupé à pratiquer ses leçons bréjiques. Comme l’avait averti le maître Dinyu, son apprentissage reposait surtout sur une pratique individuelle et sur la lecture de livres d’histoire et d’études sur l’énergie bréjique. C’était ce qu’on enseignait aux élèves bréjiques des pagodes ajensoldranaises. Je me rappelais qu’à Dathrun, on ne l’enseignait pas de la même manière. Rathrin étudiait l’énergie bréjique et, lorsqu’il parlait de ses études, il semblait qu’un étudiant bréjique avait constamment besoin d’un professeur auprès de lui pour ne pas perdre les pédales. Le docteur Bazundir m’avait enseigné plus d’une chose sur l’énergie bréjique et, à vrai dire, davantage que ce que j’avais appris à la Pagode Bleue toutes ces dernières années, mais il ne m’avait jamais appris à contrôler l’énergie proprement dite. Maintenant, je comprenais le problème dans l’éducation de Dathrun : ce qui manquait aux élèves, c’était de savoir maintenir l’équilibre énergétique, ce que les élèves des Pagodes apprenaient depuis l’âge néru.
Je m’approchai d’Aryès et je m’assis à côté de lui, tout en observant les combats et en attendant que l’un d’eux termine pour changer de partenaire : j’avais combattu toute la matinée avec Sotkins et j’avais les muscles tout endoloris.
— Hier, j’ai parlé à Dol —dit soudain Aryès, en sortant de son mutisme, mais tout en gardant son immobilité et son air concentré—. Et il dit que les Chats Noirs ne sont pas du tout les mêmes qu’il y a dix ans.
Je haussai un sourcil.
— Il dit qu’il n’a pas pu obtenir plus d’informations pour le moment —ajouta-t-il—. Je crois qu’il connaît des anciens membres des Chats Noirs et qu’il a dû se renseigner auprès d’eux.
J’acquiesçai.
— Probablement. Quoique, cela m’étonnerait que Dol ait d’aussi bons contacts que Lénissu —ajoutai-je, avec un sourire ironique qui disparut lorsque je pensai à mon oncle—. Cela fait déjà vingt jours que Dol essaie de trouver les Chats Noirs, ce sont huit jours de plus que prévu et les choses ne semblent pas avancer —soupirai-je—. Mais, au moins, il n’y a pas de mauvaises nouvelles non plus.
— Déria dit que nous pourrions demander de l’aide à Marévor Helith —fit Aryès, en souriant légèrement.
Je soufflai.
— Marévor Helith doit me maudire d’avoir perdu le shuamir. Et Lénissu et lui ne semblaient pas si bien s’entendre. Tu sais ? Je n’ai toujours pas trouvé un seul livre à la bibliothèque où apparaisse le mot « eshayris ».
— Quoi ? —dit Aryès, en se tournant vers moi, étonné—. C’est quoi, les eshayris ?
— Tu ne te souviens pas ? Lénissu en faisait partie. Marévor Helith lui a demandé s’il avait l’intention de redevenir un eshayri. Et Lénissu lui a répondu que non. J’ai déjà demandé plus d’une fois à mon oncle, mais il adore les secrets et je ne sais toujours pas ce que c’est.
— Tu aurais dû me demander avant, je t’aurais aidée à chercher. As-tu demandé à Aléria ? Elle sait sûrement de quoi il s’agit.
J’acquiesçai de la tête.
— Je lui ai demandé. Mais non. Elle ne sait pas. À mon avis, ce doit être quelque chose de très peu connu. Quoique, si un nakrus y accorde de l’importance, cela donne matière à réflexion —observai-je—. De toutes façons, pour le moment, tout cela n’est pas essentiel. Bon —fis-je, en me levant—. Je vais lutter avec Galgarrios, je crois que Laya s’est rendue. Bon exercice, Aryès.
Je m’éloignai et, en entrant sur le terrain, je remarquai que le maître Dinyu et Sotkins étaient absorbés dans une conversation apparemment très intéressante. Laya passa à côté de moi en soufflant bruyamment.
— Bonne chance, Shaedra. Moi, je n’en peux plus !
Je fus surprise qu’elle me parle avec autant de naturel, parce que cela faisait des jours que Laya ne m’adressait plus la parole, comme beaucoup d’autres qui me parlaient à peine, pour les mêmes raisons qui avaient mené Akyn à discuter avec son père sur son droit à choisir ses amitiés. Ma réputation avait tout l’air d’être descendue en piqué, mais je n’avais pas le temps d’y penser et je me fichais des personnes capables d’écouter les balivernes de Marelta Pessus.
Laya devait être vraiment épuisée, pensai-je, en m’approchant de Galgarrios. Le caïte me sourit.
— J’espère ne pas avoir à te soutenir, toi aussi —fit-il.
— Ah ! —répliquai-je, les mains sur les hanches—. À moins que ce ne soit moi qui doive te soutenir, espèce de prétentieux !
Et nous nous mîmes en position. J’évitai plusieurs coups de Galgarrios et j’observai que le caïte, comme d’habitude, tâchait de ne pas donner trop de force à son bras. Mais il ne m’atteignit pas une seule fois. Par contre, moi, je me déplaçai constamment et à toute vitesse, de sorte que Galgarrios se plaignit de vertige et je le laissai se remettre pendant quelques secondes avant de l’attaquer avec un cri sauvage, de bondir et de passer par-dessus lui. Je le saluai avec respect et je m’esclaffai en le voyant se retourner, comme me cherchant du regard.
— Galgarrios ! —dis-je, en riant—. Cesse de te préoccuper de savoir si tu vas me faire mal ou non, je ne vais pas mourir si je reçois un coup, mais je doute que j’en reçoive un —ajoutai-je.
Galgarrios prit un air hésitant.
— Je ne voudrais pas te faire mal —admit-il.
— Moi non plus —lui répliquai-je tranquillement—, mais on dirait que tu penses plus à ne pas me faire mal qu’à essayer de bien faire et, du coup, tu ne te concentres pas.
— D’accord —céda Galgarrios, l’air décidé, en levant les poings—. Allons-y.
Je lui adressai un grand sourire et j’attaquai, j’évitai une série de coups de poing et nous tournâmes et tournâmes, parant nos attaques. Je vis que Galgarrios commençait à fatiguer. Alors, je remarquai qu’il était déconcentré et je pris mon élan à toute vitesse, j’atterris sur ses épaules et je lui pinçai le nez.
— J’ai gagné ! —fis-je, en riant aux éclats, pendant que, Galgarrios, la voix nasalisée, protestait et soufflait.
Je me laissai glisser à terre avec un grand sourire, en chantonnant. J’entendis des rires et je vis que le maître Dinyu riait de mon attaque peu traditionnelle. Sotkins avait un sourire amusé sur les lèvres.
— Un joli coup, Shaedra ! —me félicita le maître Dinyu, en se levant tranquillement et en défroissant sa tunique noire—. Je suis curieux de savoir, où as-tu appris à sauter comme ça ?
— À sauter ? —répétai-je, en fronçant les sourcils—. Hum. À Roche-Grande, peut-être ?
— Roche-Grande ? —répéta le maître Dinyu, sans comprendre.
— La Garderie —expliqua Yeysa, après avoir donné un coup de poing à Révis et l’avoir envoyé à trois mètres de distance—. C’est au sud d’Ato, sur la rive du Tonnerre. C’est un endroit où jouent certains nérus.
Son ton n’était pas spécialement flatteur et je fronçai les sourcils, contrariée.
— Je comprends —dit le maître Dinyu, en souriant—. Cela explique pourquoi, lorsque vous combattez, Galgarrios et toi, tout semble pur divertissement. —Je me mordis la lèvre, en rougissant, mais il ajouta— : Mais, en définitive, le har-kar devrait toujours être un pur divertissement. —Il nous observa tous, puis son regard revint se poser sur moi—. Sotkins me disait que lorsqu’elle luttait contre toi, elle était toujours déconcentrée par ton jaïpu. Et il est vrai que ton jaïpu est inhabituel.
Je rougis.
— Oui… c’est que j’ai l’habitude de fondre le jaïpu avec le morjas —avouai-je.
Le maître Dinyu, sans perdre sa sérénité, acquiesça de la tête, pensivement.
— Ça aussi, tu l’as appris à Roche-Grande ? —me demanda-t-il.
— Non. Ça, je l’ai appris à Dathrun —répliquai-je, un peu gênée qu’il me demande autant de choses.
— Tu as été à Dathrun ? —demanda le maître Dinyu, soudain enthousiaste—. À l’académie ? —j’acquiesçai—. Et est-ce très différent d’ici ?
Je m’aperçus alors que tous étaient suspendus à notre conversation et je me raclai la gorge.
— Oui, très différent —j’hésitai et, voyant que le maître Dinyu m’écoutait avec intérêt, j’essayai d’ajouter quelque chose—. En réalité, le niveau théorique est assez élevé, et ils sont assez exigeants, mais il leur manque quelque chose.
— Quoi ?
— Ils ne savent pas contrôler le jaïpu convenablement, et ils ne savent donc pas contrôler complètement les énergies même s’ils savent des tas de choses sur elles. Il y a beaucoup plus d’accidents qu’ici et, apparemment, il y a eu au moins quatre apathiques ces dernières années.
— Quatre apathiques —souffla Révis, stupéfait.
— Mais tu ne disais pas que tu avais appris le jaïpu ? —dit Sotkins, en fronçant les sourcils.
J’ouvris la bouche et je restai muette. Mince, j’avais gaffé. Et maintenant, que pouvais-je dire ? Je n’avais pas la moindre intention d’introduire Daelgar dans le récit.
— Eh bien… —dis-je—. En fait, ils n’enseignent pas le jaïpu comme une énergie capable de permettre de contrôler les énergies asdroniques. Mais ils l’enseignent comme énergie darsique, bien sûr.
La réponse eut l’air de leur suffire et le maître Dinyu me demanda alors de lutter avec Yeysa. L’énorme humaine me faisait une peur terrible, mais après avoir reçu les félicitations du maître Dinyu, je ne pouvais pas refuser. Yeysa et moi, nous nous mîmes en position tandis que Sotkins se préparait à lutter avec Ozwil et Révis avec Galgarrios.
— Tu devrais participer à la foire cet été —me fit Yeysa sur un ton mauvais, mais à voix basse, avant de commencer—. Tu ferais un excellent bouffon avec ton singe. Tu sais très bien attirer l’attention et faire le ridicule.
Je rougis de colère.
— Et, toi, tu ferais une belle vache —répliquai-je, indignée.
Yeysa écarquilla les yeux de surprise et ignora le salut avant le duel, lançant son poing en avant avec une force brutale. Je vis venir le coup et je m’écartai facilement, mais l’attaque ne m’en laissa pas moins un goût amer de frayeur dans la bouche et je m’éloignai autant que je le pus en faisant des pirouettes. Yeysa semblait vraiment me haïr, et je ne comprenais pas pourquoi. À moins qu’elle soit susceptible au point de ne pas pouvoir encaisser une insulte, même si, elle, elle répandait des injures aux quatre vents.
Avec un soupir silencieux, j’observai Yeysa se précipiter sur moi. Je joignis les mains en réalisant un salut ironique et, lorsque Yeysa se jeta sur moi, les yeux brillants de vengeance, je m’écartai de nouveau et je ne pus éviter un léger sourire.
— Tu ressembles vraiment à une vache furieuse —fis-je, avec un petit rire.
Yeysa se tourna vers moi et, à ce moment-là, je regrettai ce que je venais de dire, mais mes lamentations ne servirent à rien : l’énorme humaine fonça comme un taureau enragé et la lutte commença réellement. Jamais je ne fus aussi prudente dans un combat, parce que je savais que Yeysa se réjouirait de me donner tous les coups de poing qu’il faudrait pour me jeter à terre. Aussi, j’attaquais à peine. À un moment, j’entendis l’exclamation de Révis :
— Lâche ! Attaque, Shaedra, tu peux le faire !
— Oui, tu peux ! —m’encouragea Ozwil.
Révis et Ozwil devaient en avoir plus qu’assez de recevoir des coups avec Yeysa et de voir leurs offenses impunies, pensai-je. Je sentis le jaïpu, la Sréda et le sang entrer en effervescence en même temps.
— À l’attaque ! —cria Zahg.
Yeysa était trop sûre d’elle-même, elle avait une confiance excessive en ses poings pour pouvoir se défendre d’attaques très rapides. Je me fondai sur les luttes que j’avais vues entre Yeysa et Sotkins pour mes premiers mouvements. Je m’inclinai en arrière pour éviter un poing et j’attaquai. Yeysa tournait de tous les côtés, essayant de m’attraper et j’évitai ses attaques à tous les coups. Ozwil, Révis, Galgarrios et Laya étaient euphoriques. Mais, alors, je réagis trop lentement et je restai trop près de mon adversaire. Je vis arriver son poing à toute vitesse et elle me cogna à l’épaule, me jetant à terre. J’éprouvai presque la même sensation qu’en passant par un déviateur.
Je me relevai d’un bond, étourdie, et, à cet instant, je remarquai quelque chose, derrière l’épaule de Yeysa, en l’air. Je restai bouche bée. Aryès volait, les pieds croisés et les yeux fermés, et il ne semblait se rendre compte de rien…
— Aryès ! —fis-je, en le montrant de l’index.
Mais, alors que tous tournaient la tête, Yeysa laissa échapper un grognement incrédule.
— Tu ne vas me tromper avec tes pièges ridicules —siffla-t-elle.
Et, sans plus attendre, elle me décocha un coup de poing de mille démons qui me jeta par terre et me plongea dans l’inconscience.
* * *
Je me réveillai dans la salle de l’infirmerie de la Pagode, allongée sur un matelas, sous une couverture blanche qui avait l’air d’un linceul. J’entendis quelques murmures et je tournai la tête. Le maître Yinur était agenouillé à côté d’un lit, pas très loin d’où j’étais, et, près de lui, se trouvait Aléria, les mains posées sur la jambe d’un patient, avec une expression d’extrême concentration. Je fronçai les sourcils et je secouai la tête pour éclaircir mes pensées confuses. Je promenai mon regard dans la pièce. Je vis un vieillard assis, adossé contre un mur, buvant du thé et toussant d’une horrible toux rauque. Et je vis un néru, un genou bandé, qui sortait en ce moment même de la salle, en boitant, accompagné de sa mère. Et, dans la salle, il n’y eut plus que le vieillard, moi, le maître Yinur, Aléria et… Je fronçai les sourcils.
— Aryès ? —fis-je, incrédule.
Le visage d’Aryès se tourna vers moi et il me contempla, bouche bée.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? —demanda-t-il, horrifié.
Je tâtonnai mon visage et je me rendis compte que j’avais la joue toute enflée.
— Yeysa. Je me vengerai de cette brute —lui assurai-je.
— Elle va le regretter ! —s’écria Aryès, en essayant de se redresser.
Le maître Yinur posa la main sur sa poitrine pour l’obliger à rester étendu et Aléria vociféra :
— Cela suffit ! —Elle nous foudroya tous deux du regard—. Je suis en train de travailler. Je dois soigner une jambe fracturée.
J’allais demander ce qui s’était passé quand Aryès expliqua :
— Apparemment, je me suis mis à léviter pendant que j’étudiais l’énergie bréjique, et…
— Je vous ai dit de vous taire ! —protesta Aléria, irritée, ouvrant de nouveau les yeux.
— Tu es tombé —terminai-je pour lui—. Mince alors —ajoutai-je, en me rappelant la dernière image que j’avais vue avant que cette maudite Yeysa ne m’attaque comme une écervelée. Aryès avait dû tomber d’une hauteur de trois mètres au moins.
Je sentis, alors, que le maître Yinur me prenait le bras, attentionné.
— Étends-toi, nous nous occupons tout de suite de toi.
Je palpai de nouveau ma joue et je haussai les épaules.
— Bah, cela ne fait pas aussi mal que sur le coup —dis-je, en me levant—. Je crois que je vais rentrer à la maison…
Le maître Yinur me fit me rallonger sur ma paillasse et je ne pus faire autrement que de rester, que cela me plaise ou non. Je savais quels produits on utilisait pour réduire la douleur et les enflures et j’aurais pu me débrouiller toute seule. En plus, je n’avais pas envie de voir comment Aléria soignait la jambe d’Aryès ni d’entendre la toux de ce pauvre vieillard.
Alors, au bout d’un moment, je me relevai et je m’approchai du vieil homme.
— Je peux vous préparer un autre thé ? —lui demandai-je aimablement.
Le vieil homme finit de tousser et sourit d’un sourire édenté, mais sage.
— S’il te plaît.
Je lui apportai aussitôt une tasse en utilisant la théière qui se trouvait sur une table basse et je m’assis à côté de lui, en silence. Je sentis que je portais toujours le collier de Drakvian et je soupirai de soulagement. Si quelqu’un me l’avait enlevé pendant que j’étais inconsciente, je crois que je me serais de nouveau évanouie de consternation.
— Merci —dit le vieillard, en reposant la tasse vide sur le plancher—. Comment t’appelles-tu ?
— Shaedra —répondis-je.
— Moi, c’est Dinald. Depuis que je suis né. —Il sourit et je lui rendis son sourire.
— Moi aussi, c’est Shaedra depuis que je suis née. Mais on m’appelle Saurienne, aussi. Et Écaille Verte, certains —dis-je, en repensant à Zoria et Zalen.
Le vieil homme se mit à tousser et je grimaçai, partageant sa douleur.
— Quels surnoms —commenta Dinald, lorsque sa crise de toux fut passée—. Moi, on ne m’a jamais donné qu’un surnom, le Môme.
J’arquai un sourcil, amusée.
— Le Môme ? Même quand vous ne l’étiez plus ?
— Ouais. Le Môme doit faire ceci, le Môme doit faire cela… On m’appelait constamment le Môme. Que peut-on faire contre un surnom ?
Je secouai la tête.
— Rien. Il faut juste souhaiter qu’on ne nous surnomme pas l’Escroc ou le Moche —répliquai-je—. Mais les surnoms signifient davantage que les noms, on les donne toujours pour une raison.
Dinald m’observa avec un réel intérêt.
— Alors comme ça, tu te considères un Saurien ?
Je souris, amusée.
— Ceux qui m’appellent Saurienne ne savent pas qu’en réalité je ne suis pas n’importe quel saurien. Ils ne savent pas que je suis un dragon —lui révélai-je, avec un grand sourire.
Une lueur d’amusement apparut dans les yeux du vieil homme.
— Un dragon, hein ?
— Shaedra —gronda Aléria et je vis qu’elle avait terminé avec Aryès et qu’elle s’approchait de moi.
— Oui ? —répliquai-je, appréhensive, en regardant ses mains pleines d’énergie essenciatique.
— Je croyais que les ternians avaient du sang de dragon, pas que c’étaient carrément des dragons —sourit-elle.
Je fis une moue, pensive.
— J’ai peut-être un peu exagéré —concédai-je.
— Bon, maintenant c’est ton tour. Assieds-toi bien droite et ne crie pas —fit Aléria.
Je la foudroyai du regard, très droite.
— Les dragons ne crient pas —répliquai-je, très digne. Je remarquai le sourire amusé du vieil homme et je me raclai la gorge.
Cependant, lorsqu’Aléria sortit son désinfectant, je pâlis. Et lorsqu’elle appliqua le coton sur ma joue, je soufflai plusieurs fois bruyamment, les yeux exorbités.
Aléria sourit à demi.
— C’est une chance que tu ne craches pas de feu.
Je plissai les yeux.
— Qui t’a dit que je n’en suis pas capable ?
Aléria, sans répondre, se contenta d’appliquer de nouveau le coton et je fermai la bouche, en serrant fort les dents.
— Démons ! —exclamai-je, lorsqu’Aléria retira son maudit coton.
— C’est désinfecté —déclara joyeusement Aléria—. Au fait, Shaedra, tu devrais faire plus attention, sinon je te vois déjà venir ici tous les jours pour que je te rafistole.
Je grognai.
— Yeysa m’a attaquée quand je ne regardais pas.
— En plus ! —s’exclama Aryès, allongé, mais agité comme une puce—. Je savais que cette Yeysa n’allait pas me plaire du tout.
— Ne te tracasse pas, je me vengerai —dis-je fermement.
— Shaedra ! —répliqua Aléria sur un ton d’avertissement.
Mais le maître Yinur était déjà parti et je ne vis pas pourquoi j’allais contenir ma rage.
— C’est vrai, on dirait qu’elle me déteste. Peut-être qu’elle a gobé tout ce que lui a dit Marelta sur moi.
— Shaedra… —insista Aléria, mal à l’aise.
— Bah, ça ne me dérange pas —lui assurai-je—, qu’ils médisent tout ce qu’ils veulent, mais, là, Yeysa est allée trop loin.
Aryès se redressa, en acquiesçant énergiquement de la tête.
— Elle est allée beaucoup trop loin —fit-il vivement—. Ses parents sont en train d’agrandir leur maison et mon père s’occupe de la construction. Je dirai à mon père de fragiliser un peu la charpente, pour qu’elle tombe sur Yeysa quand elle marchera en faisant tout trembler comme un mastodonte.
Rien qu’en imaginant la scène, je répondis au sourire d’Aryès par un autre grand sourire. Aléria nous regarda tour à tour, en colère, horrifiée par notre attitude.
— Cela suffit ! On dirait des personnes haineuses et vindicatives, je ne permettrai pas que vous parliez de la sorte devant mon patient —gronda-t-elle, en désignant le vieil homme.
— Oh, ne vous gênez pas pour moi —répondit tranquillement Dinald—. Je me rappelle encore, quand j’étais jeune, mais… combien d’années se sont écoulées depuis lors ! J’en faisais, des espiègleries, à l’époque. —Il rit, les yeux perdus dans le passé.
— Faire s’écrouler un toit sur une personne est plus qu’une espièglerie —répliqua Aléria, en nous foudroyant du regard.
Aryès roula les yeux et acquiesça.
— Tu as raison. Mais donner un coup de poing à quelqu’un qui ne s’y attend pas, ce n’est pas non plus une espièglerie, c’est de la pure cruauté.
— Ça l’est —acquiesçai-je, tout à fait d’accord.
Aléria ferma les poings, exaspérée.
— Ça va, partez avant de me faire perdre les nerfs.
Je me levai d’un bond et saluai le vieillard.
— Ça a été un plaisir de parler avec vous.
— Pareillement —répliqua le vieil homme, en souriant.
— Tu viens ? —dis-je à Aryès.
Aryès fronça les sourcils et, en retirant la couverture, il découvrit sa jambe bandée.
— Ma jambe est fiable ? —demanda-t-il à Aléria.
Aléria laissa échapper un soupir exaspéré.
— Bien sûr qu’elle l’est. Je sais ce que je fais. Tu peux marcher comme avant, mais doucement jusqu’à ce que… —Elle fronça les sourcils—. Attends. Oui, je crois que des béquilles te seraient utiles. Comme ça, tu n’appuieras pas tout le poids sur ta jambe. C’était le détail que j’oubliais —ajouta-t-elle avec un sourire innocent et elle fronça les sourcils—. Mais le fait est que je ne sais pas où il peut bien y avoir des béquilles.
— Ça ne fait rien —intervins-je—, je vais aller dans la forêt et je reviens tout de suite avec deux bons bâtons. Au fait, Aléria…
— Oui ?
Je portai la main à ma joue gonflée et je me raclai la gorge.
— Il ne faudrait pas mettre une couche de trésile, ou quelque chose comme ça ? Pour faire désenfler un peu tout ça ?
Aléria rougit et prit une mine orgueilleuse.
— Je pensais le faire, mais j’ai décidé que tu étais beaucoup plus jolie comme ça. —Elle sourit devant ma moue dubitative—. À vrai dire, j’avais oublié. Je vais chercher la trésile et, après, tu iras chercher les béquilles.
J’acquiesçai, amusée.
— Une excellente guérisseuse —fis-je, moqueuse.
Aléria prit un air innocent.
— Bien sûr que je le suis —répliqua-t-elle, avant de disparaître chercher de la trésile pour mon hématome.
Je m’approchai d’Aryès en silence.
— Cela te fait très mal ? —lui demandai-je.
— Et à toi ? —répliqua-t-il.
Nous sourîmes et je m’assis à côté de lui, en attendant. Aléria revint très vite et, moi, en sortant de la Pagode, je courus directement chez le père d’Aryès, parce qu’Aryès m’avait assuré qu’il n’était pas nécessaire d’aller dans la forêt et que je trouverais dans la menuiserie de bons bâtons pour faire des béquilles.
Je m’arrêtai devant la maison d’Aryès et je vis que la porte de la menuiserie était ouverte. On entendait un bruit de scie. J’entrai silencieusement et je regardai à l’intérieur, impressionnée.
Il y avait des poutres, des planches, des meubles inachevés, et même une charrette tout juste terminée. Un homme d’âge mûr et assez robuste était en train de scier une énorme planche. Près de lui, sur une petite table, se trouvaient un crayon très usé et des papiers remplis de croquis et de chiffres. Lorsqu’il eut terminé de scier, je m’avançai.
— Sieur Domérath ?
L’homme sursauta et tourna vers moi ses yeux bleus. Il avait le même visage caractéristique qu’Aryès, le visage d’un kadaelfe, c’est-à-dire, moitié elfe noir moitié humain ; et les mêmes yeux bleus qu’Aryès et le même nez, mais son visage était plus large et ses yeux étaient soulignés par de profondes cernes. Je me souvins alors qu’Aryès avait fait allusion un jour aux problèmes d’insomnie de son père. Cet homme semblait ne pas avoir dormi depuis trois mois.
— Oui ? —demanda-t-il, en passant sa main sur son front couvert de sueur.
— Bonjour. J’aurais besoin de bâtons qui puissent servir de béquilles —lui dis-je—. C’est pour votre fils.
Le sieur Domérath parut aussitôt plus éveillé.
— Pour mon fils ? Mais que dis-tu ?
— Aryès s’est mis à léviter sans s’en rendre compte et il est tombé —expliquai-je calmement—. Ne vous tracassez pas, il a seulement une fracture à la jambe, Aléria la lui a déjà soignée. Mais il a besoin de béquilles pour marcher, selon la guérisseuse.
— Il est tombé en lévitant ? —répéta-t-il—. Je lui avais bien dit que c’était dangereux —soupira-t-il—. Je lui apporterai les béquilles moi-même. Il est à la Pagode, n’est-ce pas ? —j’acquiesçai de la tête—. Et toi aussi, tu es tombée en lévitant ? —demanda-t-il alors, en remarquant ma joue.
Je lui adressai un sourire hésitant.
— Euh… non. J’apprends le har-kar.
— Ah —comprit le sieur Domérath—. Et tu es Shaedra, n’est-ce pas ?
— C’est ça —répondis-je, de plus en plus hésitante, alors que le père d’Aryès recherchait dans tout son attirail quelque chose qui puisse servir de béquilles.
— Tu étais avec mon fils pendant sa disparition, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai de nouveau et il sortit un long bâton de bois.
— J’ai entendu parler de toi —dit-il simplement, sans plus de commentaires.
Je me demandai, dubitative, si les choses qu’il avait entendues lui avaient donné une bonne ou une mauvaise opinion de moi. En tout cas, les on-dit, ces derniers temps, ne m’étaient pas très favorables. Marelta s’assurait qu’il en soit ainsi.
Finalement, le sieur Domérath scia le long bâton en deux parties égales et sortit avec moi après avoir fermé sa menuiserie. Lorsque nous arrivâmes à la Pagode, Aryès fut très surpris de voir son père entrer avec deux bâtons et il se redressa aussitôt.
— Papa ! —s’exclama-t-il.
— Salut, fils, chaque fois que je ne suis pas là, il t’arrive un malheur. Allez, prends ça et rentrons à la maison avant que tu ne te casses l’autre jambe.
Aryès obéit, en se levant prudemment et en s’aidant des béquilles.
— Merci, Aléria —fit-il—. À demain, Shaedra.
— À demain —répondis-je, en le voyant disparaître par l’ouverture sans porte—. Kwayat ! —m’exclamai-je soudain, stupéfaite d’avoir totalement oublié ma leçon avec le démon—. Je dois partir, Aléria —fis-je, précipitamment—. Merci pour tout !
Je sortis de la Pagode comme une flèche, je dépassai Aryès et son père, et arrivai à la taverne avec l’impression d’avoir parcouru les derniers mètres en volant. Mais, alors, je me souvins que j’avais toute la joue enflée et je décidai d’entrer par la porte arrière pour aller manger rapidement quelque chose avant d’aller voir Kwayat. Je trouvai Kahisso, Wundail et Djaïra assis dans la cuisine, en train de terminer de manger.
Depuis qu’ils étaient arrivés, ils n’avaient pas ôté leurs vêtements d’aventuriers et tous trois détonnaient pas mal au milieu des habitants d’Ato. Kahisso portait des vêtements sombres, une ceinture de cuir à laquelle était suspendu un sac assez rebondi, et il portait le collier de l’ordre des raendays, un pendentif circulaire de fer avec des mots inscrits autour en caeldrique : « Honneur, Vie et Courage ». C’était cela le lemme des raendays, un lemme peu original en soi, comparé à celui des confrères dragons, par exemple, mais, lorsque Kahisso parlait de la philosophie raenday, il le faisait en montrant un immense respect pour l’Espéré, le kaprad des raendays. Et Wundail semblait partager l’estime qu’il éprouvait envers cet inconnu. Djaïra, par contre, peut-être parce qu’elle était déjà beaucoup plus âgée qu’eux, se complaisait à critiquer ce kaprad qui les envoyait dans des missions dangereuses sans les avertir, pour une récompense qui n’en valait presque pas la peine.
Wundail portait une veste vert sombre et ses longs cheveux châtains étaient relevés en un chignon qui, à lui seul, lui donnait un air guerrier. Quant à Djaïra, elle avait les cheveux toujours aussi roux qui retombaient de façon désordonnée sur sa tunique bleu foncé.
Tous trois levèrent la tête en me voyant entrer dans la cuisine et me dévisagèrent quelques secondes, bouche bée. Je leur souris.
— Ne faites aucun commentaire sur mon aspect —dis-je—, je sais déjà que j’ai l’air d’une har-kariste vétérane.
Ils sourirent et Kahisso recula la chaise qui était près de lui.
— Assieds-toi et mange quelque chose.
— Je suis affamée ! —répondis-je, en m’asseyant et en me servant avec la louche une bonne portion de soupe aux légumes encore chaude.
— Je n’arrive pas à croire que ce soit un har-kariste qui t’ait fait ça —dit Djaïra—, tu es rentrée dans un arbre ?
Wundail s’esclaffa sans cesser de me regarder et je roulai les yeux.
— Ce n’était pas un arbre —dis-je—, c’était une vache.
Et, alors, je leur racontai ce qui s’était passé et cela les fit se tordre de rire, mais ils lancèrent également un certain nombre d’injures contre Yeysa.
— J’espère que la vache est restée satisfaite —commenta Kahisso—, mais il faut dire que tu aurais dû être à ce que tu faisais. Dans une bataille réelle, on ne peut se laisser distraire par aucune chose.
Je secouai la tête, en soupirant.
— Je me rends de plus en plus compte combien une bataille doit être dure et absurde. Imaginez qu’on se trouve dans une bataille contre des nadres rouges et que l’on ne peut pas se distraire parce qu’on a en face un gros nadre affamé. Mais on sait que des amis tout près sont en danger et que si l’on ne fait rien, ils vont mourir. Cela doit être une sensation terrible, vous ne croyez pas ?
Kahisso, Wundail et Djaïra échangèrent un regard en silence. Kahisso acquiesça.
— Nous n’avons pas besoin de nous l’imaginer —répliqua-t-il—. Cette situation, nous l’avons vécue des centaines de fois.
— Oui —confirma Wundail.
— Oh —dis-je lentement—. J’aurais dû m’en douter.
Nous continuâmes à parler un moment des batailles dans lesquelles ils s’étaient retrouvés mêlés et des blessures qu’ils avaient reçues et, lorsque deux heures sonnèrent, je me levai.
— Je dois partir. Comment cela se fait que Kirlens ne soit pas passé par là ? Il est à la taverne, n’est-ce pas ?
Kahisso fit non de la tête.
— Il est allé parler avec le commerçant qui lui apporte la bière. Apparemment, ils ont un petit désaccord sur les prix —ajouta-t-il avec un sourire amusé.
— Ce brasseur a sûrement encore monté les prix —fis-je, avec animosité—. Il augmente toujours les prix et, s’il a trop de bière, il préfère la donner aux cochons plutôt que de l’offrir à des saïjits, du moins c’est ce qu’on raconte.
L’idée les amusa et je partis en les saluant joyeusement. Je sortis par la cour des sorédrips et je mangeai une poignée de baies avant de trotter comme une néru dans le Couloir vers la sortie de la ville.
Ce jour-là, il faisait un jour magnifique et la neige des hauts pics des Hordes que l’on voyait depuis Ato commençait même à fondre. La terre se séchait rapidement, mais le Tonnerre descendait toujours aussi assourdissant. La construction du nouveau pont continuait cependant, de même que celle des tours et les paysans venus des alentours travaillaient avec les cékals et quelques volontaires d’Ato, pour quelques kétales par jour. La pierre de Léen s’entassait sur les charrettes résistantes et les travailleurs s’activaient de façon régulière, retournant au travail après la pause du repas.
Je parvins à la colline et je vis que Kwayat avait décidé de donner sa leçon, là, et non dans la petite grotte, pour profiter du soleil et de la chaleur du jour. Il arrivait toujours avant moi et je me demandais parfois ce qu’il faisait le reste de la journée. Avait-il d’autres tâches que celle d’enseigner à un jeune démon ? Ou s’ennuyait-il à Ato ? Je pensai soudain que je ne l’avais jamais invité à dîner au Cerf ailé, mais il est vrai que cela me paraissait un peu gênant d’inviter un démon chez Kirlens comme si de rien n’était. Enfin bon, moi aussi, j’étais un démon, mais Kirlens me connaissait. Par contre, Kwayat n’était qu’un mystérieux inconnu qui, comme aurait sûrement pensé Kirlens, me connaissait depuis peu. Comme j’aurais aimé raconter à Kirlens toute la vérité !
Ce jour-là, Kwayat continua à m’apprendre à contrôler la Sréda. Il ne fit aucun commentaire sur l’hématome de ma joue et je me doutai qu’il devait s’imaginer ce qui s’était passé. Il lui semblait beaucoup plus important de m’apprendre comment fonctionnait la Sréda et, moi, j’avais l’impression que plus j’apprenais, moins je me transformais.
— Tu crois que cela signifie quelque chose ? —lui demandai-je, en abordant la question—. Tu crois que je progresse ?
Kwayat fronça les sourcils et, après une pause qui me rendit nerveuse, il répondit :
— Si je ne te voyais pas du tout progresser, je ne serais pas là à perdre mon temps.
Cette phrase n’était pas spécialement une source d’encouragement, mais, au moins, elle prouvait bien que Kwayat prenait mon enseignement très au sérieux.
Les jours passaient, l’un après l’autre, et il n’arrivait aucune nouvelle de Lénissu à Ato. Les volontaires qui étaient partis d’Ato étaient revenus les mains vides et la mine sombre. L’histoire du Sang Noir perdit de son importance pour les gens et tout revint à la normale. Salkysso et Kajert en avaient assez d’entendre les mêmes sottises de Marelta et ils me parlèrent de nouveau avec amabilité, s’excusant d’avoir été aussi stupides, et Laya m’était reconnaissante des conseils que je lui donnais pour améliorer son har-kar. Révis et Ozwil ne m’adressèrent pas beaucoup plus la parole que d’habitude, mais ils ne firent aucune allusion à mon oncle devant moi. Sotkins continuait à remporter tous les combats et Yeysa était toujours aussi brute.
Le maître Dinyu commença à nous enseigner à manier un bâton puis de petites épées qui n’étaient pas affilées. Aryès alternait entre les livres et la pratique bréjique et, parfois, il venait jusqu’au terrain d’entraînement pour poser des questions au maître Dinyu sur l’énergie bréjique. Le maître se désintéressait alors de nos combats et, moi, je profitai de ces moments pour faire le pitre avec Sotkins et Galgarrios. Parfois aussi, le maître Dinyu nous interrogeait sur ce que tout har-kariste devait savoir et, en général, nous répondions correctement, mais il est vrai que nombre des enseignements philosophiques ne requéraient rien d’autre qu’un peu de bon sens et de sens de l’honneur.
Un jour, le maître Dinyu nous annonça que nous irions sur le terrain d’entraînement également l’après-midi, de cinq à sept, parce qu’à partir de ce jour, il avait l’intention de nous enseigner les bases de la nocialie et de la déserrance pour nous préparer aux déséquilibres énergétiques et nous apprendre à nous défendre avec les énergies asdroniques et pas uniquement avec notre propre corps et notre jaïpu.
Par conséquent, je dus raccourcir mes leçons avec Kwayat pour pouvoir m’en sortir et ne pas arriver en retard partout. L’unique moment qui n’était qu’à moi, c’était la nuit, et la nuit, normalement, je dormais profondément et j’en oubliais même de me transformer en démon. De temps en temps, cependant, je prenais Syu et Frundis et nous nous promenions dans la forêt comme avant, en écoutant les chansons préférées de Frundis, nous faisions des courses et nous nous racontions des histoires. Mais la plupart du temps, je rentrais dans ma chambre, je me fourrais au lit et je dormais à poings fermés jusqu’à ce que mon horloge interne me réveille à sept heures et demie.
Le second mois d’été arriva et un jour, Stalius, Aléria et Akyn disparurent. Je l’appris dès le matin, à la taverne, en sortant de la cuisine, de la bouche d’un habitué qui venait déjeuner au Cerf ailé. En l’entendant, je m’arrêtai net, pétrifiée.
— Ce matin, la voisine a frappé à la porte et elle n’a reçu aucune réponse —contait l’homme, entouré d’un auditoire attentif—. Et juste tout à l’heure, je viens d’apprendre que dame Eiben n’a pas trouvé son fils dans sa chambre et que le lit était fait et qu’il avait emporté des affaires à lui, comme s’il partait pour un bon moment.
— Pauvre femme —fit un vieil homme.
— Et le renégat aussi a disparu —poursuivit l’habitué—. À mon avis, il a enlevé la mère d’Aléria et, maintenant, il a enlevé sa fille et le jeune kal est parti à sa recherche.
— Souvenez-vous, il a fait la même chose l’année dernière —intervint la cordonnière, qui était entrée pour en apprendre davantage sur ces évènements—. La jeune Miréglia avait disparu et le fils d’Eiben était parti à sa recherche.
— Pauvre garçon —dit le vieil homme.
— Tais-toi donc, le vieux ! —interrompit l’habitué, en foudroyant le vieillard du regard—. L’année dernière, ils ont retrouvé le garçon très rapidement. Aujourd’hui, on dirait qu’ils ont disparu pour de bon.
— Une affaire mystérieuse —ajouta un autre.
Les yeux écarquillés, je sentis que ma paralysie s’évanouissait et j’en profitai pour sortir de la taverne et courir aussi vite que je pus chez Aléria. Je trouvai la porte fermée et Trwesnia, la voisine, assise sur le banc devant chez elle, jetant des coups d’œil inquiets vers la maison d’Aléria. Je me précipitai vers elle.
— C’est vrai ? Aléria est partie ? —demandai-je, en respirant profondément.
Trwesnia leva vers moi ses yeux rouges larmoyants.
— Oui —me répondit-elle, froidement. Il y eut un silence durant lequel je ne sus que dire. Trwesnia laissa échapper un sanglot—. Si j’avais insisté pour qu’Aléria abandonne sa maison et vienne habiter avec moi, cela ne serait pas arrivé.
— Ce n’est pas ta faute, Trwesnia —la réconfortai-je, en essayant d’ordonner mes pensées.
Pourquoi, comme ça, du jour au lendemain, Aléria et Akyn avaient décidé de s’en aller, sans même me le dire ? À moins qu’ils n’aient rien décidé et qu’effectivement Stalius les ait enlevés… Je secouai la tête. Cette idée était bien trop ridicule et inimaginable pour pouvoir être vraie. Cela pouvait être aussi un de ceux qui avaient ravi la mère d’Aléria, mais quelle logique y avait-il à enlever deux jeunes kals et un légendaire renégat ? Non, le plus logique, c’était que Stalius ait convaincu Aléria pour qu’elle fasse quelque stupidité, car elle était la Fille du Vent et Akyn, bien sûr, était toujours partant… mais pourquoi ne m’avaient-ils rien dit ?
Cette question me revenait sans cesse alors que je demeurais debout, à côté de Trwesnia, le regard rivé sur la porte d’Aléria.
— Tu devrais partir —me dit la voisine, en se mouchant—. Tu n’as réussi qu’à porter malheur à cette famille.
Trwesnia ne m’avait jamais vraiment plu, parce que c’était une de ces personnes cancanières et indiscrètes qui n’étaient pas toujours très aimables, mais, à cet instant-là, j’éprouvai une réelle aversion.
Heureusement, à ce moment, la porte de la maison s’ouvrit et il en sortit un homme revêtu d’une tunique blanche et portant une tablette avec des feuilles et j’oubliai totalement Trwesnia. Je me précipitai sur lui.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? —demandai-je avec désespoir—. Comment ont-ils disparu ?
L’inspecteur, ou qui qu’il soit, me regarda, un sourcil levé.
— Tu es de la famille ?
— Non…
— Ah. La jeune Miréglia a pris ses affaires et est partie avec deux personnes. C’est tout ce que nous savons pour le moment.
Il ferma la porte et s’en alla et, moi, je restai devant la porte à la regarder comme si je pouvais l’ouvrir par ma seule volonté.
— Va-t’en une fois pour toutes —fit Trwesnia, faiblement.
Je lui jetai un regard mauvais et je m’en fus vers le terrain d’entraînement. Dès qu’il me vit apparaître, Aryès se précipita vers moi. Il semblait aussi alarmé que moi.
— Tu es au courant, n’est-ce pas ? —me demanda-t-il.
J’acquiesçai de la tête.
— Ils ne t’ont pas dit pourquoi… ? —Il laissa sa question en suspens et je fis non de la tête.
— Non.
— C’est bizarre.
Je le regardai, l’expression désespérée.
— Aryès. Je n’en peux plus. D’abord, Lénissu, et puis maintenant ça… —Je vacillai—. Je me sens très mal.
Aryès me prit les bras, inquiet, et il m’aida à m’asseoir sur l’herbe.
— Shaedra, tu veux… tu veux que je t’apporte quelque chose ? Un… un thé, peut-être ?
Il semblait très inquiet et je ne pus éviter de sourire légèrement.
— Non… Merci. Je crois que j’ai besoin de ne pas penser. Je sais que c’est un acte lâche, mais je ne veux pas penser à ce qui est arrivé.
Je me levai sous le regard surpris d’Aryès.
— Je vais lutter avec Yeysa —murmurai-je—, et je vais frapper fort.
Aryès me regarda fixement et se leva lentement.
— Shaedra… Je crois qu’il vaudra mieux combattre un autre jour, hein ? Comme dit le proverbe, fuis pour combattre un autre jour, tu ne crois pas ? Il faut prendre les choses avec calme… Tu ne peux pas lutter contre une brute dans cet état…
— Dans quel état ? —répliquai-je, en retroussant les manches de ma tunique soigneusement.
Aryès se racla la gorge.
— Pour pratiquer le har-kar, il faut avoir l’esprit froid —articula-t-il—. Je t’assure que ce n’est pas un bon moment pour ajouter des peines à tes souffrances. Que tu ne veuilles pas penser ne signifie pas que tu doives agir n’importe comment. Lorsqu’on ne pense pas, il vaut mieux ne rien faire.
Je soupirai, un peu plus calme, mais je sentais encore cette vague de tristesse et d’amertume qui obnubilait mon esprit et m’assaillait de questions.
— Toi, tu agis toujours en ayant réfléchi avant, pas vrai ? —demandai-je.
Aryès ne répondit pas immédiatement et il hésita avant de dire :
— J’essaie de le faire, du moins quand c’est possible.
— C’est bon —acceptai-je—. Je lutterai contre la personne que choisira le maître Dinyu. Et que le destin décide —dis-je, sur un ton fataliste.
« Un gawalt n’a pas besoin de destins ni de personnes qui décident pour lui », fit Syu, apparaissant soudain près de moi. Je sursautai.
— Syu ! Comment fais-tu ? Je n’ai pas remarqué ta présence jusqu’à maintenant.
Syu grogna.
« Il t’est arrivé la même chose que cette fois, à Dathrun, quand tu avais dit que tu venais de vivre la vie d’une autre personne qui avait vécu des centaines d’années auparavant », m’expliqua le singe. « Tu t’es fermée. Alors, je suis venu voir ce qui t’arrivait. »
J’ouvris grand les yeux, surprise. Comment ça, je m’étais “fermée” ? Mais, à cet instant, je compris ce que voulait dire Syu : c’était comme un orage qui se déchaînait dans ma conscience et qui m’empêchait totalement le contact avec l’extérieur. Le kershi demeurait comme étouffé et j’avais dû le ramener à la surface. L’image de l’orage était, à vrai dire, assez bien trouvée.
— C’est bon —répétai-je, en me rasseyant sur l’herbe sèche—. Je vais me calmer. Je vais m’asseoir ici et je vais essayer de comprendre pourquoi Aléria et Akyn ne m’ont rien dit. Tu as remarqué s’ils avaient l’air bizarres, ou quelque chose de spécial ? —demandai-je à Aryès alors que celui-ci se rasseyait près de moi en m’observant avec précaution.
Il fit non de la tête.
— Non. Cela fait des jours que je ne parlais pas avec eux. C’est l’inconvénient d’avoir des maîtres différents.
— Moi, j’ai vu Aléria hier —dis-je—. À l’infirmerie. Elle semblait un peu nerveuse, mais j’ai cru que c’était parce qu’elle avait beaucoup de travail. Le maître Yinur lui laisse faire tout ce qui ne requiert pas vraiment beaucoup de pratique. Elle avait l’air normale —insistai-je.
— Je me rappelle avoir croisé Akyn il y a deux jours —réfléchit Aryès, en fronçant les sourcils—. Il allait à la Pagode avec un objet enchanté pour le montrer à son maître… Il semblait nerveux et c’est à peine s’il m’a vu. Mais, évidemment, à ce moment-là, j’ai pensé que c’était parce qu’il n’était pas sûr de savoir si son objet était enchanté ou non.
Je soupirai bruyamment.
— Il est évident qu’il s’est passé quelque chose.
— Tu crois qu’ils sont partis volontairement ? —me demanda-t-il.
Je le regardai l’air malheureuse et j’allais répondre lorsque la voix du maître Dinyu nous fit sursauter.
— Tu ne vas pas lutter aujourd’hui, Shaedra ?
Je relevai la tête d’un coup et je vis que le maître Dinyu s’était approché et se trouvait à peine à quelques mètres de distance.
— Bonjour, maître Dinyu —dis-je, en me levant—. Si, j’y vais. Je crois que je vais mieux.
Le maître Dinyu fronça les sourcils.
— Il t’est arrivé quelque chose ?
Lentement, j’acquiesçai de la tête.
— Deux de mes amis ont quitté Ato sans m’avertir.
— Oh, je comprends —dit le maître Dinyu—. Ce n’est pas très poli, mais je suis sûr qu’ils devaient avoir leurs raisons. Tu viens ?
J’acquiesçai de nouveau de la tête et je descendis la colline vers le terrain d’entraînement. Tout le monde était déjà là. Laya se battait avec Yeysa et, lorsqu’elle reçut un coup sur le bras, j’eus mal pour elle. Galgarrios luttait contre Sotkins et se défendait assez bien, mais plusieurs fois je remarquai que Sotkins adoucissait les coups qui lui auraient permis de vaincre.
Ce jour-là, je luttai très irrégulièrement. Je l’emportai presque sur Sotkins et je perdis contre Galgarrios. Laya réussit à me donner un coup de poing et, moi, je réussis toute une série d’attaques contre Yeysa sans qu’elle ne réussisse à me toucher un seul cheveu. Puis nous passâmes à la leçon de nocialie, que nous poursuivrions l’après-midi, et nous nous assîmes tous sur la colline, face au maître Dinyu. Syu était allé se promener dans les environs pendant les luttes, mais il revint pour la leçon de nocialie et il s’assit auprès de moi, en prenant une attitude si bien élevée qu’il amusa beaucoup les autres, en particulier Sotkins.
La nocialie, en soi, était une science très ample, et l’objectif du maître Dinyu était principalement celui de nous enseigner à faire et défaire les boucliers énergétiques. Pour cela, Suminaria était une experte et, de tous les kals, elle était celle qui en savait le plus, mais elle n’était pas avec le maître Dinyu et il s’avéra que le plus habile des har-karistes pour créer des boucliers était Zahg, l’elfe noir au visage peu gracieux. Moi, ce que je réussissais le mieux, c’étaient les boucliers bruliques. Mes boucliers essenciatiques étaient un vrai désastre et cela faisait longtemps que le maître Dinyu avait renoncé à ce que je progresse dans ce domaine. Il nous enseignait aussi des techniques de désintégration d’énergies, ce qui faisait appel à l’énergie brulique notamment. Et nous nous exerçâmes à créer des boucliers et à les défaire, à protéger une zone et des choses de ce genre. Les kals de deuxième année avaient plus d’expérience, mais cela ne changeait rien au fait que Yeysa était une incapable pour créer des boucliers.
Ce jour-là, je me concentrais pour créer un bouclier brulique entre Galgarrios et moi, lorsque j’entendis un cri familier et tout mon sortilège se défit et disparut.
Je levai la tête, étonnée, et je vis Déria descendre la colline en courant à toute allure.
— Shaedra !
Elle essaya de freiner en arrivant, mais avec l’élan, elle me rentra dedans et je dus la soutenir pour qu’elle ne perde pas l’équilibre.
— Déria —soufflai-je—, qu’est-ce qu’il se passe ?
La drayte avait les yeux exorbités.
— Aléria et Akyn… Tu es au courant ?
J’acquiesçai de la tête et, en voyant que tous étaient suspendus à notre conversation, je pris la drayte par le bras et je m’éloignai un peu du groupe.
— Oui, ils sont partis —lui dis-je—. Je l’ai appris ce matin.
— Mais… mais…
— Moi non plus, je ne savais rien —lui assurai-je—. Maintenant, je pense qu’ils sont peut-être partis chercher Daïan, même si c’est une véritable folie.
Déria me regarda les yeux écarquillés.
— Daïan ? La mère d’Aléria ?
J’acquiesçai.
— Aléria pensait qu’elle se trouvait sur l’Archipel des Anarfes, mais peut-être qu’elle a découvert quelque chose de plus vraisemblable… Sincèrement, je n’en ai aucune idée. Aléria est toujours très mystérieuse. Et Akyn garde les secrets des autres avec acharnement. En y réfléchissant bien, cela ne m’étonne pas que ce soit arrivé… La seule chose qui me dérange, c’est qu’ils ne m’aient rien dit. Moi aussi, je voulais les aider.
Disons plutôt que cela me dérangeait beaucoup, me corrigeai-je mentalement. Après avoir passé plus d’un mois à les chercher en Acaraüs, voilà qu’ils partaient de nouveau. Quelle logique y avait-il ? Tout le monde s’en allait d’Ato et, moi, je restais comme une gentille petite fille à apprendre les tactiques de combat qui ne me serviraient peut-être jamais, à apprendre à ne pas me transformer en monstre et à être un bon démon.
— Que vas-tu faire ? —demanda Déria.
Je me tournai et je souris à demi. Au moins, Déria s’attendait à ce que je fasse quelque chose.
— Je vais essayer de trouver où sont allés Aléria, Akyn et Stalius —répondis-je—. Et si jamais ils réapparaissent dans quelques jours, je leur donnerai de bonnes raisons de m’avertir la prochaine fois qu’ils s’en iront.
Déria semblait soulagée en entendant le ton assuré de ma voix et, après une brève conversation, je la laissai partir et je retournai à mon bouclier. Galgarrios, cependant, rompit le silence en me demandant avec sincérité :
— Aléria et Akyn vont me manquer, comme quand vous êtes partis, l’année dernière. Durant tous ces mois… vous m’avez vraiment manqué.
Je le regardai fixement puis j’acquiesçai de la tête, sans lui répondre, et je me centrai sur mon bouclier. Mais je ne parvenais pas à me concentrer. Finalement, je soupirai.
— Moi aussi, tu m’as manqué, Galgarrios. Et maintenant, s’il te plaît, fais le bouclier, toi. Aujourd’hui, je ne suis vraiment pas efficace.
Galgarrios sourit et acquiesça de la tête.
— D’accord.
* * *
« Et pourquoi je ne peux pas y aller ? », protesta Frundis, irrité.
« Parce que, pour grimper sur les toits, tu n’es pas spécialement habile », répliquai-je tranquillement. « À tout à l’heure, Frundis. »
Frundis grogna, mais il n’ajouta rien et Syu et moi, nous sortîmes de la chambre en silence. Il nous suffit de quelques minutes pour arriver à la maison d’Aléria.
« Nous grimperons sur le toit et nous descendrons par la cour intérieure », expliquai-je.
Syu acquiesça et nous sautâmes sur le toit le plus proche. Je n’eus aucun mal à entrer chez Aléria. J’escaladai rapidement les pierres de la maison, je m’agrippai à une poutre et, quelques minutes après, je me laissai glisser sur le sol, dans la cour.
Je connaissais la maison d’Aléria parce que j’y étais allée plus d’une fois, cet hiver, quoique le premier étage me soit moins familier. Je savais qu’en haut des escaliers, droit en face, se trouvait la chambre d’Aléria, et que le couloir continuait jusqu’à une porte qui était toujours fermée. Aléria n’avait jamais voulu nous laisser jeter un coup d’œil au laboratoire de sa mère, peut-être pour de bonnes raisons : d’après ce qu’elle avait dit, Daïan travaillait avec des produits dangereux, pas toujours légaux, et, même si elle savait qu’elle pouvait avoir confiance en nous, elle nous avait toujours maintenus éloignés de cette porte, peut-être parce qu’elle sentait que, si elle nous laissait entrer, ce serait comme trahir les secrets de Daïan. Ou peut-être parce que l’endroit était réellement très dangereux, pensai-je avec une moue hésitante.
Cependant, Syu ne semblait pas effrayé par cette petite expédition et, si Syu n’avait pas peur, moi non plus, je ne devais pas avoir peur. Malgré tout, je grimpai l’escalier en colimaçon de l’entrée de la maison avec une discrétion inutile.
La porte de la chambre d’Aléria était fermée et je m’arrêtai un moment, hésitante. Qu’est-ce que je cherchais exactement ?, me demandai-je. Une note écrite qu’Aléria aurait laissée et où elle expliquerait où elle était et pourquoi elle était partie ? Je soufflai. Les gardes d’Ato s’étaient déjà chargés d’entrer dans la maison pour trouver des pistes qu’aurait pu laisser Aléria et, apparemment, ils n’avaient rien trouvé. Avais-je quelque possibilité de trouver quelque chose qu’ils n’auraient pas vu ? Certainement pas, me dis-je en me mordant la lèvre.
« Allez, allons-y », m’encouragea Syu. « Ou bien tu as l’intention de rester ici toute la nuit ? »
« Tu as raison », approuvai-je.
J’entrai dans la chambre d’Aléria et je jetai un coup d’œil rapide. Contrairement au désordre habituel que j’avais pu observer chaque fois que j’y étais entrée, tout était rangé. Les livres étaient contre le mur, bien ordonnés, et rien ne dépassait de la caisse qui se trouvait par terre, mais, ça oui, elle était remplie à ras bord.
Pour une obscure raison, je pensai qu’Aléria avait peut-être laissé une note dans un des livres et j’en feuilletai quelques-uns, avec espoir. Mais les minutes s’écoulèrent et, ne trouvant rien, je me sentis soudain gênée de me comporter comme une fouineuse indiscrète et je me levai, laissant la chambre comme je l’avais trouvée en y entrant.
« Allons-y, Syu. Peut-être qu’Aléria a utilisé une potion, comme la dernière fois, et qu’un monolithe est apparu… peut-être qu’il reste encore une trace énergétique… »
Après un instant d’hésitation, je poussai la porte du laboratoire. Elle était ouverte et avait été forcée ; je compris que les gardes n’avaient pas eu la patience de chercher la clé avant d’entrer. Alors, une image me vint à l’esprit, celle de Brinsals, ce garde si corpulent et antipathique, poussant la porte de toutes ses forces pour faire sauter la serrure. Vraiment, le monde ne manquait pas de brutes, pensai-je. Et Yeysa irait gonfler les effectifs.
J’entrai dans la pièce avec un petit sourire qui se transforma aussitôt en une expression de stupéfaction lorsque j’intensifiai un peu la lumière de ma sphère harmonique.
Je commençais à comprendre pourquoi Aléria ne voulait pas que nous voyions cela. La salle, allongée et assez étroite, était remplie d’objets rocambolesques. Contre le mur de gauche, se trouvait une très longue table et, sur la droite, de grandes étagères. Le couloir était brûlé à plusieurs endroits et dans un état déplorable. La table débordait de verreries d’alchimie : des tubes à essai, des éprouvettes, des décanteurs, des burettes et je ne sais combien d’instruments dont je n’avais pas la moindre idée de ce à quoi ils servaient et qui paraissaient tous plus invraisemblables les uns que les autres.
Sur les étagères, comme sur la table, il y avait des flacons vides ou remplis, avec des liquides ou des poudres, et chacun était méticuleusement étiqueté avec une écriture élégante et précise.
Il y avait des parchemins, soigneusement empilés sur une petite table, près de la porte. Cependant, j’eus la quasi-certitude que l’inspecteur avait regardé ces parchemins. Et il devait avoir été déçu en voyant qu’ils ne contenaient que des calculs de quantités, densités et autres. Je m’écartai des parchemins et laissai échapper un immense soupir.
« Ici, il n’y a rien qui puisse m’aider », dis-je à Syu. « Aléria est partie pour une raison, mais comment pourrais-je deviner où ? Je sens… qu’elle m’a trahie. Bon, je sais, j’exagère. Elle ne voulait sûrement pas me faire de mal, mais… tu trouves ça normal que ce soit toujours moi qui doive aller chercher tout le monde ? Aléria et Akyn disparaissent tout le temps », ajoutai-je, avec un soupir exaspéré.
Syu était sur la table et regardait les étranges instruments. Il se tourna vers moi, distrait.
« Ils sont peut-être partis sans t’avertir parce qu’ils ne voulaient pas que tu ailles avec eux », fit-il.
Je le regardai, en fronçant les sourcils.
« Et pourquoi ils n’auraient pas voulu que j’aille avec eux ? »
Le singe renifla un tube à essai, curieux, et répondit :
« Peut-être parce qu’ils pensent revenir bientôt… ou peut-être qu’ils n’ont pas eu le temps de t’avertir », ajouta-t-il.
« Syu, arrête de fouiner », répliquai-je. « Tu te rappelles des effets de la dernière potion que j’ai prise ? »
Le singe gawalt écarquilla les yeux, écarta le doigt du récipient qu’il allait toucher et, d’un bond, rejoignit le sol, le regard innocent.
« On s’en va ? »
J’acquiesçai.
« Je ne sais pas ce que je pensais trouver, mais, apparemment, tout cela a été inutile. Alors, il vaudra mieux que nous allions dormir. Asbarl, Syu », lui dis-je, avant de faire demi-tour.
* * *
Plusieurs jours passèrent et j’étais toujours sans nouvelles d’Aléria et Akyn. Par deux fois, je me rendis au quartier général pour demander s’ils avaient quelque piste, mais, la première fois, ils me renvoyèrent sans rien me dire et, la deuxième fois, ils m’informèrent qu’ils ne savaient rien.
Je recommençai à me faire les griffes sur tout ce qui était à ma portée comme je faisais chaque fois que quelque chose me préoccupait. Et je faisais un gros effort pour ne pas abîmer les bancs de la bibliothèque parce que Runim et le Grand Archiviste m’auraient écorchée vive.
Et, entretemps, le maître Dinyu continuait à nous apprendre le har-kar et, le visage franc et souriant, il nous déclara qu’il était fier de nous. Les leçons de Kwayat, par contre, étaient plus décevantes. J’apprenais beaucoup, mais la pratique était très différente. Je savais, à présent, plus ou moins contrôler ma Sréda, mais il m’arrivait encore de perdre le contrôle lorsque j’étais fatiguée ou très préoccupée, de sorte que Kwayat me fit promettre d’utiliser les techniques qu’il m’avait enseignées pour me calmer et cesser de penser à ma vie et à mes problèmes.
Un jour, le maître Dinyu nous enseigna une attaque particulièrement difficile qu’il appelait « L’attaque Zaïren », et qui devait son nom à un célèbre har-kariste nommé Zaïren. Chaque fois qu’il expliquait comment utiliser une nouvelle technique, j’avais l’impression de revenir des mois en arrière, à la Tour du Sorcier, à Dathrun, et d’écouter les conseils de Daelgar lorsque nous jouions à l’Erlun et qu’il m’expliquait quel était le meilleur coup pour tel ou tel objectif. Ce qui importait, en tout cas, c’était l’objectif. Bien sûr l’objectif du maître Dinyu était de nous enseigner à vaincre l’adversaire et non pas celui de le faire réfléchir, mais je me rendis compte qu’en réalité la philosophie de l’Erlun ressemblait beaucoup au har-kar : elle demandait de savoir anticiper les conséquences avant d’agir. Évidemment, au har-kar, en plus, il fallait apprendre à jouer très vite.
Nous pratiquions l’attaque Zaïren lorsque Déria apparut en descendant en courant la colline avec le même air affolé que quelques jours auparavant. Je m’arrêtai net au milieu de mon attaque et Laya me donna un coup de pied dans le genou. Je laissai échapper un grognement de douleur et Laya se couvrit la bouche de la main, l’air confuse.
— Désolée ! —dit-elle.
— Ce n’est rien —lui assurai-je, tout en sortant en boitillant du terrain d’entraînement—. Attends, je vais voir ce qui arrive à Déria.
Laya acquiesça de la tête et je m’éloignai, en reprenant petit à petit un pas normal.
Déria s’arrêta devant moi et ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. J’arquai un sourcil.
— Que se passe-t-il ? —demandai-je, avec une fausse désinvolture—. Quelqu’un d’autre s’est volatilisé, n’est-ce pas ? Kirlens ou Wiguy, peut-être ? Oh, je comprends. Marévor Helith les a enlevés à cause du shuamir… —Je grimaçai—. Dis-moi, que se passe-t-il, Déria ? —insistai-je, de plus en plus inquiète devant le silence et l’expression de Déria.
La drayte secoua la tête, inspira profondément et dit dans un filet de voix :
— Trois mercenaires sont arrivés à Ato, ce matin.
Je sentis que mon cœur cessait de battre.
— Lénissu… ?
— Non —répondit-elle—. Ils amenaient Trikos. Mais pas Lénissu.
— Trikos ! —exclamai-je, en sursautant.
— Ils l’ont conduit à l’étable de la garnison. Il va bien. Mais il n’y a pas que ça… —Je levai un sourcil et l’encourageait d’un geste. Elle se racla la gorge—. Il s’agit des Chats Noirs. Ils ont aussi capturé l’un d’eux.
Je fronçai les sourcils, très préoccupée.
— Ils ont capturé un Chat Noir ? —répétai-je—. Et ce Chat Noir était avec Lénissu ?
Déria haussa les épaules.
— Ça, je ne sais pas. Mais Dol dit que tout s’arrangera, il dit que tu viennes vite, qu’il va aller au quartier général pour s’informer, mais que, toi, tu dois venir pour réclamer Trikos.
— Réclamer Trikos ? Oh —soufflai-je, en comprenant—. J’arrive tout de suite. Ils ne vont pas garder Trikos, tu peux en être sûre. Trikos est un ami et je ne l’abandonnerai pas, même si les orilhs en personne voulaient me l’enlever.
Déria acquiesça de la tête, un peu plus rassurée, et je descendis vers le terrain d’entraînement. Les jambes croisées, maître Dinyu était tranquillement assis sur une pierre et m’observait, un sourcil haussé.
— Maître —dis-je, en m’approchant de lui—. Je dois faire quelque chose qui ne peut attendre. Avec votre permission…
Le maître Dinyu acquiesça tout de suite de la tête.
— Bien sûr, Shaedra, tu peux t’en aller. L’attaque Zaïren peut attendre —assura-t-il, souriant.
Je souris largement et je le saluai, les deux mains jointes.
— Merci. Je reviendrai cet après-midi.
Je me retournai déjà vers la colline quand le maître Dinyu me dit :
— Shaedra…
— Oui, maître ?
— Le har-kar n’est pas seulement un art de combat, c’est surtout un art de vie et une façon de penser. J’espère que tu ne l’oublieras pas.
Essayant de comprendre pourquoi il me disait cela précisément en ce moment, j’acquiesçai solennellement.
— Je ne l’oublierai pas.
Et alors, je partis en courant vers le sommet de la colline et Déria et moi, nous nous dirigeâmes rapidement chez Dolgy Vranc.
Dolgy Vranc nous attendait et, dès que nous frappâmes à la porte, il ouvrit et sortit.
— Nous allons voir s’ils nous laissent entrer —dit-il—. Il est clair que, s’ils ont capturé Trikos, Lénissu a sûrement des ennuis en ce moment.
J’ouvris grand les yeux.
— Pourquoi dis-tu cela ? —demandai-je.
— Eh bien… À ce que j’ai vu, Lénissu apprécie particulièrement Trikos. S’il l’a laissé partir, c’est qu’il devait être en danger, tu ne crois pas ? En plus, l’un des mercenaires était blessé.
J’acquiesçai, en pâlissant.
— Nous devons récupérer Trikos —dis-je fermement—. Va savoir ce qu’ils pourraient faire de lui. Et comment sais-tu qu’ils ont arrêté un Chat Noir ?
Le semi-orc grogna.
— Ils le traînaient avec eux. C’était un ternian, mais ce n’était pas Lénissu, même si, maintenant, la rumeur s’est répandue comme quoi le Sang Noir a été capturé. Mais c’est faux. Ce ternian ne ressemblait pas du tout à ton oncle. De toute façon, ce n’est même pas sûr qu’il ait quelque chose à voir avec les Chats Noirs.
Lorsque nous arrivâmes au quartier général, j’avais eu le temps de m’imaginer toutes sortes de catastrophes qui auraient pu arriver à Lénissu. Et si Dolgy Vranc n’avait pas bien vu et qu’effectivement, ce présumé Chat Noir était Lénissu ? Mais il se pouvait aussi qu’ils aient finalement attrapé le Sang Noir et qu’ils se soient rendu compte qu’il n’avait rien à voir avec mon oncle.
Les portes du quartier général étaient ouvertes et deux gardes protégeaient l’entrée, plus attentifs que d’ordinaire, sûrement en raison des évènements du matin.
— Bonjour —dit Dol, en arrivant devant les gardes—. Nous venons réclamer la propriété d’un cheval que des hommes ont amené ici, ce matin.
Les gardes nous observèrent et échangèrent un regard.
— Quel nom ? —fit un des gardes, sur un ton contrarié.
— Trikos —répondis-je.
Le semi-orc éclata de rire.
— Je crois qu’ils veulent savoir nos noms à nous —m’expliqua-t-il pendant que je rougissais—. La propriétaire de Trikos est Shaedra —ajouta-t-il, en me désignant d’un geste vague—, la nièce de celui qui montait le cheval. Selon la loi, elle a le droit de récupérer son cheval.
Les gardes échangèrent de nouveau un regard et l’un d’eux acquiesça de la tête.
— Bon. Je vais parler au capitaine.
Il disparut à l’intérieur et je soupirai.
— Tu crois que j’ai fait le ridicule ? —demandai-je innocemment au semi-orc, à voix basse.
Dol sourit, amusé.
— Penses-tu. Juste un peu. De toutes façons, Trikos est un joli nom. Ça n’a pas l’air de gêner le candian, qu’on l’appelle ainsi.
Je bâillai et j’acquiesçai.
— Au fait, comment tu te débrouilles avec le har-kar ? —demanda-t-il, tandis que nous attendions patiemment devant l’autre garde.
— Très bien —répondis-je—. Sotkins me bat encore la plupart du temps. Et Yeysa est toujours aussi brute que d’habitude.
Déria laissa échapper un petit rire.
— Aujourd’hui, je l’ai observée. Elle a l’air d’une mule grognonne.
Je souris, mais je retrouvai mon sérieux en voyant que le garde nous regardait comme une commère. Peu après, l’autre garde revint, accompagné du capitaine, un elfe noir vêtu de la tunique dorée habituelle d’Ato avec un dragon rouge cousu au centre. Ses yeux jaunes se posèrent sur le semi-orc.
— Bonjour. Vous désirez ?
— Nous voudrions récupérer Trikos —répondis-je, avant que le semi-orc puisse parler. Après tout, c’était moi qui devais m’occuper de cette affaire et pas Dol.
— Trikos —répéta-t-il, l’air étonné.
— Le cheval qui est arrivé ce matin —expliquai-je—. C’est un candian au pelage rougeâtre, vous l’avez sûrement vu…
— Je comprends —m’interrompit-il—. Mais nous ne pouvons pas encore te le restituer. Nous sommes en train de réaliser des recherches. Bientôt, nous l’enverrons chez toi, au Cerf ailé, n’est-ce pas ? —J’acquiesçai—. Bien. C’est tout ?
— Non —intervint Dolgy Vranc—. Nous voudrions savoir si vous avez des nouvelles de Lénissu…
— Ceci ne vous regarde pas —coupa aimablement le capitaine.
— Et si le Chat Noir que vous avez capturé sait où sont les autres Chats Noirs —continua Dolgy Vranc, imperturbable—. Parce que si vous localisez les Chats Noirs, ce sera beaucoup plus facile de localiser le véritable Sang Noir.
— Nous savons faire notre travail —répliqua le capitaine, sans perdre son calme—. Si cela est tout, vous pouvez partir.
Déria et moi échangeâmes un regard résigné, mais Dol souffla.
— Capitaine —grogna-t-il—. Cette jeune fille s’inquiète depuis des mois pour son oncle parce qu’il est accusé par erreur. Il me semble raisonnable, si l’on veut mener un jugement juste, que l’on vérifie tout ce qui a un rapport avec les Chats Noirs jusqu’à ce que l’affaire soit totalement claire.
Je perçus une lueur d’impatience dans les yeux du capitaine.
— Sieur Vranc, vous savez que nous appliquons rigoureusement la loi du Livre d’Ato. Aussi, s’il vous plaît, n’importunez pas davantage mes gardes. Je vous connais mieux que ce que vous croyez, et vous me connaissez : je tiendrai compte de vos paroles. Au revoir.
Il inclina la tête d’un mouvement raide et partit pendant que nous tournions le dos au quartier général d’Ato.
— Je n’ai jamais beaucoup aimé cette garde que nous avons —mâchonna Dolgy Vranc.
— Bon, au moins il a été aimable —fis-je, songeuse—. Il ne pouvait pas faire beaucoup plus pour nous. C’est vrai —raisonnai-je, en voyant que le semi-orc me regardait avec une moue—, que pouvait-il faire d’autre ? Nous laisser passer et interroger directement le Chat Noir ? C’est sûrement interdit.
— Mmouais. Au moins, ils ne nous ont pas mis de bâtons dans les roues pour le cheval —consentit Dol—. Cela me ronge que tu doives vivre ça, Shaedra. Hier, Aryès est venu chez moi et, à un moment, il m’a dit que tu étais épuisée. Cela me révolte —ajouta-t-il.
— Oh —fis-je, surprise qu’il prenne les choses comme ça—. Ne t’inquiète pas pour moi. Je ne suis pas si épuisée. Je dirai même que, ces derniers temps, je dors sans me réveiller de toute la nuit. Mais c’est vrai que, parfois, s’inquiéter pour quelqu’un, c’est pire que d’avoir un troupeau de nadres rouges à ses trousses.
— Moi, j’ai une idée —intervint soudain Déria—. Et si cette nuit nous nous introduisions au quartier général et nous allions voir le Chat Noir ? Nous lui soutirons tout ce que nous pouvons, puis nous partons tous à la recherche des Chats Noirs… Euh… Nous capturons le Sang Noir et…
Elle ne termina pas sa phrase parce qu’à l’évidence, elle s’était rendu compte que son plan était légèrement irréalisable.
— Moi, je propose d’aller boire une infusion chez moi —dit Dol—. À moins que tu doives revenir à l’entraînement, Shaedra.
Je fis non de la tête.
— Il ne reste même pas une heure d’entraînement. Cela n’en vaut pas la peine.
— Alors, allons chez moi. Et tu resteras manger. Je ne cuisine pas aussi bien que Lénissu ou Kirlens, mais je sais faire de très bons gâteaux aux poireaux frits, et je dis ça en toute modestie.
Je pouffai.
— J’ai trop faim pour remarquer si la cuisine est bonne ou non.
Et en chemin, tous les trois, nous nous mîmes à parler avec entrain d’art culinaire et de bonnes recettes.
Deux jours plus tard, je me réveillai alors que l’aube pointait à peine, en entendant un bruit contre ma fenêtre.
— Syu… —me plaignis-je, en bâillant.
« Qu’est-ce qu’il y a ? », me demanda Syu, à moitié endormi.
J’ouvris les yeux, étonnée, et je m’assis sur le lit, en clignant des yeux. Qu’est-ce… ? Je vis une ombre passer derrière le rideau et je me précipitai vers la fenêtre. À l’instant même où je tirais le rideau, la fenêtre s’ouvrit, laissant entrer la silhouette floue et rapide de Drakvian.
— Drakvian ! —fis-je, le souffle coupé.
Je refermai la fenêtre et je rabattis le rideau précipitamment.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? —demandai-je, alors que la vampire saluait Frundis et Syu.
— Oh. Bonjour, Shaedra. Je suis venue t’avertir qu’ils ramènent Lénissu à Ato. Ils l’ont capturé, comme tu le craignais.
Je pâlis, atterrée.
— Quoi ?
— C’est arrivé à cause d’un accident —expliqua-t-elle—. Lénissu m’a envoyée aux enfers le premier jour où je lui ai parlé du pacte que j’avais passé avec toi —raconta-t-elle, avec un sourire—. Il m’a même menacée avec son épée. Il a dit qu’il n’avait pas besoin d’aide. Alors je l’ai suivi, contre son gré. Il était accompagné d’un ami à lui. Ils ont parcouru les Hordes et alors…
Elle leva les yeux pour contempler la partie du plafond qu’elle avait brûlé avec ses boules de feu, pendant sa maladie. Moi, je m’étais laissée tomber sur le lit, désespérée.
— Il y a eu une attaque surprise de six saïjits armés, très peu courtois, d’ailleurs. Ils n’ont prévenu de rien. Bien sûr, c’est le principe basique de l’attaque surprise —raisonna-t-elle—, mais le fait est que Lénissu était allé chercher du bois pour le feu. Ils l’ont attaqué et il a reçu un coup d’épée à la jambe. Son compagnon est arrivé pour l’aider et, à mon tour, j’ai essayé de détourner l’attention des attaquants. Pendant le combat… à cause d’une brute… elle m’a échappé des mains —finit-elle par dire, devenant soudain très sombre—. J’ai perdu Ciel —expliqua-t-elle.
Elle soupira, songeuse.
— Alors, je suis partie me cacher —continua-t-elle—. J’ai vu les mercenaires se séparer en deux groupes. Trois d’entre eux se sont dirigés vers Ato. L’un d’eux était sur Trikos, gravement blessé. Ils emmenaient avec eux l’ami de Lénissu et… Ciel —ajouta-t-elle—. Les trois autres sont partis à la recherche de Lénissu. Ils ont fini par le trouver, bien sûr, il laissait des traces de sang partout. Alors moi… —elle se mordit la lèvre— je l’ai abandonné pour aller récupérer Ciel.
Elle me regarda, l’air coupable, et je secouai la tête.
— De toutes façons, tu n’aurais pas pu faire grand-chose contre six saïjits.
— Ils étaient trois —corrigea-t-elle—. Comme je t’ai dit, trois sont partis avec le cheval. Et avec Ciel. Maudits soient-ils —cracha-t-elle—. Ils vont le payer très cher —dit-elle, en sortant ses crocs—. Mais je te récupèrerai, je ne t’abandonnerai pas —promit-elle, en parlant avec sa dague perdue avec un sérieux peu habituel chez elle.
— Drakvian —dis-je, la voix tremblante—. Lénissu… est-il déjà arrivé à Ato ?
La vampire, absorbée par ses réflexions, sembla se réveiller soudainement et fit non de la tête.
— Pas encore. Mais ils ne tarderont pas. Un ou deux jours maximum. Bon, en ce qui me concerne, je crois que j’ai rempli ma part du marché. Maintenant, je pars chercher Ciel.
— Quoi ? —fis-je—. Oh, bon. Je comprends que Ciel est très importante pour toi… Tu as une idée d’où elle peut être ?
— Aux mains de ces sales saïjits —siffla-t-elle—. Voleurs. Ils vont me le payer de leur sang !
Un frisson me parcourut en voyant le visage furieux de Drakvian.
— Euh… D’accord. Poursuis-les. Si je peux t’aider en quoi que ce soit, n’hésite pas à me le dire.
La vampire fit non de la tête.
— C’est une affaire entre eux et moi —dit-elle—. Maintenant, il faut que je parte, avant que tous se réveillent et me voient errer dans les parages. Dernièrement, j’oublie que les saïjits ne sont pas habitués à voir des vampires et, ça, avant, cela ne m’arrivait jamais. Je crois que tu es une mauvaise influence pour moi.
Je soufflai, dissimulant ainsi un sourire. Comment une terniane pouvait être une mauvaise influence pour une vampire ?, me demandai-je, très amusée, malgré la gravité de la situation.
— Bonne chance, Drakvian —lui dis-je, alors qu’elle ouvrait la fenêtre.
— À toi aussi. Au fait —ajouta-t-elle, en plissant les yeux—, tu as toujours mon pendentif, n’est-ce pas ? —J’acquiesçai, en roulant les yeux, et elle laissa échapper un soupir de soulagement—. Parfait. Adieux, Syu, adieux, Frundis —fit-elle, avant de disparaître de la chambre.
Je me levai, j’allai fermer la fenêtre et je restai un moment à contempler le ciel qui bleuissait.
« Pfiou », dit Syu, en s’asseyant sur le lit. « Cette vampire me fait de plus en plus peur. À un moment, elle a l’air contente et, l’instant d’après, elle paraît furieuse et sanguinaire, tu ne trouves pas ? »
J’acquiesçai, en me tournant vers lui.
« Drakvian est l’antithèse de Kwayat », dis-je.
Syu trouva ma comparaison très amusante et il se mit à comparer les deux personnes avec entrain, pendant que je réfléchissais, tentant de savoir à quel point le fait qu’ils aient capturé Lénissu pouvait être catastrophique. Je ne pouvais pas nier que je me sentais soulagée de le savoir vivant, mais, maintenant que j’avais enfin des nouvelles de lui, il se trouvait qu’on le ramenait à Ato pour le condamner à mort. Quelle ironie, pensai-je.
J’avais la sensation pressante que je devais faire quelque chose, je devais agir avant que tout Ato ne sache que Lénissu avait été capturé. J’avais encore un avantage : j’étais la seule, à Ato, à part Drakvian, à savoir que Lénissu avait été capturé. Je pouvais toujours partir sur-le-champ à la recherche des mercenaires et sauver Lénissu… quoique ce plan ressemble à un typique plan de Déria. Bien sûr, si je demandais de l’aide à Déria, à Dol et à Aryès, nous serions peut-être capables de faire quelque chose. Mais j’avais l’impression qu’alors, tout ce que nous pourrions faire échouerait parce qu’il serait trop tard.
« Quelles possibilités as-tu de sauver Lénissu avant qu’il n’arrive ici ? », me demanda Syu, en essayant de m’aider à résoudre mon problème.
« Eh bien… Daelgar disait que j’avais des capacités pour devenir une espionne », pensai-je. « Alors je suppose que je pourrais passer inaperçue devant celui qui monte la garde, détacher Lénissu et fuir avec lui… peut-être que cela pourrait fonctionner. »
« Vraiment ? », répliqua Syu, dubitatif.
« Syu », lui dis-je patiemment. « Ne m’as-tu pas dit qu’un gawalt devait agir vite et bien et ne pas se tourmenter avec ce qu’il ne peut pas faire ? »
Syu leva les yeux au ciel.
« Je maudis le jour où cette phrase m’a échappé », gémit-il. « Tu es vraiment convaincue que tu vas agir vite et bien ? », demanda-t-il.
« Ouaip », acquiesçai-je. « Imagine-toi un peu : je tombe sur le groupe, disons cette nuit, sur le chemin. En réalité, c’est simple. Je n’ai besoin que du couteau que m’a offert Kirlens et d’un peu de courage et de finesse. »
Syu sourit de toutes ses dents.
« Du courage et de la finesse ? Ça, nous en avons, ne t’inquiète pas. »
Je lui rendis son sourire.
« Alors, cela te semble une bonne idée ? »
Syu haussa les épaules.
« Si tu crois vraiment qu’en faisant cela, tu vas vivre plus heureuse, pourquoi pas ? »
« Je le regrette uniquement pour les mercenaires, qui vont devoir renoncer à leur trois mille kétales », soupirai-je.
Syu me regarda fixement.
« Et c’est important, ça ? »
J’y réfléchis plus attentivement et je fis non de la tête.
« Pas vraiment. Et, en plus, je n’aime pas ces mercenaires. Ils n’auraient pas dû s’en prendre à Lénissu. » Je fis une pause et je me levai d’un bond. « En route, mon ami. »
Tout d’abord, je descendis discrètement à la cuisine prendre quelques petites provisions pour deux jours, puis je mis le tout dans mon sac orange et je pris également la cape, parce que les nuits commençaient à être fraîches.
Frundis commença par désapprouver catégoriquement le plan, mais, lorsque je lui demandai s’il voulait venir, il accepta enchanté et, aussitôt, il trouva des raisons d’appuyer mes décisions échevelées et pleines d’espoir.
Je sortis de ma chambre par la fenêtre et je descendis de toit en toit jusqu’au pont. Le nouveau pont était plus ou moins terminé et il ne manquait que la construction des tours. Pour la première fois, je traversai le pont de pierre et je m’en allai en courant sur le chemin bordé de champs et de bois. Au début, mon cœur battait d’émotion, car, enfin, j’entrais en action. Sûrement, tous auraient désapprouvé mon plan. Même Syu et Frundis avaient une certaine réserve, mais que pouvais-je faire ? Si Lénissu arrivait à Ato, on l’enfermerait dans une cellule du quartier général et il serait impossible de l’en sortir. Je ne permettrais pas que ceux d’Ato se débarrassent de Lénissu après un jugement “sommaire”, comme avait dit Nart. Il valait mieux agir vite, avant que la situation n’empire.
Alors, je me souvins de mes leçons avec le maître Dinyu et Kwayat et je pâlis un peu en me rendant compte qu’en partant d’Ato si précipitamment je n’avais même pas pu avertir Kwayat de ne pas m’attendre… Je me sentis un peu embêtée, mais je me convainquis qu’il valait mieux que Kwayat attende un peu plutôt que Lénissu perde la vie.
— Ne te préoccupe pas Lénissu, j’arrive —fis-je, décidée.
« Tu vas parler à Lénissu durant tout le voyage avant de le sauver ? », me demanda Syu avec curiosité, sur un ton badin.
« J’essayais de me donner du courage », répliquai-je.
« À l’évidence, tu as besoin d’un peu plus de rythme », intervint Frundis. « Je vais voir ce que je peux faire… »
Un bruit de bric-à-brac se fit entendre, comme si Frundis avait besoin de remuer ses chansons pour choisir celle qui convenait le mieux à cet instant et, peu après, une chanson entraînante de trompettes et de tambours se mit à résonner.
* * *
Plus j’avançais, plus j’avais l’impression de commettre une erreur. Mais je ne pouvais faire autrement : j’avais la conviction que, si je n’agissais pas tout de suite, il arriverait un malheur à Lénissu. Aussi, logiquement, je ne pouvais commettre une erreur.
« L’erreur que tu commets, c’est de penser autant », me répliqua Syu.
« Les pensées alimentent la musique », dit Frundis.
« Bah, cela dépend de quelles pensées », grogna le singe. « La préoccupation n’alimente rien. Elle fait tout le contraire. »
« Ne parle pas aussi vite, la préoccupation peut être à l’origine de nombreuses musiques, par exemple… » On entendit un raclement de gorge et la musique régulière des tambours se changea en un son grinçant à faire dresser les cheveux sur la tête.
« Ça, c’est de la terreur musicale », objecta Syu.
« C’est de la préoccupation », répliqua Frundis, contrarié.
« C’est vous qui me préoccupez », intervins-je. « Au fait, à ce propos, si nous mangions un petit quelque chose, qu’en pensez-vous ? »
« La musique alimente davantage qu’un repas », dit Frundis, avec un soupir dédaigneux.
« Tu dis ça parce que tu es un bâton », rétorquai-je en souriant. « Un peu de pain, Syu ? »
« Si tu insistes », répondit Syu, désinvolte, en prenant un morceau de pain bien épais.
Nous mangeâmes rapidement et nous poursuivîmes notre chemin. Le ciel commençait déjà à s’assombrir et je n’avais pas encore croisé une seule âme. Il était clair que la rive Est du Tonnerre était pratiquement inhabitée. C’était bien pour cela qu’Ajensoldra et les Royaumes de la Nuit ne se mettaient jamais d’accord pour savoir à qui devaient appartenir les territoires de la cordillère. D’un coup d’œil, on voyait tout de suite qu’ils n’appartenaient à personne. Il n’y vivait que quelques peuples de ternians et d’humains et quelques caïtes, quoique ces derniers se trouvent pour la plupart plus au nord, au pied des montagnes. Or, chacune de ces communautés considérait son village comme son seul et unique foyer. Ce qui était logique.
Le paysage se composait de prés, de petites collines et de quelques bois. Si quelqu’un apparaissait sur le chemin, on le voyait de loin. Malgré tout, ce fut Frundis qui nous avertit qu’un groupe de personnes approchait. Apparemment, la musique aux alentours avait changé. Moi, je n’entendais aucun bruit de pas, mais je me fiai à ce que disait Frundis et je m’écartai du chemin et me cachai dans un petit bois pas trop éloigné.
En voyant apparaître le groupe, je restai immobile et je m’enveloppai d’harmonies même si, cachée comme je l’étais derrière les arbustes, il était peu probable que l’on me voie. Au début, j’essayai de ne pas y croire pour ne pas me donner de faux espoirs et je tentai de me convaincre que ce n’était qu’un groupe de voyageurs sans aucun rapport avec les mercenaires et Lénissu. Et, au fur et à mesure qu’ils avançaient, j’aperçus leurs armures légères et leurs épées et je vis qu’ils étaient quatre, nombre qui concordait très bien avec les trois mercenaires qui avaient capturé Lénissu.
Alors, je le reconnus. C’était le plus petit. Il avait les mains attachées et, sans chemise, il avançait l’air résigné tandis qu’un des mercenaires le tirait par une corde qu’il lui avait attachée autour du cou, comme pour le faire marcher plus vite. La lumière du jour était sur le point de disparaître, mais la Lune avait commencé à briller dans le ciel et je parvins à voir avec suffisamment de clarté l’aspect des trois mercenaires.
Il y avait deux caïtes et l’autre semblait être un semi-elfe de la terre avec du sang de ternian dans les veines. Les deux caïtes étaient robustes et grands et portaient les armes les plus lourdes, une hache et une massue, alors que le semi-elfe avait un arc court et une épée, mais, quoique les deux caïtes le dépassent de plusieurs centimètres, le semi-elfe était beaucoup plus grand que Lénissu. C’étaient trois mercenaires imposants et terrifiants, conclus-je.
Je me demandai combien de temps ils continueraient à avancer. Généralement, à cette heure, n’importe qui se serait arrêté pour dîner et dormir. Mais eux semblaient être pressés et ils avaient tout l’air de vouloir profiter des dernières lueurs du jour pour se rapprocher d’Ato.
« Ils sont impatients de recevoir les trois mille kétales », grognai-je.
« Quelle bande d’avares », dit Frundis.
« Cela ne me dit rien de bon », commenta Syu.
Nous attendîmes que les mercenaires dépassent le bois, puis je poussai un soupir de soulagement et d’émotion.
« Syu ! Je crois que cela va fonctionner », dis-je, joyeusement. « J’avais peur que les mercenaires aient décidé de couper à travers champs ou qu’ils aient pris un autre chemin. Qui sait, ils auraient pu venir du nord, il aurait pu se passer tant de choses… Mais, maintenant, je suis tout à fait rassurée. »
« Tu ne peux pas savoir comme ça me réjouit », répliqua-t-il, le nez froncé. « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »
Je me mordis la lèvre, pensive, en me rendant compte qu’effectivement tout restait à faire.
« Maintenant, il faut attendre », répondis-je.
* * *
Ils avaient allumé un feu à une cinquantaine de mètres d’un bosquet. C’est la première chose qui me surprit parce que, moi, si j’avais eu le choix entre dormir sur un terrain à découvert ou dans un bois, j’aurais choisi le bois. Syu aussi se montra surpris.
« Les arbres offrent toujours une meilleure protection », argumenta-t-il.
« Apparemment, eux, ils n’ont pas besoin de protection », commentai-je, cachée derrière un petit arbuste à la lisière du bois.
Frundis laissait couler une douce musique de flûte qui ne convenait pas du tout avec la situation et il semblait totalement absorbé par ses pensées.
« Nous allons attendre qu’ils dorment profondément », décidai-je. « Lénissu a toujours les mains attachées, n’est-ce pas ? »
Syu plissa les yeux et acquiesça.
« C’est ce qui me semblait », soupirai-je. « Il faudra le détacher avant de pouvoir s’enfuir. »
« Je te laisse t’en charger. Moi, je me charge de le réveiller lorsqu’ils seront tous endormis. »
« Ils ne dormiront pas tous », dis-je alors. « Ça, ça va être le plus gros problème. Comment faire pour que celui qui surveille ne nous voie pas ? »
Plus je réfléchissais au problème, plus ce que je prétendais faire me semblait impossible. J’attendis ainsi cachée pendant une heure encore. Les deux caïtes allèrent dormir et le semi-elfe resta assis à contempler le feu, sans avoir l’air cependant d’être sur le qui-vive. Mais je savais que les elfes de la terre avaient une très bonne ouïe et une très bonne vue. Je ne devais pas me laisser emporter par mon impatience.
Je considérai l’idée d’attendre quelques heures de plus que le semi-elfe s’en aille dormir et qu’un caïte le remplace. Mais une autre pensée me vint à l’esprit : le semi-elfe devait être fatigué après une journée entière de marche. Ceci était un avantage considérable.
Alors, une soudaine détermination m’envahit et je décidai d’agir le plus tôt possible. J’utilisai les harmonies et je me cachais au milieu des ténèbres, en m’approchant du feu des mercenaires, le cœur battant à tout rompre.
Jamais je ne m’étais sentie aussi téméraire. Syu me suivait en imitant les mêmes techniques harmoniques que moi et Frundis nous enveloppait en améliorant nos sortilèges. Je me sentais assez fière du résultat.
Il me sembla qu’il s’était écoulé une éternité quand, enfin, je parvins auprès de Lénissu. Il était étendu entre les deux caïtes et le semi-elfe était toujours auprès du feu. Je fus épouvantée en voyant mon oncle de plus près : il avait la jambe blessée, très probablement infectée, et une autre coupure sur le torse, quoique superficielle, et son visage contracté, agité et recouvert de sueur lui donnait un air fébrile.
« As-tu fini ton diagnostique, Shaedra ? », me demanda aimablement Syu, légèrement impatienté.
Le singe gawalt passa par-dessus mon épaule et atterrit silencieusement près de Lénissu, se demandant sans doute comment il pouvait faire pour le réveiller le plus discrètement possible.
Il grimpa sur lui et lui pinça la joue. Lénissu murmura quelque chose d’incompréhensible, mais il n’ouvrit pas les yeux. Syu et moi échangeâmes un regard et je m’avançai, en rampant et en sortant mon couteau. Bientôt je me rendis compte que le couteau que m’avait offert Kirlens n’était pas un couteau fait pour couper de grosses cordes.
« C’est un désastre », prononça Syu. « Il ne se réveille pas. »
Je levai le regard et je vis qu’il lui pinçait la joue en l’agitant comme s’il tordait un torchon mouillé.
« Syu ! », protestai-je. « Change de tactique. Nous ne pouvons pas le porter, ce n’est pas qu’il soit très lourd, mais, moi, je ne suis pas Yeysa. »
« Arrête de parler autant et continue de couper la corde », me répliqua le singe, en commençant à tirer les oreilles de Lénissu.
Lénissu, alors, se réveilla, en ouvrant paresseusement les yeux, l’air épuisé. Il grogna et je lui mis la main sur la bouche, pour lui imposer silence. Lénissu, cependant, ne comprit pas tout sur-le-champ. Au bout d’un moment, il s’aperçut de qui j’étais et, heureusement, il ne poussa aucune exclamation, mais resta pantois, ce qui n’était pas habituel chez lui et je m’inquiétai vraiment de son état de santé. Pourrait-il courir avec cette jambe blessée ? Drakvian m’avait avertie qu’il était blessé, pourquoi diables avais-je oublié cela dans mon superbe plan ?
Je poussai un soupir de soulagement lorsque je réussis enfin à couper la corde qui maintenait Lénissu les mains liées et c’est alors que la pire étape commença : relever Lénissu, étant donné qu’il ne semblait pas disposé à le faire tout seul. Je lâchai Frundis, je pris les deux mains de Lénissu, et les tirai de toutes mes forces. Lénissu cligna des paupières et ouvrit soudain des yeux exorbités.
« Attention ! », exclama Syu, atterré.
Soudain, j’entendis un bruit derrière moi et je tournai la tête. Mon sang se glaça. Debout, à quelques mètres de moi, un elfe tendait la corde de son arc et me visait, une flèche encochée.
— Lâche-le —m’ordonna-t-il.
Je lâchai Lénissu et celui-ci tomba de quelques centimètres en poussant une exclamation de douleur qui réveilla les deux caïtes en sursaut.
J’avalai ma salive, en essayant de comprendre quand les sortilèges harmoniques qui me cachaient s’étaient défaits. Comment avais-je pu me déconcentrer de cette façon ?
— Dieux miséricordieux, toi, là, écarte cette flèche de… cette fillette —brama Lénissu, en essayant de se redresser.
Il tendit une main tremblante vers moi ; cependant, les caïtes ne lui permirent pas d’aller beaucoup plus loin : ils le jetèrent par terre et lui rattachèrent les mains avec la corde qu’ils lui avaient passée autour du cou pour le faire avancer. Mais ils se hâtèrent inutilement : Lénissu était trop faible pour se rebeller.
Le semi-elfe sembla plus détendu, mais il continua à pointer la flèche sur moi.
— Qui es-tu ? —demanda-t-il, me regardant droit dans les yeux.
— Je… —hésitai-je et je tentai de donner un peu plus de fermeté à ma voix—, je passais par là et…
— Qui es-tu ? —répéta-t-il, en avançant d’un pas.
— Laisse-la partir —souffla Lénissu, quand les deux caïtes s’écartèrent un peu de lui—. Ce n’est qu’une petite fille.
Un des caïtes s’esclaffa.
— Une petite fille armée d’un couteau et qui réussit à passer sans qu’Uman ne la voie —grogna-t-il, sarcastique.
— Ce couteau est plutôt fait pour couper des carottes qu’autre chose —répliqua l’autre caïte, en ramassant mon couteau par terre.
« Tu t’es mise dans un sacré pétrin », dit Syu, depuis un endroit que je ne pus déterminer.
« Tu n’as pas besoin de me le dire », lui répliquai-je, avec un gémissement mental.
— Je n’ai pas de mauvaises intentions —dis-je—. Je voulais seulement sauver un innocent.
— Tu connais cet homme… —dit Uman, le semi-elfe, en détendant la corde de son arc—, comment ?
J’ouvris la bouche et la refermai, confuse.
— Je…
— C’est ma nièce —intervint Lénissu, en passant ses mains sur son visage, comme pour se réveiller—. Elle est un peu déséquilibrée, ne la prenez pas trop au sérieux. Parfois, elle se met même à parler avec un singe gawalt et avec toutes sortes d’objets. Ne vous transformez pas en criminels après en avoir capturé un, d’accord ? C’est très laid de menacer une jeune fille de quatorze ans.
Je le regardai fixement, abasourdie. Comment ça, déséquilibrée ? Que diables disait Lénissu ? Et que prétendait-il en disant qu’ils avaient capturé un criminel s’il n’en était pas un ?
Uman haussa un sourcil.
— Ta nièce, hein ? Je ne savais pas que le Sang Noir avait de la famille. Je croyais qu’il l’avait toute liquidée.
Lénissu roula les yeux.
— L’ami, je crains que tu confondes les Sangs Noirs, je t’ai déjà dit que je n’ai rien à voir avec ces histoires sanglantes… mais je suppose que tu n’en as rien à faire.
— Effectivement —répliqua Uman, tandis que Lénissu laissait retomber sa tête contre le sol, épuisé.
— C’est un comble —intervins-je, sans pouvoir en supporter davantage—. Pourquoi vous le laissez dans cet état ? Il n’en peut plus, il va mourir si vous ne faites rien pour soigner sa blessure.
Uman se tourna vers moi.
— Et toi, je suppose que tu viens d’Ato ? —j’acquiesçai de la tête et j’allais dire quelque chose, mais il ne m’en laissa pas le temps—. Jeune fille, je suppose que ton intention en venant ici était celle de libérer cet homme. Par conséquent, tu as été sur le point de faire quelque chose d’illégal, puisque cet homme va être jugé et, si je ne me trompe pas, il sera condamné à mort. Et je ne vois pas pourquoi je devrais me préoccuper de la blessure infectée d’un mort.
— Très juste —approuva Lénissu d’une voix rauque, en faisant un geste de ses mains attachées—. Tu ne peux pas soigner la mort —et il leva légèrement la tête, avec un demi-sourire—, à moins que tu ne veuilles me convertir en squelette bien sûr. Maudit soit le jour où j’ai promis de ne pas toucher à la nécromancie —ajouta-t-il.
Il délirait, compris-je, en ouvrant grand les yeux, atterrée.
— Il faut lui soigner la jambe —insistai-je, désespérée.
— Je ne vois pas pourquoi nous devrions le faire —répliqua l’un des caïtes, en s’asseyant sur l’herbe, près du feu. Il grogna—. Je suis épuisé. Attachons cette gamine et dormons.
Je protestai tandis qu’ils m’attachaient les mains avec le morceau restant de la même corde qui retenait déjà Lénissu.
— Vous n’avez donc pas de pitié ? —fis-je, en essayant de ne pas laisser percer la colère dans ma voix, mais en vain—. Il souffre. Au moins, vous devriez lui laisser le bénéfice du doute : quelle preuve avez-vous que Lénissu soit un criminel ? Aucune. Vous devriez me laisser aller chercher de l’aladène, il y en a beaucoup aux alentours d’Ato… Et vous devriez me laisser désinfecter la plaie…
Je me tus, en remarquant le regard sombre du semi-elfe.
— Quel est ton nom ? —demanda-t-il.
— Shaedra —répondis-je—, et qu’est-ce que ça peut faire ?
— Rien.
Et il me tourna le dos tandis qu’un des caïtes m’obligeait à m’asseoir.
— Dors —dit le caïte—. Attachée comme tu l’es à ton oncle, je crois que tu ne pourras pas aller très loin.
Je le foudroyai du regard et j’aperçus alors un mouvement sur le sol : c’était Frundis qui essayait de se rapprocher de moi. Je bougeai légèrement et je touchai le bâton. Une vague déferlante de musique de salon m’envahit totalement l’esprit et je secouai la tête.
« Frundis ! »
« Tu as entendu ? », me répliqua-t-il, cependant, enthousiaste. « J’ai trouvé un nouveau son ! Jamais je n’aurais pensé que je trouverais un nouveau son aussi vite. Je ne sais pas encore comment c’est arrivé… c’est un miracle ! »
Je levai les yeux au ciel, sans pouvoir le croire.
« Frundis, tu te considères vraiment comme une arme de combattant de première classe ? », grognai-je. « Tu m’as abandonnée alors qu’on me visait le cœur avec une flèche ! »
« Oh, vraiment ? Euh… peut-être que j’ai perdu quelque chose. Qui t’a attaquée ? », demanda-t-il, avec un intérêt aimable.
Je poussai un soupir exaspéré et Uman me jeta un regard soupçonneux.
« Les trois mercenaires, qui sinon ? Je vois bien que tu étais distrait. En train de chercher de nouveaux sons », soupirai-je, incrédule.
« C’est une tâche très importante », répliqua Frundis, offensé.
« Plus importante que de sauver Lénissu ? », rétorquai-je.
« Semblable », affirma-t-il, après une brève pause.
Je fermai les yeux, fatiguée, et je restai étendue sur le dos dans l’herbe, pensive. J’étais attachée à la même corde que Lénissu, et il me suffit de suivre la corde pour le trouver allongé un demi-mètre plus loin. À présent je savais que Lénissu ne serait pas capable de se lever seul et de courir. Toutes mes bonnes intentions avaient complètement échoué. C’est seulement maintenant que je comprenais que j’avais commis une terrible erreur. Mais, en même temps, j’étais contente d’être près de Lénissu et, en plus, l’important était qu’au moins j’avais essayé.
« Shaedra ? », demanda alors Frundis, inquiet. « Tu vas bien ? »
« Moi, oui. Mais Lénissu est blessé. Et la seule chose qui importe à ces mercenaires, c’est qu’il arrive vivant à Ato. Après, ça leur est égal s’il meurt. Je crois que c’est la chose la plus terrible qui m’est arrivée de toute ma vie. Comment peuvent-ils être aussi bornés ? N’importe qui verrait tout de suite que Lénissu est une personne bienveillante. »
Vraiment, je ne le comprenais pas. Pourquoi tout devait être aussi compliqué ? Et pourquoi Lénissu semblait tout prendre d’une façon si indifférente ? On aurait dit qu’il s’était déjà donné pour mort et qu’il n’allait rien faire pour empêcher qu’on le condamne injustement. Mais, bien sûr, il ne semblait pas être en condition de penser correctement… Ce qui me dérangeait le plus, en ce moment, c’était de ne pas pouvoir désinfecter la blessure de Lénissu et la bander comme il se devait. Franchement, les qualités de guérisseurs de ces trois mercenaires étaient vraiment pathétiques.
« Est-ce que je peux faire quelque chose ? », me demanda Syu, en quelque part.
Subitement, j’eus une idée et un sourire commença à se dessiner sur mon visage.
« Oui. Cherche-moi quelques feuilles d’aladène. C’est une petite plante… un petit peu plus haute que toi. Elle a des feuilles qui ressemblent à celle de l’érable, mais plus spongieuses et plus grosses, et plus petites. Tu peux trouver ça ? »
« Je crois que je vois de quelle plante tu parles », assura Syu. « Je serai aussi rapide que l’éclair. »
« Fais attention quand tu t’approcheras », lui dis-je, préoccupée.
« Pff », répliqua-t-il.
Un quart d’heure après, il était de retour avec les feuilles d’aladène et il me les laissa entre les mains le plus discrètement possible avant de disparaître par où il était venu.
Lénissu dormait depuis longtemps et marmonnait des demi-mots de temps à autres. Les flammes du feu illuminaient son visage agité et couvert de sueur. Je m’approchai de lui discrètement et, me pliant pour pouvoir atteindre sa jambe blessée, j’essayai de retrousser son pantalon jusqu’au genou. Ce fut une tâche ardue, car le sang avait séché et le pantalon était collé sur la plaie. Et, lorsqu’enfin je réussis, la blessure se rouvrit et Lénissu laissa échapper un grognement de douleur mais c’est à peine s’il se réveilla. Je lui appliquai les feuilles sur la plaie le plus vite que je pus, craignant qu’Uman me voie.
Les feuilles d’aladène absorbaient le pus et le sang et rejetaient un liquide qui brûlait et, par conséquent, désinfectait. C’est pourquoi je ne fus pas étonnée, lorsque je posai l’aladène sur la blessure, d’entendre Lénissu pousser un cri de douleur et sursauter.
— Aaaarr ! —vociféra-t-il.
— Du calme —lui chuchotai-je, précipitamment—, je te soigne la blessure…
— Que se passe-t-il maintenant ? —s’écria l’un des caïtes, irrité, tandis qu’Uman se levait de sa pierre pour aller voir ce qui se passait.
Uman, en contemplant la scène, s’esclaffa.
— Ce n’est rien, dormez tranquilles. C’est seulement la gamine qui fait tout pour que nous arrivions à Ato le plus vite possible.
Le caïte grogna et referma les yeux. Lénissu, par contre, suffoquait de douleur.
— Shaedra —gémit-il, d’une voix très faible—, pourquoi veux-tu me tuer ?
Je soupirai, irritée.
— Je te soigne, Lénissu, tu ne vas pas mourir. Ne bouge pas la jambe ! —sifflai-je—. C’est de l’aladène.
— De l’aladène ? —répéta Lénissu, abasourdi. Et, alors, il ouvrit grand les yeux—. Mais c’est mortel !
— C’est mortel si tu en manges —répliquai-je, en roulant les yeux—, mais c’est très efficace pour les blessures. Fais-moi confiance.
Lénissu se rallongea et j’aurais aimé amortir un peu sa chute, mais, malheureusement, j’avais les mains liées.
Uman, au lieu de revenir à sa place, s’approcha de moi. Il avait le visage sale et carré et des oreilles plus longues que la plupart des elfes.
— Qui t’a apporté la plante ? —demanda-t-il à voix basse, pour ne pas réveiller les autres—. Tu as un complice, tu ne peux pas me mentir. Et il doit être très discret… Qui est-ce ?
J’ouvris les yeux, inquiète. Je ne voulais pas mêler Syu à cela. Au bout du compte, c’était le seul qui avait réchappé de mon stupide plan.
— Tu n’as pas besoin de te préoccuper —répondis-je—, il ne peut pas vous attaquer.
Uman haussa un sourcil, surpris et soupçonneux.
— Il y a d’autres personnes aux alentours ?
— Non, pas que je sache —répondis-je—. À part Syu, bien sûr… le complice —expliquai-je pour qu’il comprenne.
Uman jeta un coup d’œil à Lénissu, secoua la tête et, sans un mot de plus, il retourna s’asseoir à sa place pour monter la garde.
Je continuai à essayer de soigner la jambe de Lénissu en utilisant un peu l’endarsie, mais je craignais de faire empirer les choses et je regrettai l’absence d’un guérisseur. Aléria aurait été bien plus efficace que moi. Lorsque je n’eus plus aucune autre idée pour soulager la souffrance de Lénissu, je me laissai tomber auprès de lui, épuisée. Que pouvais-je faire d’autre ?, me demandai-je, inquiète, en voyant que Lénissu avait beaucoup de fièvre. Une illusion de froid ou de chaud ne pouvait que tromper l’organisme de Lénissu, elle ne pouvait rien arranger. Et changer la température du corps, outre le fait que c’était difficile, pouvait s’avérer dangereux : le maître Jarp nous avait mis en garde plus d’une fois sur les dangers de l’énergie arikbète. Il me revint en mémoire des cas d’accidents qu’il nous avait racontés et je préférai ne pas tenter le diable.
Alors, il me vint à l’esprit une nouvelle préoccupation qui n’avait rien à voir avec Lénissu. Et si, soudain, je me transformais en démon ? Attachée comme je l’étais, le plus probable, c’était qu’il arrive une catastrophe irréparable…
Aussi, j’utilisai toutes les techniques à ma portée pour rester calme. Je ne dois pas me préoccuper, me répétai-je. Je m’imaginai que je courais dans quelque champ d’Ato, riant sous un soleil radieux d’été et je m’endormis d’un coup. Je fis un cauchemar horrible. Lénissu, gardant tout son calme, marchait d’un pas sûr sur un terrain rocheux et, soudain, il tombait dans un précipice. Moi, je criais. Mais alors Lénissu réapparaissait en lévitant : Aryès le tenait par la main et souriait. Un vent brutal se levait subitement et il les emportait tous les deux, tandis que je restai près du précipice, désespérée et impuissante, et que Syu s’agrippait à mon cou de toutes ses forces pour ne pas se laisser emporté par la tempête…
Ce matin-là, lorsque je me réveillai, la première chose que je vis, ce furent deux yeux noirs qui me contemplaient presque sans cligner. C’étaient les yeux d’un des caïtes, le roux barbu au nez tordu.
Je posai les coudes par terre et me redressai légèrement, en battant des paupières. Le ciel commençait à peine à s’éclaircir et la Lune brillait encore dans le ciel.
— Il est très tôt —grognai-je, ensommeillée.
— Bonjour, jeune fille —me dit le roux—. Je dois dire que, hier soir, tu semblais plus dangereuse que maintenant. Tu n’es qu’une petite fille.
— Une petite fille qui a réussi à parvenir jusqu’à notre feu sans être vue —commenta Uman—. Il est évident qu’elle connaît les arts de la magie.
Je levai un sourcil, surprise d’entendre les mots « arts de la magie ». Le maître Yinur avait dit que certaines personnes éloignées de la civilisation appelaient ainsi les arts celmistes. Évidemment, il fallait d’abord savoir ce que signifiait la notion de « civilisation » pour le maître Yinur.
— Les arts de la magie ? —répéta le caïte brun—, tu crois vraiment que cette fillette est… ?
Il me regarda, les sourcils froncés, méfiant. Je leur souris à tous les trois, amusée de voir leurs réactions.
— Je suis élève de la Pagode Bleue —leur dis-je—. Et je suis har-kariste.
— La Pagode Bleue —répéta le roux—. Oh, cela me rappelle de mauvais souvenirs. Je me souviens de quelques-uns de ses anciens élèves que j’ai connus. Des gens très têtus.
Uman m’observait avec intérêt.
— Tu as dit har-kariste ?
— Ouaip —répliquai-je.
— Quelle coïncidence. J’ai connu un har-kariste, il y a à peine quelques mois. Son nom est Pyen Farkinfar, tu le connais ? —Je fis non de la tête—. Il m’a vaincu dans un duel. Ça a été une dure leçon —admit-il. Alors, il se leva—. Il vaudra mieux que nous nous mettions en marche. Réveille ton oncle et partons.
Je me tournai vers Lénissu et je l’examinai pour voir comment il allait. Sa fièvre était tombée et sa blessure semblait avoir rejeté tout le pus, de sorte que je ne pus que m’émerveiller des effets de l’aladène. Je n’avais jamais pu vérifier des effets positifs aussi radicaux ou, du moins, c’est ce qu’il me sembla à ce moment-là.
Je le réveillai en lui donnant de petites tapes sur la joue.
— Lénissu, réveille-toi —lui dis-je.
— Que je me réveille ? —répliqua-t-il, en se réveillant—. Est-il possible que je puisse encore me réveiller ?
Sa question me fit me demander si la fièvre avait réellement baissé, mais, ensuite, je constatai que Lénissu était plus lucide que je ne le croyais. Je l’aidai à se lever et je lui mis Frundis entre les mains pour qu’il puisse mieux s’appuyer, en demandant au bâton qu’au passage il l’aide moralement avec sa musique. Lorsque nous fûmes prêts, les autres avaient déjà couvert le feu et nous pressaient d’avancer.
— Attendez —leur dis-je, hésitante—. J’ai un sac orange dans ce bois, je l’y ai laissé hier parce qu’il était trop voyant… Je vais aller le chercher.
— Pas question —répliqua le caïte roux.
Alors, je remarquai qu’ils n’avaient rien mangé pour déjeuner et je commençai à me demander depuis quand tous trois n’avaient pas mangé, sans parler de Lénissu… Je me raclai la gorge.
— Dans le sac, il y a du pain et du fromage —dis-je, comme si de rien n’était—, c’est dommage de jeter de la nourriture de cette façon. Mais, bien sûr, si vous ne voulez pas aller le chercher…
Aussitôt, je vis que tous trois échangeaient des regards pensifs. Ils étaient affamés, confirmai-je pour moi-même.
— Où est ce sac ? —demanda le caïte brun.
Je levai mes mains liées et je signalai le bois sur ma droite sans un mot. Un quart d’heure plus tard, nous marchions tous sur le chemin et les mercenaires paraissaient plus contents après avoir déjeuné quelque chose, même si c’était sans aucun doute un déjeuner très frugal. Et, au moins, j’avais récupéré mon sac à dos.
Lénissu et moi, nous marchions, épaule contre épaule, attachés à la même corde, et nous suivions Uman, qui ouvrait la marche. Lénissu avançait en silence. Il ne me disait pas un mot et son aspect et son mutisme m’inquiétaient. Il était évident qu’il souffrait et je me demandai pourquoi il continuait à avancer s’il savait que chaque pas le rapprochait davantage d’Ato et du Mahir. Il devait avoir une idée en tête, pensai-je, avec espoir.
Le caïte roux, qui était le plus jeune des trois, s’appelait Liin et le brun, Kuayden. Tous deux bavardaient avec entrain sur Ato et ses meilleures boissons. Ils avaient tout l’air d’avoir l’intention de dépenser les trois mille kétales à se saouler tout le temps qu’ils pourraient.
— Cela ne me paraît pas très salutaire de boire ces breuvages dégoûtants —intervins-je tranquillement—. Vous pourriez faire des choses plus intéressantes avec ces trois mille kétales.
Kuayden me foudroya du regard.
— Ferme-la, tu ne sais pas de quoi tu parles.
— Qu’est-ce que tu ferais de l’argent, toi ? —me demanda Uman, en se tournant vers moi, sans toutefois montrer beaucoup d’intérêt pour la conversation.
— La vérité… je n’en ai aucune idée —reconnus-je—. Moi, je n’ai jamais eu besoin d’argent. Mais ce qui est clair, c’est que je ne passerais pas mes journées à boire, comme eux. Surtout si ces trois mille kétales ont été gagnés sans mérite.
Le visage d’Uman s’assombrit.
— Sans mérite ? —répéta Kuayden, indigné—. Avec la blessure que m’a faite ton maudit parent, je crois que j’ai mérité les trois mille kétales pour moi tout seul. Malheureusement, il faut diviser cette quantité par six —ajouta-t-il, comme pour lui-même.
Je tournai la tête et je vis qu’effectivement il avait une assez vilaine blessure au bras.
— Je suis désolé pour ton bras —intervint Lénissu, en boitant et haletant—. L’attaque m’a échappé. Je savais que je ne pouvais pas vous vaincre les trois à la fois, ça a été un réflexe.
J’aperçus la moue surprise de Kuayden.
— Bon, en réalité, cela ne fait pas très mal. Je suis habitué à ce genre de blessures. —Il y eut un silence et il ajouta peu après— : Moi aussi, je regrette pour ta jambe. Nous pourrions être arrivés à Ato hier soir sans cette maudite jambe.
Lénissu grimaça, mais ne répondit pas, et nous continuâmes à avancer en silence pendant quelques minutes.
— Trois mille kétales est une quantité misérable —dis-je soudain—. Vous ne savez pas ce que vous faites. Probablement, vous obtiendriez beaucoup plus en libérant Lénissu : il a beaucoup de contacts.
— Pas si vite, ma chère nièce —répliqua Lénissu—. Je ne suis pas disposé à donner le moindre kétale à ces brutes.
— Et on ne te l’a pas demandé —répliqua Liin, le roux, en grognant.
— Mais réfléchissez un peu —intervins-je—. S’il s’avère que Lénissu n’est pas le Sang Noir, à quoi tout cela vous aura-t-il servi ? Ils ne vous paieront pas.
— Si, ils nous paieront —fit Uman—. Même si ce n’est pas le Sang Noir. S’ils ne respectent pas le marché, tous les mercenaires l’apprendront. Arrête d’essayer de nous vendre ton opinion. On n’a pas beaucoup de patience avec les gamins casse-pieds.
J’ouvris grand les yeux, offensée, et je pris une mine têtue.
— Ça va. Tu avais raison, Lénissu. Ce sont des brutes.
— Avance et cesse de parler, Shaedra —me dit Lénissu—. Dis-moi, tant que je suis encore un peu lucide, pourquoi diables es-tu partie d’Ato ?
Je me mordis la lèvre, en rougissant.
— Ne te fâche pas. J’ai appris que tu étais proche d’Ato et je savais que je devais agir vite avant que tu n’arrives… On t’accuse d’être le Sang Noir et de crimes que tu n’as jamais commis. Et Nart m’a dit qu’ils étaient si convaincus de ta culpabilité que… qu’ils allaient à peine te juger —murmurai-je douloureusement—. Mais j’avais oublié que tu étais blessé. Et je n’ai pas été très adroite avec les harmonies. Ça a été un plan désastreux, mais ne te tracasse pas, tu t’en sortiras.
Lénissu secoua faiblement la tête.
— J’en doute.
— Il suffit que tu leur dises la vérité —insistai-je.
— Ils ne m’écouteront pas —répliqua-t-il—. Et en plus, quelle vérité leur raconter ? Il y a tant de vérités que ce serait absurde d’essayer de toutes les expliquer, ils ne m’en laisseraient pas le temps. La question est… compliquée. Ils se fichent de moi comme d’une sarreine —m’assura-t-il.
— Il vaut toujours mieux dire la vérité —lui assurai-je—. Un bon Mahir sait reconnaître la vérité du mensonge quand il a un accusé en face de lui.
— Je n’avais jamais pensé qu’un Mahir puisse être aussi bon —se moqua Lénissu, sarcastique. Il appuya trop sur sa jambe blessée et il laissa échapper un grognement de douleur. Quand il eut récupéré un mouvement régulier, il soupira—. En plus, la vérité pourrait avoir des conséquences encore plus catastrophiques qu’un mensonge.
Je le foudroyai du regard.
— Lénissu, les secrets sont une chose et les mensonges une autre. Tu ne peux pas mentir indéfiniment. Par contre, la vérité est dure comme la pierre de Léen. C’est Sayn qui me l’a dit, un jour.
— Sayn… —répéta Lénissu, en fronçant les sourcils—. La vérité n’a pas sauvé cet homme, la corde l’a emporté avec lui au monde des esprits. Je ne fais pas beaucoup confiance aux dispensateurs de Justice.
Envahie d’une tristesse indéfinissable, j’allais dire quelque chose lorsque, soudain, je me heurtai contre Uman, qui s’était arrêté net.
— Aïe ! —me plaignis-je.
— Sortez du chemin —siffla soudain Uman—. Des gens viennent.
Je haussai un sourcil.
— Et pourquoi cela pourrait vous déranger ? Vous êtes des mercenaires légaux, non ? Vous pouvez aller où vous voulez…
Il me poussa sur le côté et je le suivis sans rouspéter, scrutant le chemin, les yeux plissés. Aussitôt, mon expression s’illumina de joie.
— Kahisso ! —exclamai-je, avec un grand sourire—. Lénissu, c’est Kahisso ! Il est rentré d’une mission assez dangereuse et, depuis, il est resté à la taverne avec Wundail et Djaïra. Kirlens a sûrement dû leur demander de me chercher.
— Kirlens ? —répéta Liin—. Ce nom me dit quelque chose.
— C’est l’aubergiste du Cerf ailé —expliquai-je rapidement. Et je voulus lever une main pour faire un signe, mais mes mains étaient toujours attachées—. Kahisso ! —criai-je, en faisant de petits sauts.
Uman me foudroya du regard.
— Que veulent ces gens ?
— Me trouver —expliquai-je simplement—. Ils ne vous feront aucun mal. Ce sont des raendays, « Honneur, Vie et Courage » —leur récitai-je, pour toute explication.
— Des raendays ! —souffla Kuayden.
— Kirlens ! —dit Liin, acquiesçant de la tête—. Maintenant, je vois qui c’est, bien sûr ! Nous avons même passé la nuit dans son auberge plus d’une fois.
Uman les regarda tour à tour, puis nous observa Lénissu et moi.
— Je n’aime pas ça —commenta-t-il, la mine sombre—. Liin, Kuayden, gardez le Sang Noir à l’œil. Je ne voudrais pas qu’on nous le vole juste avant d’arriver à Ato.
Cependant, nous regagnâmes le chemin. Le ciel avait déjà pris une couleur d’un rose matinal et le soleil répandait généreusement sa lumière blanche.
Au total, le groupe qui s’approchait de nous se composait de six personnes. C’était toute une troupe. Il y avait bien sûr Kahisso, Wundail et Djaïra, mais aussi Aryès, Déria et… J’écarquillai les yeux, stupéfaite. Galgarrios ?
Plus ils se rapprochaient, plus je me sentais ridicule, les mains liées, détenue par un groupe de mercenaires, après avoir accompli avec succès mon objectif de trouver Lénissu.
À quelques mètres, ils s’arrêtèrent tous, excepté Déria, qui se précipita sur moi, le visage illuminé de bonheur. Elle passa devant Uman sans que celui-ci ne fasse mine de l’en empêcher. À dire vrai, il avait l’air un peu perdu.
— Shaedra ! —s’écria la drayte, en atterrissant auprès de moi—. Pourquoi es-tu partie sans nous avertir ? Tu nous as fait une peur de tous les diables !
Je souris.
— Bonjour, Déria. Je regrette de ne pas avoir eu le temps de vous avertir…
— Lénissu —souffla alors Déria, en se tournant vers mon oncle, le visage épouvanté—. Tu as une mine horrible.
Appuyé sur Frundis et, bien qu’il soit à moitié inconscient, Lénissu éclata de rire.
— Je sais, Déria. J’ai eu des jours meilleurs, c’est sûr.
— Que signifie tout cela ? —vociféra Djaïra, en se détachant du reste du groupe et en s’approchant tellement d’Uman que je remarquai un léger mouvement de recul de la part du semi-elfe—. Pourquoi avez-vous attaché Shaedra ?
Déria et moi, nous restâmes bouche bée devant l’expression redoutable de la rousse. Uman, cependant, demeura inébranlable.
— Elle a voulu nous voler notre captif pendant la nuit —répondit-il tranquillement, mais avec une voix aussi ferme que celle de Djaïra—. Cet homme est un criminel.
— Relâchez-la —dit Djaïra sur un ton qui n’admettait pas de réplique—. Tout cela est ridicule. Shaedra est une élève de la Pagode Bleue. Vous allez vous attirer des ennuis si vous entrez à Ato comme ça.
Sans que je l’aie remarqué, Aryès et Galgarrios s’étaient approchés et étaient, à présent, à côté de moi.
— Bonjour, Shaedra —me dit Galgarrios, en souriant.
Aryès me regarda avec une expression comique très éloquente, l’air de me demander comment diables j’avais fait pour me retrouver les mains liées au milieu de ces mercenaires.
Galgarrios cherchait quelque chose dans son sac et il secoua la tête, les sourcils froncés.
— Tu as un couteau, Aryès ?
Aryès roula les yeux.
— Pas besoin de couteau —répliqua-t-il.
Il commença à délier le nœud et me libéra rapidement. Liin ramassa la corde et força Lénissu à s’éloigner légèrement du groupe, comme si nous voulions nous en emparer à tout moment.
Les mercenaires gardaient jalousement leur captif comme un trésor de trois mille kétales et, sincèrement, leur comportement me révulsait. Quelle personne un tant soit peu charitable pouvait se désintéresser totalement de ce qui était juste ou non et laisser exécuter un innocent en échange d’argent ?
Ils ne permirent à personne de s’approcher de Lénissu, ni même à Kahisso, qui était censé être un bon guérisseur, et, sur le chemin du retour à Ato que nous fîmes ensemble, les mercenaires n’échangèrent presque aucun mot avec les autres. Déria voulut savoir ce qui s’était passé et tous écoutèrent, sans se montrer très surpris, le récit de mon malheureux sauvetage.
Peu après nous être mis en marche, Kahisso demanda aux mercenaires s’il était normal de laisser leur précieux captif dans des conditions aussi lamentables et Uman se contenta de répondre :
— L’avantage, c’est que, de cette façon, nous savons qu’il ne peut pas s’enfuir très loin.
Et, plusieurs heures après, lorsque Lénissu commençait déjà à chanceler et que j’en étais à mon énième plan pour convaincre Uman, Kuayden et Liin qu’il ne leur convenait pas de faire souffrir Lénissu de la sorte, Aryès s’arrêta net, secouant négativement la tête.
— C’est intolérable —fit-il—. Il faut faire quelque chose. Lénissu ne peut pas continuer ainsi. Il faudrait… construire un brancard. Je ne sais pas, quelque chose, mais, moi, je ne peux plus supporter ça.
— Tu as raison —dis-je immédiatement—. Construisons un brancard. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Je ne sais comment, nous réussîmes à convaincre Uman que nous avancerions beaucoup plus vite si nous construisions un brancard pour Lénissu. Aussi, nous fîmes une pause, les raendays partagèrent leur repas avec les mercenaires et nous rentrâmes dans un petit bois récupérer des bâtons résistants pour construire un brancard. Nous voulûmes utiliser la corde qui liait les mains de Lénissu, mais Kuayden refusa de lui ôter la corde, de sorte que, face à cette opposition, Déria sortit de son sac à dos une corde de plusieurs mètres et me la tendit avec précaution.
— Ne l’abîme pas —me dit-elle sérieusement—. C’est un cadeau de Dol.
Je souris, amusée. Dolgy Vranc était convaincu qu’un bon voyageur devait toujours voyager avec quelques mètres de corde. Concrètement, pendant notre voyage à travers les prairies de Drenaü, la corde avait sauvegardé les quatre roues de la carriole… sans compter les fois où nous nous y étions attachés pour descendre la Falaise d’Acaraüs ou escalader les côtes raides du Massif des Extrades.
Nous attachâmes les bâtons, nous fabriquâmes un brancard et nous mangeâmes en moins d’une heure. Puis Wundail et moi posâmes nos capes sur la litière et Liin et Uman y allongèrent Lénissu. J’en profitai pour humecter la blessure de sa jambe et y appliquer de nouveau des feuilles d’aladène. Cependant, malgré les arguments de Kahisso, les mercenaires ne le laissèrent pas s’approcher de leur captif. Liin et Kuayden se chargèrent de porter le brancard pour continuer le voyage.
Malgré les capes, le brancard devait être extrêmement incommode. C’est pourquoi je fus étonnée de voir que Lénissu s’était endormi presque aussitôt. Si j’avais eu un tonneau à portée de la main, je n’aurais pas pu m’empêcher d’y faire mes griffes, tellement j’étais préoccupée. Normalement, Lénissu avait un teint pâle, mais jamais d’un jaune verdâtre comme à cet instant. Je laissai échapper un soupir angoissé et je massai mes tempes. Je commençai à avoir mal à la tête à force de serrer les dents.
J’avais récupéré Frundis et, à présent, le bâton était en pleine étape créative, aussi, les sons s’écoulaient, discordants ou en petites mélodies qui se répétaient constamment et n’amélioraient pas ma migraine.
À un moment, Syu, qui n’avait pas cessé de se cacher pendant le voyage, apparut derrière un arbuste et grimpa sur mon épaule avec un saut élégant de gawalt.
« J’en ai assez de marcher », expliqua-t-il, lorsque je le regardai avec curiosité.
Je roulai les yeux, mais ne dis rien.
— Shaedra ! —fit Aryès, les yeux écarquillés.
Je le regardai, alarmée.
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai réussi à entendre ce que te disait Syu. Comment est-ce possible ? Normalement, je n’entends jamais rien. La seule qui l’entendait, c’était ta sœur.
Je regardai Syu et il agita la queue, amusé.
« Parfois, je parle un peu fort », expliqua-t-il.
— Je suppose que ce n’est pas si étrange —fis-je, en m’adressant à Aryès—. Syu dit que, parfois, il ne fait pas beaucoup d’efforts pour ne parler qu’à moi. C’est curieux, il peut parler avec les autres alors que, moi, je ne peux parler qu’avec lui.
— C’est peut-être parce que, maintenant, j’ai plus d’expérience en énergie bréjique —médita Aryès.
— C’est possible.
J’entendis des murmures surpris derrière moi et je tournai la tête. Je vis que Liin, Uman et Kuayden me regardaient fixement… ou, plutôt, regardaient Syu.
— Je vous présente Syu —dis-je en souriant—, celui qui m’a apporté l’aladène cette nuit.
La moue curieuse d’Uman se transforma en une grimace de dédain.
— Un gawalt —cracha-t-il—. Les gawalts sont de petits démons. Tu ne devrais pas te promener avec l’un d’eux. Ils sont pires que les sirelokes.
Je restai bouche bée devant tant de mépris envers les singes gawalts et Syu se tendit comme si son sang bouillait de colère.
« Du calme, Syu », l’avertis-je. « Uman ne sait pas ce qu’il dit. Mais j’ai la sensation que ces trois mercenaires sont superstitieux à l’extrême. »
« Des sirelokes ! », exclama Syu, incrédule. « Comment ose-t-il m’insulter de cette façon ? »
« Bon, il t’a aussi appelé petit démon », lui dis-je, sur un ton réconfortant. « Cela veut dire que tu me ressembles, Syu, tu t’énerves et ce n’est pas bon pour toi », lui assurai-je.
Et j’adressai à Uman un sourire ironique.
— Syu est mon ami. Et son âme est cent mille fois plus noble que la tienne.
— Elle a tout à fait raison —soutint Aryès.
— Cent mille fois —répéta cérémonieusement Déria sur un ton de menace.
Je tournai le dos à Uman et j’avançai jusqu’à la hauteur de Kahisso. Syu continua à lancer des insultes et Frundis commença à gronder, furieux, je ne sais pas si par contagion ou parce que Syu l’empêchait de composer.
Au bout d’un moment, je demandai, en jetant un rapide coup d’œil derrière moi :
— Kahisso, que penses-tu de la blessure de Lénissu ? Tu crois… qu’il est très mal ?
Le semi-elfe haussa les épaules.
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas pu m’approcher de lui. Ils sont pires que des hyènes protégeant un cadavre. —Je grimaçai en entendant la comparaison. Il m’adressa alors un sourire réconfortant—. Mais on dirait qu’il n’y a pas d’infection, peut-être grâce à l’aladène que tu lui as mise.
J’acquiesçai.
— L’aladène a absorbé tout le pus. Mais il est encore très faible et la blessure n’a pas l’air de se fermer.
— À ce que j’ai vu, c’est une blessure un peu profonde. Si nous avions des bandages appropriés et si ces mercenaires n’étaient pas au milieu, je pourrais sûrement réduire la douleur… mais les blessures sont toujours des blessures. Le temps est le meilleur remède pour les soigner.
Je me mordis la lèvre, inquiète.
— Ce qui est embêtant, c’est que nous n’avons pas beaucoup de temps —marmonnai-je.
Kahisso prit une mine sombre et acquiesça.
— Je sais. J’aimerais t’aider. Mais je ne vois pas ce que je peux faire.
Je secouai la tête.
— Moi, j’ai des tas d’idées, mais aucune qui ne soit pas une folie.
Kahisso me regarda du coin de l’œil et me parla à voix basse.
— Je suppose qu’une des idées, c’est d’éloigner Lénissu des mains de ces hommes.
J’acquiesçai.
— J’y ai pensé, mais cela ne servirait à rien. Les mercenaires courraient à Ato et, dans l’état où il est, comment Lénissu pourrait-il échapper à la Garde ?
— Je doute qu’ils fassent appel à la Garde —réfléchit Kahisso après un bref silence—. Ils perdraient les trois mille kétales. On les payerait sûrement beaucoup moins. Mais, c’est vrai, c’est une très mauvaise idée. Tu sais ? Je crois que le mieux sera de l’emmener à Ato et faire toute la lumière sur cette affaire pour que la vérité éclate. Si ton oncle est innocent, ils ne peuvent pas l’inculper. Et s’il ne l’est pas, ce dont je doute bien sûr, alors, quelle sorte de gens laisserait en liberté un assassin ?
Je l’observai fixement l’air incrédule. Je fus sur le point de lui lancer : “On voit bien que tu es le fils de Kirlens”, mais je me retins. Kahisso était une bonne personne. Il ne connaissait pas Lénissu et il ne pouvait donc savoir ce qu’il disait. En plus, la logique de ses propos était imparable : aurais-je aimé sauver un criminel ? Bien sûr que non, mais Lénissu ne l’était pas, et le problème était là : tout le monde pensait le contraire et Kahisso en était arrivé à considérer la possibilité que la personne qui était à présent sur le brancard, une blessure à la jambe, était le Sang Noir. Quelle idiotie !
Après quelques minutes de silence, je secouai la tête.
— Je regrette de vous avoir causé tant d’ennuis —dis-je—. Je n’aurais jamais dû sortir d’Ato.
— Ne dis pas de bêtises —répliqua Kahisso—. Tu as probablement sauvé la vie de Lénissu, tout au moins sa jambe.
— Cela ne nous a pas du tout dérangés —assura Djaïra, qui marchait devant—. Cela faisait trop longtemps que nous étions bloqués au Cerf ailé à chercher une excuse pour partir. Cela a été un plaisir de t’aider même si nous n’avons presque rien pu faire.
Je souris, émue.
— Merci, Djaïra.
Le jour me parut interminable. Lorsque nous atteignîmes les premiers champs cultivés sur la rive Est d’Ato, les mercenaires se détendirent à vue d’œil. Lorsque le pont était déjà en vue, des silhouettes apparurent sur le chemin qui, en nous apercevant, se précipitèrent au-devant de nous.
— Qui sont-ils ? —demandèrent Djaïra et Liin en même temps.
— Suminaria —répondis-je.
— Et Nandros —ajouta Aryès.
En effet, Nandros était là, protégeant, comme toujours, la jeune Ashar et, en voyant que Suminaria s’était mise à courir, il la suivit en lui criant quelque chose pour qu’elle s’arrête, mais Suminaria ne l’écouta pas.
— Shaedra ! Aryès ! —fit-elle, en haletant—. Vous devez venir voir. Ils vont organiser une chasse contre les Chats Noirs. Et on accepte des volontaires !
Je haussai un sourcil, confuse.
— Quoi ?
— C’est une occasion magnifique ! —s’écria-telle, joyeusement—. Sans ajouter que, si l’on capture le Sang noir, ton oncle Lénissu sera déclaré innocent.
Au milieu du silence étonné qui s’ensuivit, j’entendis les paroles pensives d’Uman :
— Je n’aime pas du tout ça…
Et, alors, Kahisso sourit largement.
— Je suis partant.
Tout, dans cette expédition, provenait d’une idée de Suminaria. Avec astuce, elle avait convaincu l’oncle Garvel que les Chats Noirs entachaient la bonne réputation d’Ajensoldra, qui ne savait même pas maintenir les chemins sûrs, et, si les Ashar prenaient part au démantèlement d’une organisation de brigands aussi importante, il était clair que sa renommée monterait en flèche à Ato et dans les Hordes et même à Aefna.
Garvel Ashar n’avait pas voulu beaucoup s’impliquer dans l’affaire, au cas où l’expédition tournerait mal, mais j’étais sûre que, si cela s’avérait un succès, il ferait tout pour s’en attribuer le mérite.
La nouvelle selon laquelle on avait arrêté Lénissu alimenta les conversations. Mais ce qui était étrange, c’était que ces conversations étaient très disparates. Certains disaient que Lénissu n’était qu’un pantin des Chats Noirs, qu’il les avait trahis, mais que, de toutes façons, il ne méritait pas de compassion. D’autres disaient que Lénissu était comme un bouc émissaire pour le Mahir, pour que tous oublient les Chats Noirs une fois pour toutes. Et d’autres, bien sûr, fêtaient la capture du Sang Noir. Mais la plupart ne prêtaient pas attention à l’affaire, car ils en avaient assez d’entendre les mots « Sang Noir » et « Chats Noirs ». Que leur importait que les voyageurs du Pas de Marp et des Hordes soient attaqués ? Eux demeuraient en sécurité à Ato, protégés par les gardes, et ils ne faisaient pas de commerce avec les escrocs étrangers des Communautés d’Éshingra ou des Royaumes de la Nuit.
Lorsque nous arrivâmes à Ato, nous nous rendîmes directement au quartier général et le fait que j’escorte moi-même Lénissu jusque-là me rendit une certaine crédibilité, parce qu’au bout du compte, je respectais les lois d’Ato. Et comme tous connaissaient mon opinion sur la culpabilité de Lénissu, certaines personnes se plaignirent même au Mahir pour demander un jugement juste, convaincus que le Mahir allait commettre une erreur. Plus d’une fois, ces jours-là, j’eus la certitude que Suminaria était un peu derrière tout cela.
Le Mahir résolut que le jugement n’aurait lieu qu’après avoir enquêté sur les Chats Noirs, de sorte qu’on accéléra la planification de l’expédition qui devait obtenir des informations sur les bandits.
Lorsque je sus qui ferait partie de l’expédition, il me parut évident que tout cela n’allait pas coûter un kétale à la ville d’Ato : tous étaient des volontaires. Kahisso, Wundail et Djaïra s’étaient joints à nous, bien sûr. Et Suminaria aussi. Ceci fut l’un des points les plus problématiques pour la tiyanne, étant donné que Garvel Ashar lui avait interdit catégoriquement de partir. Mais Suminaria assurait qu’elle trouverait le moyen de contourner les obstacles : elle paraissait impatiente de sortir d’Ato et de vivre des sensations fortes. Pour ma part, j’aurais aimé me réveiller un jour et voir que Lénissu était enfin libéré et que tout retournait à la normale.
Au total, trois jours s’écoulèrent avant le « grand jour ». Uman, Liin et Kuayden, après avoir reçu les trois mille kétales, passèrent ces trois jours à boire au Cerf ailé et, bien qu’ils aient un caractère un peu rude, je finis par les trouver un peu moins antipathiques qu’avant. Peu après être arrivé à Ato, Uman demanda des nouvelles des trois mercenaires qui avaient ramené Trikos. Tout le monde savait de qui il parlait, mais personne ne sut lui répondre. Certains assuraient qu’ils étaient partis, ce qui étonna beaucoup Uman, Liin et Kuayden parce qu’ils étaient censés recevoir leur part des trois mille kétales. En apprenant leur disparition, je restai muette et pâle, une idée terrible en tête : Drakvian devait avoir récupéré sa très chère dague Ciel.
Pendant les deux jours où j’avais été absente, il s’était passé quelques nouveautés à Ato. En premier lieu, on avait envoyé Trikos à la taverne et Kirlens le gardait à l’étable, le soignant comme un enfant gâté. Taroshi le Fou était tombé d’un toit et il avait maintenant un bras en écharpe. Et Wiguy avait découvert que la robe blanche qu’elle m’avait offerte n’était pas dans ma chambre. Après maintes questions, je lui avouai que le Tonnerre l’avait emportée.
— Mais c’était une robe de Talarz ! —fit-elle, le visage déconfit.
— De quoi ?
— Talarz, le tailleur le plus connu d’Aefna ! —mâchonna-t-elle, furieuse.
— Désolée —répétai-je précipitamment—. Je voulais seulement la laver avant que tu ne voies que je l’avais salie. Mais le Tonnerre est… très puissant.
Wiguy me foudroya du regard et je fis une moue innocente.
— Lorsque tu m’as dit que tu ne voulais pas mettre la robe pour l’anniversaire de Kirlens, j’aurais dû me douter de quelque chose —soupira-t-elle—. Bah. N’en parlons plus. Mais c’est vrai que chaque fois que j’essaie de faire en sorte que tu ressembles à une jeune fille distinguée, tu fais toujours tout rater.
— Je sais —dis-je, résignée—. Je regrette, Wiguy.
Elle roula les yeux et sourit.
— Allez, oublie ça et va faire ce que tu as à faire. Je ne vais pas t’assommer pour une robe, il y a des choses plus importantes dans la vie.
Cela m’étonna qu’elle se remette si bien et si vite de cette contrariété, et je lui rendis un sourire prudent. On ne reparla plus de l’incident, mais, cependant, j’espérai que Wiguy n’aurait pas l’intention d’acheter d’autre robe de Talarz à la mode d’Aefna.
Le lendemain de mon arrivée, comme je ne pouvais pas entrer au quartier général pour parler à Lénissu, je passai la matinée avec le maître Dinyu et l’après-midi avec Kwayat. Le maître Dinyu ne nous demanda pas d’explications sur la raison de notre absence, mais il nous demanda si nous pensions participer à l’expédition, pour qu’il sache à quoi s’attendre et ne se retrouve pas sans élèves sans être averti. Moi, je lui dis que oui, bien sûr, que pouvais-je faire d’autre pour aider Lénissu ? Si je trouvais le véritable Sang Noir, tout s’arrangerait. Mais, en même temps, cela ne me plaisait pas de m’éloigner de Lénissu, car comment savoir ce qui pouvait arriver…
Quant à Kwayat, mon comportement l’irrita beaucoup. Il me dit que les histoires des saïjits ne devraient pas m’affecter autant et son affirmation ridicule m’aurait fait rire s’il ne l’avait pas prononcée avec autant de sérieux. Kwayat demeurait toujours un mystérieux personnage à Ato, mais peu de gens lui prêtaient attention. Il se trouvait toujours de temps en temps quelque personne qui m’interrogeait à son sujet, et moi, j’évitais toujours de répondre plus ou moins habilement, mais, certainement, tous ceux qui me connaissaient devaient se demander qui diables était cet inconnu. Déria et Dol étaient exaspérés parce que je ne voulais rien leur expliquer, Aryès se taisait prudemment et Kirlens semblait avoir accepté qu’il ne pouvait pas comprendre toutes mes occupations. Le groupe de raendays, cependant, était curieux par nature, et Kahisso et Djaïra avaient l’habitude de poser des questions traîtresses. Cependant, tous avaient aussi leurs propres problèmes et ils ne pouvaient pas être suspendus à mes actions, aussi, je n’avais jamais eu l’impression d’être le centre d’attention. Kwayat, cependant, se préoccupait beaucoup des rumeurs et il semblait être à l’affût de toute conversation qui ait à voir avec les démons. Et, fort heureusement, toutes ses recherches demeuraient totalement infructueuses. Mais ceci ne l’empêchait pas de garder une expression sévère et vigilante que j’avais appris à ne pas prendre très au sérieux.
Mais, lorsque je le vis, à mon retour à Ato, je sentis un frisson me parcourir. Ses yeux bleus étincelaient, irascibles. Et il me fut impossible d’apaiser sa colère, car je ne trouvai rien d’autre à lui dire si ce n’est que je regrettais de ne pas l’avoir averti. Kwayat ne supportait pas la “rébellion” de la part de ses élèves.
— Il est impossible d’enseigner à quelqu’un qui ne veut pas suivre les pas que lui montre son instructeur —dit-il, lorsqu’il se fut un peu calmé.
Je soupirai.
— Je t’assure, je regrette, mais ce que j’ai fait était nécessaire. C’est toi-même qui as dit que, pour connaître la Sréda, il fallait l’analyser individuellement.
Kwayat se tourna vers moi.
— Tu as découvert quelque chose sur la Sréda ?
J’ouvris la bouche puis la refermai, muette, et je hochai négativement la tête, gênée. Kwayat se retourna vers le Tonnerre et son silence fut plus efficace que toutes ses paroles précédentes. Je rougis en sachant que Kwayat prétendait seulement me sauver des puits des kandaks. En plus, si je me transformais en kandak, quelle crédibilité aurait-il comme instructeur ? Alors, Kwayat désigna un point, dans le ciel.
— Un orage approche —annonça-t-il.
Après l’orage, des nuages très sombres ne cessèrent de venir, certains étaient chargés de pluie, d’autres glissaient à si faible altitude qu’ils se confondaient avec le brouillard.
Le dernier jour avant de partir, je me rendis au quartier général, comme les jours précédents, pour avoir des nouvelles de Lénissu et je pensais recevoir la même réponse vague que les autres fois, lorsque le garde me répondit :
— Entre.
Aussitôt, il me vint une idée horrible. Et si Lénissu était mort ? Et si sa blessure s’était de nouveau infectée ? Et si ces maudits justiciers l’avaient pendu ? Mille images de cauchemar me vinrent à l’esprit et je clignai des paupières tandis que je suivais le garde à l’intérieur.
Le quartier général était entouré d’une muraille de pierre, mais, à l’intérieur, tous les édifices étaient en bois, sauf la prison. Je reconnus le parcours et je me rappelai que j’étais déjà venue là, après qu’ils nous avaient détenus, Galgarrios et moi, dans la maison de Daïan, en compagnie de Sayn.
Le garde me laissa entre les mains du geôlier, un homme à la tunique bleue et au pantalon d’un jaune criard qui attendit que le garde se soit éloigné pour m’adresser la parole.
— Allez, entre, je ne vais pas t’enfermer —dit-il, en souriant.
J’ouvris grand les yeux, mais j’entrai dans l’édifice, impatiente de voir Lénissu.
La prison d’Ato ne ressemblait pas à celles décrites dans les contes terribles du passé, avec des rats, des parasites et des saletés. Le couloir était propre, les portes, quoiqu’en fer, avaient été récemment repeintes en vert. Et il régnait un silence absolu.
À vrai dire, je fus surprise qu’on maintienne en si bon état une prison qui était vide la plupart du temps. C’était plus ou moins comme maintenir un temple intact au milieu des Hordes.
Le geôlier s’arrêta devant une porte qui ne se différenciait en rien des autres, si ce n’est par le numéro qu’elle portait gravé sur la partie supérieure. Il prit un trousseau de clés et ouvrit la porte en faisant grincer la clé dans la serrure.
L’intérieur était sombre. Il y avait une petite fenêtre en haut du mur, mais elle illuminait à peine, parce que le jour était si sombre que l’on aurait dit qu’il faisait nuit. Cependant, on apercevait un lit et une table de nuit et je me dis qu’au moins, ils avaient reconsidéré les choses et qu’ils ne maltraitaient pas Lénissu avant de savoir s’il était coupable ou innocent.
— Entre. Tu peux parler avec lui pendant un quart d’heure —me dit le geôlier—. Cogne de ce heurtoir à la porte quand tu voudras sortir et je viendrai.
J’entrai et il m’enferma dans la cellule. J’entendis le bruit métallique du trousseau de clés et des pas s’éloigner dans le couloir.
— Lénissu ? —fis-je, en m’approchant précipitamment du lit.
— Shaedra ? C’est toi ? —répondit-il d’une voix fatiguée.
— Oui. Comment vas-tu ? Comment te sens-tu ? —lui demandai-je, les mots se bousculant dans ma bouche, tout en m’agenouillant près du lit et en essayant de mieux voir dans l’obscurité.
Lénissu était étendu sur le lit et il avait rejeté les couvertures sur le côté. Je posai ma main sur son front et je vérifiai qu’il n’avait pas de fièvre.
— Ohoh ! —exclamai-je, soulagée—, on dirait que tu te rétablis. Comment vas-tu ? —répétai-je.
— Je suis toujours en vie —répondit-il simplement, sur un ton désinvolte.
— Oui, mais, et la jambe ? Je ne vois rien dans cette obscurité. Tu n’as pas une lampe par ici ? Je vais créer une sphère de lumière…
— Comment va Trikos ? —m’interrompit Lénissu avant que je n’aie le temps de faire quoi que ce soit.
— Oh, très bien —répondis-je, avec un léger sourire—. Kirlens le gâte comme un roi.
— Hum… Kirlens n’arrête pas de me faire des faveurs —grogna Lénissu—. Un jour, je le lui rendrai.
— Je suis sûre que, si tu décides de rester à l’auberge comme cuisinier, il serait enchanté —fis-je, en riant.
Lénissu se racla la gorge et répliqua, laconique :
— Si je survis à cela.
Je respirai profondément, sentant tout le poids de mon inquiétude s’abattre de nouveau sur moi.
— Ne dis pas de bêtises. Tu vas guérir. Et nous te sauverons. Tu peux en être certain.
Lénissu demeura silencieux un instant avant de déclarer :
— Si je savais que toi et les autres fous qui t’accompagnent vous alliez vraiment trouver les Chats Noirs, je ne te laisserais pas sortir de cette cellule. Mais comme je sais que vous n’allez pas les trouver, je préfère que tu sois loin d’Ato un moment, jusqu’à ce que tout redevienne normal. C’est tout ce que je pense, ma nièce.
Je poussai un grognement exaspéré.
— Lénissu ! Aie un peu plus confiance en moi. Moi, je t’ai toujours fait confiance. Nous reviendrons avec le Sang Noir et, toi, tu sortiras d’ici en pleine forme, prêt à cuisiner ta spécialité, la soupe aux piments.
— La soupe aux piments n’est pas ma spécialité —répliqua Lénissu—. En plus, avec les ingrédients de la Superficie, on ne peut pas faire de soupe de poireaux noirs avec des anémones blanches. Une des rares bonnes choses des Souterrains, ce sont les poireaux noirs, ils ont une saveur délicieuse.
Je roulai les yeux. Ma vue s’était habituée à l’obscurité et, maintenant, je percevais mieux le visage pensif de Lénissu.
— Les Souterrains vont finir par te manquer —me moquai-je.
— C’est bien la dernière chose qui me manquerait dans cette vie —répliqua Lénissu—. Dans les Souterrains, les gens sont méfiants, ils ont des goûts étranges et ils sont moins gais que les gens de la Superficie, sûrement parce qu’ils ne voient pas le soleil, ils ne voient que de la lumière qui ne réchauffe pas.
Je tendis la main et je lui serrai la sienne avec force.
— Ne pense pas aux Souterrains. Je te sortirai de là et tout sera comme avant, je te le promets.
— Ne fais pas de promesses hâtives —fit-il.
— Tout ce que je promets, je le fais —déclarai-je solennellement.
— C’est effrayant —répliqua Lénissu—. Allez, pars à la recherche de ce Sang Noir et prends soin de Trikos autant que tu peux, puisque je ne suis pas là pour m’en occuper.
— J’en prendrai soin —lui promis-je—. Mais, pourquoi es-tu parti d’Ato sans m’avertir ? —demandai-je subitement—. Pourquoi es-tu parti ?
Lénissu tourna son visage vers moi et il voulut se redresser, mais je l’en empêchai.
— Arrête de bouger, oncle Lénissu ! —protestai-je sur un ton catégorique.
Il se rallongea en grognant.
— Bon. Peut-être que j’aurais dû t’avertir, mais je ne voulais pas que tu essaies de me convaincre de rester, comme tu n’aurais sûrement pas manqué de le faire si tu avais su que je partais.
— Sûrement —concédai-je—. Quoique, j’aurais aussi pu t’accompagner.
— Ça, ça aurait été pire —dit aussitôt Lénissu—. Ce que j’avais à faire était tout à fait ennuyeux. La seule chose que j’ai bien faite, c’est de ramener Trikos.
— Et qu’avais-tu d’autre à faire ? —demandai-je, en croisant les bras, impatiente d’écouter sa réponse.
— J’avais… un certain nombre de choses à faire —répondit-il, hésitant, et il se racla la gorge—. Je sais que cela doit être exaspérant d’entendre ce genre de réponses, mais je ne peux pas t’en dire plus.
— Cela a un rapport avec les documents qu’on t’a volés à Dathrun ? —demandai-je, à brûle-pourpoint.
Lénissu souffla.
— C’est… une affaire très délicate que je voudrais régler le plus tôt possible. Tout s’arrange, alors, normalement, je n’aurais plus besoin d’en parler de toute ma vie, ce qui me réjouit.
— Tout s’arrange… —répétai-je, après un bref silence—, il me semble que tu as oublié que tu es en prison.
— Oh, c’est vrai —sourit Lénissu—. Quoique cette jambe me gêne plus que la prison. Au fait, sais-tu où ils ont gardé Corde ?
Je fis non de la tête.
— Uman voulait la garder pour lui, mais, apparemment, le Mahir ne l’a pas laissé faire… cependant, j’ai une idée sur l’endroit où ils peuvent la garder.
— Bouah. C’est une des choses qui me préoccupent —médita Lénissu—. Cela fait tant d’années que je porte cette épée qu’elle est devenue une compagne pour moi. Vraiment, je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils voudraient garder cette épée, c’est un danger ambulant. Tant d’efforts… pour une épée —murmura-t-il.
Je fronçai les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’on s’inquiète davantage de l’épée que du Sang Noir —me révéla-t-il, énigmatique.
Je gardai le silence, pensive.
— Tu ne m’as jamais expliqué exactement ce que faisait cette épée —fis-je.
— Mais si, je te l’ai dit. Corde est une épée invocatrice. Le problème, c’est que, si elle tombe dans les mains de quelqu’un qui ne sait pas l’utiliser, il peut arriver des catastrophes.
— Et, pourquoi tu ne l’as pas utilisée pour échapper à Uman, Liin et Kuayden, si elle est aussi efficace ?
— Parce que là, j’aurais vraiment fait une bourde. Mon intention n’était pas de tuer ces mercenaires. Mon intention était juste de m’échapper. Si j’invoque une petite horde de démons, il est certain que toute la Terre Baie se retournerait contre moi.
Je m’étais troublée en entendant ses paroles et je fus heureuse, à ce moment-là, que Lénissu ne puisse pas très bien me voir dans l’obscurité.
— Tu as dit… des démons ? —soufflai-je, en essayant de garder une voix neutre—. Corde invoque des démons, c’est cela ?
Manifestement, Lénissu était loin de savoir ce qu’était un démon. Ce qui était clair, c’est qu’il ne voulait pas me dire ce que faisait réellement cette épée.
— Ouaip. Des démons terribles —acquiesça Lénissu.
— Oui, selon les histoires, ils sont terrifiants —acquiesçai-je, en réprimant un sourire.
— Je n’aurais pas dû te le dire, maintenant tu vas faire des cauchemars, comme moi, autrefois. —Il soupira, mais il avait bien dû pourtant remarquer mon ton moqueur—. Tu comprends maintenant pourquoi je ne peux pas utiliser cette épée. Et cependant… je ne peux pas m’en séparer. Corde se trouve mieux entre mes mains qu’entre celles de n’importe qui d’autre, et elle ne devrait pas être dans celles du Mahir. —Il fit une pause et, lorsqu’il reprit, sa voix avait changé de ton et semblait très sérieuse—. Shaedra, je veux te répéter des paroles que je t’ai déjà dites, le jour où tu m’as connu, à Ato. Je ne sais pas si tu te rappelles, mais je t’avais demandé que tu te souviennes d’une chose très importante, “que le soleil meurt et renaît toujours, quoi qu’il arrive”. Ta grand-mère le disait toujours, quand nous étions petits, ta mère et moi. —Il releva légèrement la tête, fronça les sourcils et soupira—. Le geôlier revient. Je crois que tu devrais cogner le heurtoir.
Je clignai des yeux, étourdie. Je ne savais pas quoi lui dire, mais je ne voulais pas non plus sortir de la cellule.
— Lénissu, si tu veux, je peux rester avec toi…
— Comment ? Ici, en prison ? Impossible. Non, va chercher le Sang Noir et si tu le trouves, ramène-le ici le plus vite possible, chère nièce. C’est ce que tu peux faire de mieux.
Les pas du geôlier se rapprochaient de la porte et la nervosité commençait réellement à s’emparer de moi.
— Qui était cet ami Chat Noir qui t’accompagnait ? —demandai-je.
— Des Chats Noirs et des Sangs Noirs —soupira Lénissu—. Que de fanfaronnades !
— On dirait que tu ne crois pas à l’existence d’un quelconque Sang Noir —observai-je—. Pourquoi sembles-tu si sûr ?
Lénissu se redressa et la lumière pâle se refléta dans ses yeux violets tandis qu’il approchait son visage du mien.
— Je sais bien qu’il ne peut exister deux Sangs Noirs —murmura-t-il. Et il sourit alors que je le regardais, avec l’impression d’avoir fait une chute de dix mètres.
— Quoi ? —articulai-je, incrédule et horrifiée.
Lénissu fit un geste vague de la main.
— Et je t’assure que les criminels des Hordes n’ont rien à voir avec le Sang Noir —ajouta-t-il, si bas que je distinguais tout juste ce qu’il disait.
À ce moment, une clé s’introduisit dans la serrure et la porte s’ouvrit, laissant entrer la lumière grisâtre du jour. Le geôlier fit un signe de la tête.
— Jeune fille, dehors, les quinze minutes sont passées. Je regrette, mais les règles sont les règles —ajouta-t-il, en voyant mon désarroi.
— Allez, ma nièce, ne me déçois pas —fit Lénissu, en se rallongeant sur le lit avec un soupir fatigué—. Va et ramène ce maudit Sang Noir —dit-il avec une tranquillité stupéfiante.
Prise d’un subit élan, je me précipitai vers lui et je l’étreignis.
— Lénissu !
Mon oncle me donna quelques petites tapes sur l’épaule, comme si c’était moi qui avais besoin d’être consolée.
— Allons, allons —me dit-il—. Va avec le sieur geôlier et laisse-moi reposer ma jambe un moment, d’accord ?
J’acquiesçai, les larmes aux yeux. Je sortis de la cellule et je parcourus le couloir en me séchant les yeux. Le geôlier semblait aussi un peu ému.
Nous nous réunîmes tous, le matin suivant, devant le nouveau pont d’Ato. Les tours n’étaient pas encore terminées et, dans l’obscurité bleuissante du matin, elles ressemblaient à des ruines couvertes de lierre ou de monstres informes.
Les gens d’Ato dormaient encore. Seuls étaient descendus nous dire adieux Kirlens, Taroshi, et un jeune cékal qui, apparemment, voulait prendre note de tout, comme le Mahir devait le lui avoir ordonné.
Notre groupe était tout à fait inhabituel. D’abord, se trouvaient ceux qui étaient de vrais aventuriers, Kahisso, Djaïra et Wundail, à qui s’était étonnamment jointe Sarpi.
En fait, je fus très surprise de voir le maître Aynorin et Sarpi descendre par le Couloir et, encore plus, lorsque je vis que Sarpi portait un sac de voyage. Le maître Aynorin s’approcha de nous tandis que Sarpi allait parler avec Kahisso.
— Aryès, Shaedra —prononça-t-il—. Je compte sur vous pour prendre soin de ma femme comme si c’était votre propre mère, hein ?
Nous acquiesçâmes, étonnés de voir qu’effectivement le maître Aynorin n’était pas enthousiasmé de savoir que Sarpi avait décidé de nous accompagner.
— Et prenez soin de vous aussi —ajouta-t-il.
— Oui, maître Aynorin —répondîmes-nous, tous deux, en même temps.
Puis ce fut le tour de Déria et Dol d’arriver et, en les apercevant, Aryès leva un sourcil, surpris.
— Je croyais que tu en avais assez de voyager —dit-il au semi-orc.
Le semi-orc grogna.
— Si je ne vous accompagnais pas, Lénissu me brûlerait vif. En plus, j’ai certains intérêts dans cette affaire —ajouta-t-il mystérieusement.
Soudain, apparut un flux de personnes. Nart, Mullpir et Sayos arrivèrent ensemble, par le chemin de la rive du Tonnerre et, par le Couloir, apparurent Yori, Avend et Ozwil. Je ne sais quel groupe m’étonna le plus en le voyant se présenter près du pont. Peut-être celui de Nart, Mullpir et Sayos, parce qu’après tout, Nart était le fils d’un orilh, Mullpir, celui du Prêtre et Sayos avait toujours été très flegmatique pour entreprendre une quelconque aventure. Qui aurait pu imaginer que ces trois amis aient décidé de se mêler d’une histoire aussi peu intéressante que celle de partir à la recherche d’un Sang Noir au milieu des Hordes ?
Quant aux trois autres, je me demandai ce qui avait bien pu les pousser à se rendre sur le pont ce matin-là. Ils s’approchèrent d’Aryès et de moi, comme s’ils n’osaient pas parler aux autres.
— Bonjour —fit Yori de sa grosse voix, en montrant ses dents pointues de mirol comme pour dissimuler sa nervosité—. Nous aussi, nous allons avec vous.
— Oui —affirma Ozwil.
— Nous sommes tous là ? —demanda Avend, en regardant l’expédition, l’air étonné.
— Je crois que oui —répondit Nart, en se tournant vers nous—. Alors comme ça, vous voulez perdre vos têtes, jeunes kals ?
— Peuh ! —répliqua Yori—. Tu ne sais pas à qui tu parles. Même si je suis kal, je suis aussi un très bon celmiste. Et j’ai presque quinze ans, à cet âge, Paylarrion de Caorte avait déjà tué un ours sanfurient.
— C’est ce que disent les légendes —intervint tranquillement le maître Aynorin, en s’écartant de Sarpi et en se rapprochant de nous—. Et elles disent aussi qu’à deux ans, il avait mangé vivant un scorpion rouge et qu’il est mort et ressuscité trois fois.
Yori rougit alors que les autres nous riions, amusés. Cependant, l’ambiance se tendit de nouveau aussitôt. Le départ était imminent et je n’arrivais pas encore à croire que nous partions réellement à la recherche de ces Chats Noirs assassins. Il était difficile de croire que, peut-être, dans dix jours, nous serions en train de fuir en courant, poursuivis par des Chats Noirs sauvages… C’était une pensée inquiétante.
Nous ne nous attardâmes pas et, lorsque nous déterminâmes que nous étions tous là, nous sortîmes d’Ato, après avoir fait nos adieux au maître Aynorin. Ce dernier essaya de retenir Yori, Avend et Ozwil, mais tous trois étaient bien décidés à partir. Après tout, quand un snori devenait kal, il acquérait la totale responsabilité de tout ce qu’il entreprenait et, même si Aynorin souhaitait les faire changer d’avis, il ne pouvait pas faire grand-chose.
Pour ma part, j’ignorais pourquoi ils avaient tellement envie de se fourrer dans la gueule du loup, mais, sur le moment, je me sentis plus tranquille de savoir que nous n’étions pas que quatre pauvres diables. En fait, nous étions dix, plus deux Sentinelles, Sarpi et Dun, un jeune humain qui avait l’air très perspicace et vigilant, mais qui ne parla que très peu avant de partir.
Tout d’abord, nous commençâmes la marche en silence. Le ciel était encore sombre quoique bleuté et il soufflait un vent d’automne qui emportait petit à petit les feuilles des arbres. Frundis imitait le son du vent et semblait à moitié endormi. Syu était assis sur mon épaule et me faisait des tresses, distrait.
Au bout d’un moment, cependant, le silence devint trop inquiétant et Déria le rompit, en murmurant :
— Dol, tu crois que nous avons emporté assez à manger ?
J’aperçus le sourire du semi-orc lorsqu’il répondit :
— Tu ne vois pas comment on est tous chargés ?
En effet, nous portions tous des sacs à dos bien remplis.
Nous marchions depuis une demi-heure à peine, lorsque, soudain, deux silhouettes apparurent sur le chemin. La première était grande et mince et la deuxième, plus petite et blonde. Je demeurai stupéfaite en les voyant.
— Suminaria ! —s’écria Sarpi, en fronçant les sourcils, l’air contrariée—. Ils t’avaient dit que tu ne pouvais pas venir. Nandros, comment l’as-tu laissée partir ?
Suminaria souriait largement. Je crois que je ne l’avais jamais vue aussi heureuse. Nandros, par contre, ne semblait pas être de très bonne humeur, mais, en entendant la question de Sarpi, il se contenta de hausser les épaules, sans répondre. Sarpi souffla.
— Tu ne peux pas venir avec nous —affirma-t-elle catégoriquement.
Suminaria fit de gros yeux, offensée.
— Bien sûr que je peux. C’est moi qui ai organisé tout cela. J’ai tout le droit du monde de vous accompagner. En plus, il y a d’autres kals parmi vous. Tu ne peux pas t’y opposer, Sarpi.
Elle parlait sur un ton autoritaire qui me rappela un peu le ton du Mahir ou celui de Garvel Ashar.
— Il ne s’agit pas de savoir si tu es une fillette incompétente ou une aventurière expérimentée, le problème, c’est qu’il t’est interdit de sortir d’Ato.
— Et pourquoi, si l’on peut savoir ? —répliqua la jeune tiyanne, en la foudroyant du regard et en tremblant de rage—. Parce que je suis une Ashar, hein ? Parce que j’ai un oncle cerbère qui me défend de faire quoi que ce soit à part étudier et dîner avec ses maudits « contacts » ? Pouah !
Elle croisa les bras et Sarpi allait répondre sèchement lorsque Djaïra intervint d’une voix puissante.
— Par les barbes de Karihesat ! —dit-elle—. Laisse-la nous accompagner, Sentinelle. Cette jeune fille a besoin de voir rouler quelques têtes avant de se rendre compte que sa petite Ato vaut mieux que le monde sauvage.
Sarpi et Suminaria la dévisagèrent, interloquées. Sarpi fit non de la tête.
— Si je la laisse venir avec nous, je ne respecterais pas les lois d’Ato.
— Les lois d’Ato ? —répéta Dolgy Vranc, laissant échapper un bref éclat de rire—. Ou plutôt les ordres de Garvel Ashar ? En plus, selon les ordres du Mahir, tu devrais être en marche au lieu d’être en train de causer en plein chemin.
Sarpi parut sur le point de sourire, mais, alors, elle prit un air décidé.
— Je ne bougerai pas d’ici tant que Nandros n’aura pas juré sur sa vie qu’il protégera Suminaria et qu’il fera tout son possible pour qu’elle revienne saine et sauve à Ato.
Nous nous tournâmes tous vers Nandros et il roula les yeux.
— Ce serment est inutile, cela fait de nombreuses années que j’ai juré de défendre la famille Ashar même au prix de ma vie. Et il y a un an, j’ai juré de protéger… Suminaria —dit-il, en se tournant vers la jeune kal. Comme Sarpi acquiesçait de la tête, Nandros ajouta— : Mais j’ai juré aussi d’obéir à la famille Ashar et Suminaria est une Ashar. Je ne peux donc agir contre sa volonté —fit-il, avec un mouvement sec de la tête.
Sarpi souffla de nouveau.
— Tu es un adulte, Nandros ! Tu ne peux pas obéir aux ordres d’une fillette.
Nandros croisa les bras et, sans répondre, il soutint son regard, l’air entêté. Sarpi laissa échapper un son plaintif.
— Bon. Moi, je m’en lave les mains. Si le propre protecteur est contre moi, il n’y a plus rien à ajouter, continuons. Mais n’espère pas que nous fassions demi-tour pour toi, Suminaria. Si tu viens avec nous, tu ne recevras aucun traitement spécial…
— Fort bien —l’interrompit brusquement Suminaria—. Oublie que je suis une Ashar si cela te gêne tant.
Toutes deux se foudroyèrent du regard et Dun se racla la gorge.
— Nous continuons ? —suggéra-t-il.
Les autres, nous acquiesçâmes et Sarpi et Suminaria durent laisser les regards assassins pour plus tard. Sarpi se plaça en tête, avec Dun, et Suminaria se réunit avec nous. Nous l’accueillîmes avec joie.
— Après m’être donné tant de peine pour préparer tout ça, je n’allais pas perdre la partie la plus amusante —raisonna-t-elle au bout d’un moment.
Nous nous esclaffâmes, mais, ensuite, je secouai la tête.
— Amusant, cela ne l’est pas beaucoup pour Lénissu —dis-je.
Suminaria grimaça, honteuse.
— C’est vrai —concéda-t-elle—. Mais ça le sera quand tout le monde saura qu’il est innocent, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai, pensive.
— Oui —dis-je.
Mais, au plus profond de moi, je me posai une question très inquiétante. Lénissu avait avoué, plus ou moins, qu’il était le Sang Noir, alors, qui cherchions-nous ? Qui étaient vraiment ces bandits de grands chemins qui attaquaient, tuaient et volaient les voyageurs depuis plus de dix ans ?
Je croisai le regard d’Aryès et je vis parfaitement qu’il soupçonnait que j’en savais davantage sur le sujet. Mais, cette fois, je ne pouvais rien lui dire, pas avant d’avoir prouvé que Lénissu n’avait rien fait de mal.
« Shaedra », dit alors Syu, en fronçant les sourcils. « Tu as dit, il y a quelque temps, que dans les Hordes il y avait aussi des gawalts, non ? »
« Tout à fait », acquiesçai-je, surprise qu’il me parle de ça. « Je me rappelle que, lorsque j’étais petite et que je vivais dans le village des humains, les singes gawalts venaient jusqu’à la lisière de la forêt et ils nous observaient comme des créatures étranges, comme s’ils étudiaient notre comportement. »
Le singe sourit, amusé.
« Les saïjits sont maladroits, mais ils ont beaucoup de choses que l’on peut étudier. » Il fit une pause et, au bout d’un moment, il ajouta : « J’aimerais rencontrer un singe gawalt. Ne le prends pas mal. Toi aussi, tu es une gawalt, mais ce n’est pas la même chose. Je suis curieux de connaître un de ceux qui vivent dans ces montagnes. »
Je souris et j’acquiesçai.
« Bien sûr. »
Mais je me demandai, alors, si Syu ne désirait pas retourner avec ceux de son espèce. Et, bien que ceci me brise le cœur, je ne pouvais nier que c’était ce qu’aurait fait n’importe quel singe gawalt… Malgré tout, dans un recoin caché de mon esprit, j’abritai l’espoir que Syu ne m’abandonnerait pas.
À ce moment, une musique de guitare s’éleva et, sans m’en rendre compte, je me mis à siffler la mélodie que Frundis s’était mise à jouer. Lorsque les autres se tournèrent vers moi, étonnés, je me tus et, quand je vis que Déria s’apprêtait à révéler la vérité sur le bâton, je fis sur un ton de défi :
— Ben, quoi ? Je chante toujours quand je marche.
Déria haussa un sourcil, se demandant sûrement pourquoi je ne voulais pas que tout le monde connaisse Frundis. Mais c’est que je n’avais pas envie, à cet instant, de devoir répondre à des questions. La drayte haussa les épaules et sourit largement.
— C’est une merveilleuse idée —approuva-t-elle.
Et elle entonna une très vieille chanson de Tauruith-jur. Frundis et moi, nous l’accompagnâmes, tandis que Dol souriait et Kahisso, Djaïra et Wundail nous regardaient, surpris d’entendre des vers qui leur étaient inconnus.
Quant à Dun et Nandros, le premier ouvrait la marche et le second la fermait. Tous deux gardaient un silence imperturbable, peut-être déjà à l’affût de quelque embuscade, de quelque attaque de monstres ou de bandits. Et, par Ruyalé, ils n’avaient pas tort.
Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.
Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.
Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.
Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :
Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)
Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.
Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.
Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.